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Le déclin des musiciens de studio (#65, juin 2018)
En France comme aux États-Unis et en Grande-Bretagne, les années 1960-1970 étaient l’âge d’or des musiciens de studio. À l’époque des vinyles de 45 tours, on gravait deux ou trois titres par session de trois heures. Dominique Blanc-Francard, ingénieur du son depuis cinquante ans résume : « Tous les disques qu’on a aimés ont été faits par des musiciens de très bon niveau, pour qui le studio n’était qu’un gagne pain pour aller jouer le soir du jazz dans les clubs. » Le « requin » de studio devait apprendre rapidement et jouer à la perfection, quel que soit le genre musical. Outre la maîtrise totale de son instrument, il devait être discipliné, savoir déchiffrer une partition, savoir jouer sous contraintes au casque, réagir aux demandes de l’artiste, et avoir une large culture musicale. Il troquait la sécurité financière, et la possibilité de dormir chez soi pour une carrière faite dans l’ombre, son talent mis au service des autres. Certains ont réussi une carrière sous les projecteurs par la suite, apportant une nouvelle technicité à la musique rock : par exemple, le guitariste Jimmy Page et le multi-instrumentiste John-Paul Jones (Led Zeppelin) en Grande-Bretagne ; les bassistes du groupe Magma, Jannick Top et Bernard Paganotti, en France.
Les synthétiseurs et les boîtes à rythmes ont fait irruption dans les années 1980 au grand dam des instrumentistes. Depuis, tout a été miniaturisé et les logiciels Pro Tools ou Logic peuvent suffire à produire un album. Les sons des claviers, des percussions, et des guitares sont désormais reproductibles sur ordinateur. Seules les batteries traditionnelles, les cuivres et les cordes nécessitent encore des prises de studio. Jean-Christophe Le Guennan, qui dirige les célèbres studio Ferber depuis 1985, affirme : « De trois ou quatre semaines pour enregistrer un album, on est passé à une semaine ou dix jours. Là où le disque représentait 80 % du chiffre d’affaires de Ferber, il n’en pèse plus que 45 %. » Sylvain Taillet, directeur artistique chez Barclay, dit « Il y a quinze ans, l’artiste signait en major pour bénéficier d’une équipe de musiciens. Aujourd’hui, il demande un réalisateur-arrangeur qui va faire chez lui 60 % du travail de préproduction. » Cela est vrai pour le pop et le rock ; pour le rap (ou « musique urbaine »), qui domine le marché aujourd’hui, on peut se passer du studio d’enregistrement, qui est remplacé par le home studio. Le haut niveau de jeu d’un musicien en prise directe devient moins important quand on peut faire des corrections numériques a posteriori pour une musique plus assemblée que jouée.
Pour survivre, les musiciens de studio ont appris à courir le cachet en concert, avec les artistes pour lesquels ils enregistrent. L’ancienne démarcation entre musiciens de studio et de scène s’est estompée en même temps que le disque a perdu son éclat. Les musiciens ont appris à conjuguer plannings de studio et tournées, tout en réservant une place pour leurs propres projets. C’est lorsque ces derniers manquent de visibilité que les musiciens viennent frapper à la porte des studios…
Source : « Grandeur et décadence des musiciens de studio » (Olivier Pellerin), Libération, 21-22 avril 2018, p. 34-35.
Sur l’industrialisation de la musique pop, voir Actualités #47, novembre 2016.
La nouvelle application de Spotify occulte les artistes et les titres (#63, avril 2018)
La plate-forme de streaming suédoise vient de lancer une application, baptisée « Stations », dédiée à la « lecture rapide » via des playlists déjà créées ou enregistrées. Plutôt que de mettre en avant les artistes et leurs titres, « Stations » va promouvoir d’abord des ensembles de titres agrégés et séquencés, à la manière des compilations musicales d’autan (genre « les années disco »). L’application proposera des sélections du type : « mes favoris », « jazz », « sports », « découvertes de la semaine », « concentration maximale » ou encore « apéro ». La zique au kilomètre.
