Cet article a été publié dans la revue Film Quarterly (États-Unis), posté sur le site filmquaterly.org le 2 février 2023. La traduction restitue le ton familier de l’original (David Buxton).
En 2015, Chris « Star Lord » Pratt a été invité au talk-show Conan, où il a exposé sa philosophie nihiliste du jeu devant l’écran vert :
« Le visage que vous faites … est comme si vous ne feriez rien. Si on coupe à un gâteau d’anniversaire, l’audience devrait penser « il a envie de manger un gâteau d’anniversaire ». Mais si on coupe à un dinosaure de vingt mètres qui vous poursuit, c’est « je parie qu’il a peur en ce moment ». La musique aide, ainsi que le montage et tous ces trucs … »
Bref, Pratt offre une formulation kuleshovienne de la manière de jouer dans les films Marvel, ce qui a fait de lui une star. L’absence d’expression (blankness) de Pratt n’est guère une critique avant-gardiste de la torpeur (numbness) de la vie moderne, bien qu’elle en soit probablement un symptôme. Tout simplement, Pratt reste à l’écart, laissant la vedette aux éblouissantes images de synthèse. (Les super-vilains, par contraste, doivent cabotiner, en attendant que l’équipe responsable des effets numériques transforme leurs bras en forme de branches en paratonnerres fabuleux) (1).
Ce n’est pas donné à tous les acteurs. Cette école « présentationnelle » de la performance, suppléée par les effets ajoutés après coup, fait trébucher les acteurs habitués à s’appuyer sur la mémoire émotionnelle d’un personnage, ou à établir ses motivations. D’après leurs propres dires, les comédiens Jake Gyllenhaal et Riz Ahmed étaient à la peine lors des tournages de Spiderman : No Way Home (2021) et de Venom (2018) respectivement. Comme Ahmed l’a expliqué à Variety : « Je n’avais pas encore appris comment me présenter dans ce genre de décor, qui demande de l’endurance physique et d’une maîtrise de la technique. C’est une forme de savoir-faire que d’être capable d’y gommer son art » (2).
Studio autrefois indépendant, abrité sous le parapluie Disney-Lucas-ABC depuis 2009, Marvel a créé son propre univers ; bien que ce ne soit pas le destin cosmique du cinéma, il s’en approche néanmoins de façon effrayante. Pour porter le fardeau de la narration, on rassemble une collection bigarrée de bellâtres musclés (beefcakes), de bombasses (hotties) et … de vrais comédiens chevronnés. Dans un passé récent, ces derniers auraient probablement refusé de jouer dans un film de super-héros. Maintenant s’y trouvent Benedict Cumberbatch (Sherlock), Tilda Swinton, Ethan Hawke, même Julia Louis-Dreyfus (Seinfeld), et la liste continue … Marvel gagne en respectabilité en embauchant les comédiens hollywoodiens les plus recherchés, alors que ceux-ci gagnent de l’argent, des spectateurs, puis encore plus d’argent. Le contractuel idéal est remplaçable, aussi souple qu’un vide.
Mettant de côté les communiqués de presse effusifs provenant du studio ou des comédiens, et ignorant des divulgations provenant des coulisses, le public peut conjecturer ce que Marvel pense réellement des acteurs en examinant les histoires qu’ils racontent. Remplir sa carte de danse avec les stars hollywoodiennes qui font le buzz ne veut pas dire qu’on apprécie la complexité de leur jeu. En fait, de façon surprenante, le directeur du studio Marvel, Kevin Feige, a beaucoup en commun avec des réalisateurs comme Alfred Hitchcock et Robert Bresson qui ont référé aux acteurs comme « du bétail » ou « de la matière brute » respectivement. Mais la différence entre la vision d’un Auteur et le « maître plan » d’un studio (3) ne se réduit pas à la distance entre le grand art et le divertissement au goût moyen (middlebrow), c’est une question de portée et d’échelle. Est-ce que l’acteur y est un accessoire ou un morceau du puzzle ? Comment intégrer tout cela dans son métier ?