Gratuite et financée par la publicité, l’application n’est pour l’instant disponible qu’en Australie, dans une version « test », pour ne pas brusquer maisons de disques et artistes. Généralisée, elle pourrait rendre obsolète l’album, qui reste encore le modèle de référence pour l’artiste confirmé. En effet, Spotify cherche à répondre aux nouvelles habitudes de ses utilisateurs. Selon des données publiées par la société d’études Nielsen aux États-Unis, 74 % des clients des plates-formes de streaming écoutent d’abord des playlists. Chez Spotify, on en compte 2 milliards (playlists éditorialisées et celles créées par les utilisateurs), qui représentent 50 % des écoutes. Il s’agit de permettre à l’utilisateur de se retrouver dans un catalogue de près de 40 millions de chansons.
Avec ce modèle basé sur l’écoute en continu, Spotify se rapproche de Pandora, une radio de playlists en ligne, qui vient d’arrêter ses activités, justement, en Australie. Face au cumul des pertes et à la forte concurrence de Spotify aux États-Unis, Pandora a annoncé un plan d’économie de 45 millions de dollars, et la suppression de 5% de ses effectifs (après la suppression de 7 % en janvier 2017). Au cours des neuf premiers mois de 2017, le service a perdu 473,6 millions de dollars. Depuis un an, l’action a perdu les deux tiers de sa valeur en Bourse ; depuis 2014, la valorisation boursière de Pandora a été divisée par sept.
Quand Pandora a décidé d’introduire un service payant à 10 dollars par mois en mars 2017, il était déjà en retard par rapport à Spotify et à Apple Music. Si Pandora affiche 80 millions d’utilisateurs gratuits aux États-Unis, et 5 millions d’abonnés payants, Spotify se targue d’avoir 70 millions d’utilisateurs payants, et Apple Music, 30 millions. Amazon (qui s’apprête à entrer sur le marché) et Apple disposent des ressources nécessaires pour exploiter le fort potentiel du streaming (le marché publicitaire de la radio s’élève à 18 milliards de dollars), en acceptant d’opérer pendant des années à perte. Le modèle économique des plates-formes de streaming se cherche encore.
Sources : « Pandora taille encore dans ses effectifs » (Jean-Phillippe Louis), Les Échos, 1 févr. 2018 ; « Spotify lance une application dédiée aux playlists » (Jean-Philippe Louis), Les Échos, 31 janv. 2018 ; https://musicindustryblog.wordpress.com/tag/apple-music/
Les enfants du rock ne sont pas encore adeptes du streaming (#61, février 2018)
[Suite des Actualités #60]. Malgré ses 110 millions de disques et cassettes vendus, une star d’envergure comme le regretté Johnny Hallyday n’occupe pas les sommets de l’écoute en ligne, c’est peu dire. Sur Spotify, les meilleurs scores de ses chansons atteignent 4 millions d’écoutes, bien loin des 230 millions du tube de l’artiste électro français Petit Biscuit. Manifestement, le streaming n’a pas encore conquis tous les publics. Si la proportion des 18-24 ans ayant téléchargé ou écouté de la musique en ligne en France en 2016 était de 95 %, ce pourcentage est tombé à 50 % pour les 40-59 ans, à 26 % chez les 60-69, et à 12 % chez les 70+ selon Statista. Très logiquement, l’écoute en ligne reflète les goûts des jeunes.