L’attitude de Marvel envers le talent artistique sans intériorité se résume dans le personnage de Trevor Slattery (joué par Ben Kingsley (Gandhi)). Introduit dans Iron Man 3 (2013), Slattery est un mauvais acteur dans les deux sens du mot. Quand on le rencontre, il joue le Mandarin, un terroriste arabe qui incarne tous les stéréotypes orientalistes : impénétrable, stylé, glacial. Mais Slattery est une façade, un bon à rien corrompu motivé par la dope et par les filles, totalement indifférent à l’ordre mondial et à l’avenir de l’espèce humaine. Pire, il est vraiment acteur. Slattery revient pour les moments de détente (et pour assurer la continuité de la franchise) dans Shang-Chi and the Legend of the Ten Rings (2021), où il est choqué de découvrir que d’autres voient son animal de compagnie, un poulet-cochon nommé Morris. « On peut te voir, t’es réel. Tout ce temps, je croyais que j’hallucinais ! », pavoise-t-il, traduction oblique du jeu d’acteur dans l’ère des images de synthèse. Dans la courte vidéo All Hail the King (2014), sortie en bonus Blu-Ray comme histoire d’origine, le thème de l’intrigue est l’incapacité de Slattery à saisir « le tableau entier ». Cabotin pompeux, récitant prétentieusement ses lignes fadaises en ignorant le sens, il est, et ne l’est pas un représentant de la Méthode, cherche et ne cherche pas l’attention. Il parle de son passage dans une sitcom qui fait un four, car « trop sophistiquée » (où il joue un ancien agent du KGB dont le partenaire est un singe qui boit de la vodka).
Mais quand Slattery dit « un acteur qui prétend avoir fait des recherches pour son rôle veut dire qu’il a allumé son ordi, googlé son propre nom, et s’est branlé vite fait », que dit Marvel sur la capacité de l’acteur à jouer de façon éthique, et sur les responsabilités de Marvel en la matière ? Dans la conclusion de la vidéo, une séquence de combat, Slattery ne semble pas se rendre compte que le genre du film a changé, d’un pseudo documentaire vaniteux à un produit dérivé lié à une franchise. En plan rapproché moyen, avec un flingue pressé contre sa tête, il avoue en riant : « non, désolé, je n’ai toujours pas compris ». S’ensuit un zoom comique sur son expression ahurie. L’universitaire Mary Ann Doane a écrit comment le zoom « combine … et fabrique de l’échelle … d’une manière flagrante et sans honte » (4) ; ce faisant, le zoom aplatit la profondeur, et éradique la largeur, ne laissant plus d’espace pour un jeu d’ensemble. De même que Slattery est inconscient de ses méfaits, l’acteur est inconscient de l’échelle de la scène, du film et de la franchise. « De quoi parlent les acteurs, semblent demander la vidéo, et pourquoi les laisse-t-on parler autant ?
Pourtant, les méditations de Marvel sur l’acteur se sont déplacées entre-temps vers le style jeu de rôle dans WandaVision (2019), et encore dans la série courte sur la plateforme Disney+, She-Hulk : Attorney at Law (2022). Jennifer Walters (jouée par Tatiana Maslany) est de bien des façons l’anti-Slattery : alors que lui est dépourvu de moralité, elle a des principes, et alors que lui est répugnant, elle est attachante. Mais ses adresses directes à la caméra, et son rôle d’avocate tirée du métavers d’une série des années 1980 la caractérisent comme une sorte d’actrice ; Maslany – comme Walters, comme She-Hulk, qu’importe – livre même une impression des performances raides des super-héroïnes d’autrefois. « Ne me mettez pas en colère. Vous n’avez pas intérêt à me mettre en colère », dit-elle avec toute l’émotion de Chris Pratt parlant à un extraterrestre devant un écran vert. Comme le suggère la série, toutes les femmes sont des she-hulks, bouillantes de rage, mais certaines sont de meilleures actrices que d’autres.
C’est aussi dans la finale « hyper-, méta- » de la saison que Marvel affronte sa relation délicate à son service dédié aux fans, son désir de satisfaire sa démographique la plus fervente sans trahir les grandes phases planifiées des années à l’avance. À ce moment de la série, Jennifer/She-Hulk en a assez. Humiliée par une bande de trolls, célibataires involontaires (incels), qui la poussent à révéler qu’elle est la She-Hulk, elle perd tout : son travail, sa dignité, même ses pouvoirs. « Ce n’est même pas l’histoire d’une super-héroïne réticente, je me fais juste baiser. C’est ça que vous voulez, les mecs ? », demande-t-elle.
En réponse à son traitement sauvage dans le récit, Jennifer/She-Hulk sort de l’interface Disney+, lui-même peuplé d’acteurs reconnaissables, et de sa propre série. Elle traverse en trombe la writers’ room, et le lot du studio avant d’affronter le président de Marvel Kevin Feige, qui est en fait un robot nomme K.E.V.I.N. Walters lui dit que son histoire ne peut se résoudre avec pareil largage au troisième acte, et avec une séquence de bagarre ; son arc à elle, c’est d’accepter la She-Hulk au sein d’elle. « Voilà ma mise », déclare-t-elle à K.E.V.I.N. Mais est-ce Walters qui parle ? Ou She-Hulk ? Ou encore Maslany ? K.E.V.I.N. répond qu’il laisse le contrôle de qualité « à Internet », et que si les réseaux sociaux nous ont appris quelque chose sur la culture, c’est que les gens adorent de bons acteurs autant qu’ils détestent des films et des séries médiocres.
Alors que Trevor Slattery représente la tentative de Marvel de défaire avec humour le culte de l’acteur en Falstaff, Jennifer Walters redonne du respect au performateur avec un clin d’œil. She-Hulk (la série) traite l’acteur comme un cadeau décalé au contingent des fans en ligne. Pourtant, même les fans savent qu’il faut se méfier des fans, ce qui est en quelque sorte la morale d’une série où les vilains ultimes sont des haters masculins qui sévissent sur les réseaux sociaux. Aucune nana intelligente et bien parlante, aucun studio, ne reculerait un instant devant ces mêmes réseaux qui ont donné naissance à la manosphère, et aux influenceurs néo-fascistes divers. Dans ce cas, pourquoi ne pas remettre le pouvoir d’où il est venu ? Marvel reconnaît le spectateur, anticipe la critique, critique la critique, se moque de la critique, nous laisse entrer, nous montre la porte, et fait dérouler le générique plein d’œufs en chocolat. C’est mignon, brillant et épuisant comme un diner en tête en tête avec Tony Stark.
Walters termine la série sur ses propres termes, hautement conditionnels. On l’avertit aussitôt : « Vous ne pourrez plus avoir accès à K.E.V.I.N. L’erreur sur notre plateforme a été réparée. » Tout indique que l’art imitera la vie. Pour l’instant, Disney n’a pas renouvelé She-Hulk pour une nouvelle saison.
Les acteurs vivent dans leurs propres mondes. Mais quels sont les alternatifs sinon des acteurs aux visages de pierre et des audiences faisant confiance aux gestionnaires-robots ? On zoome très près et l’échelle disparaît. Tout espace que nous pourrions habiter, que ce soit esthétique, politique ou autre, se dissout en poussière avec un claquement des doigts bijoutés de Disney.
Notes
1.https://www.vanityfair.com/hollywood/2017/11/thor-ragnarok-hela-cate-blanchett-design
2.https://www.hollywoodreporter.com/movies/movie-news/jake-gyllenhaal-tom-holland-spider-man-far-from-home-anxiety-1235027164/ Dans l’original, Ahmed dit « eke out » (faire durer une petite quantité de quelque chose), qui n’est vraisemblablement pas le mot juste d’après le contexte ; je l’ai traduit par « gommer » (DB).
3.https://www.esquiremag.ph/culture/movies-and-tv/kevin-feige-mcu-phase-four-five-a00304-20220621
4.https://www.dukeupress.edu/bigger-than-life
Voir dans la Web-revue sur Marvel et sur les films de super-héros :
1.https://industrie-culturelle.fr/industrie-culturelle/methode-marvel-raisons-succes-liam-burke/
2.https://industrie-culturelle.fr/industrie-culturelle/films-superheros-personne-sexcite-r-s-benedict/
4.https://industrie-culturelle.fr/industrie-culturelle/films-super-heros-jason-read/
Annie Berke est directrice de la rubrique cinéma à la Los Angeles Review of Books, et chercheuse indépendante. Elle est l’autrice de Their Own Best Creations : Women Writers of Postwar Television (University of California Press, 2022), ainsi que de nombreux articles et critiques dans divers journaux et magazines.
BERKE Annie, «Marvel déteste les acteurs – Annie BERKE», Articles [En ligne], Web-revue des industries culturelles et numériques, 2023, mis en ligne le 1er mars 2023. URL : https://industrie-culturelle.fr/industrie-culturelle/marvel-deteste-les-acteurs-annie-berke/