Cela dit, avec 4 millions d’adeptes du streaming en France, beaucoup de professionnels estiment que c’est un seuil suffisant pour que ce mode d’écoute se répande dans les cinq prochaines années. Le streaming légal en France a progressé de 45,2 % entre 2015 et 2016, selon le SNEP. Goldmann Sachs prédit une croissance de 10 % du secteur au niveau mondial dans les années à venir. Note Frédéric Anselme, directeur éditorial France de Deezer, « Cela permettra à des artistes comme Johnny Hallyday d’émerger sur ces plates-formes. C’est aussi notre travail de faire découvrir les artistes de variété aux utilisateurs. » Pour Anselme, l’avantage des artistes à longue carrière comme Hallyday, c’est qu’ils ont un vaste catalogue que le streaming permettra d’exploiter mieux que la vente de supports physiques ; autrement dit, la plupart des titres des grands artistes ne seront disponibles à terme qu’en streaming. Deux impondérables : est-ce que les jeunes en vieillissant se tourneront vers une forme historique comme le rock ? Et est-ce que les amateurs existants de cette musique, rompus au CD et au vinyle, se résigneront à la qualité sonore inférieure proposée en streaming ?
En tout état de cause, ce qu’un artiste établi peut faire de mieux pour relancer sa carrière, c’est de mourir. Deux jours après la mort de David Bowie en 2016, l’écoute de ses titres sur Deezer avait connu une hausse de 2700 %, et sur la radio libre en ligne Pandora de 35000 %. Après la mort de Johnny Hallyday, l’écoute de ses titres en ligne, favorisée par la mise en place de playlists dédiées, a grimpé de 4400 %.
Sources : « La génération Johnny n’a pas encore pris le virage du streaming » (Jean-Philippe Louis et Nicolas Madelaine), Les Échos, 6 déc. 2017 ; « Warner Music (encore) porté par le streaming » (Jean-Philippe Louis), Les Échos, 7 déc. 2017.
Les artistes qui ont rapporté le plus en tournée en 2017 (#61, février 2018)
Le magazine Billboard vient de publier la liste des top 40 artistes gagnant le plus en 2017. Il rapporte que 85 % des revenus du numéro un, Taylor Swift, proviennent de ses concerts. Du coup, ceux-ci sont plus fréquents, et les prix plus élevés. Selon la liste de Pollstar, publication spécialisée dans l’industrie du concert, qui a publié le top 20 des tournées musicales ayant rapporté le plus d’argent, 2017 a été une année fructueuse pour la production scénique. Les tournées mondiales ont totalisé 2,66 milliards de dollars, une augmentation de 264 millions de dollars par rapport à 2016.
CLASSEMENT DES TOURNÉES MONDIALES 2017
Rang | A | B | C | D | E | F | G |
1 | 316,0 | U2 | 116,47 | 71 938 | 2,71 | 8,32 | 38/50 |
2 | 292,5 | Guns N’ Roses | 109,16 | 36 216 | 2,68 | 3,96 | 74/81 |
3 | 238,0 | Coldplay | 96,81 | 61 461 | 2,46 | 5,95 | 40/54 |
4 | 200,1 | Bruno Mars | 98,57 | 22 066 | 2,03 | 2,17 | 92/121 |
5 | 152,8 | Metallica | 97,60 | 40 143 | 1,56 | 3,91 | 39/49 |
6 | 141,1 | Depeche Mode | 78,06 | 27 388 | 1,81 | 2,14 | 66/73 |
7 | 132,0 | Paul McCartney | 146,15 | 33 455 | 0,90 | 4,88 | 27/36 |
8 | 124,1 | Ed Sheeran | 81,33 | 17 743 | 1,52 | 1,44 | 86/111 |
9 | 120,0 | The Rolling Stones | 158,81 | 62 945 | 0,75 | 9,99 | 12/14 |
10 | 101,4 | Garth Brooks | 70,81 | 50 033 | 1,43 | 3,75 | 27/93 |
11 | 101,2 | Celine Dion | 148,12 | 23 560 | 6,83 | 3,49 | 29/90 |
Les artistes qui réussissent le mieux en tournée ne sont pas forcément ceux qui vendent le plus d’albums. C’est la catégorie pop/rock qui domine, à la différence des sites de streaming, où le rap est roi. Le dernier album d’U2, Songs of Experience, ne se situe qu’à la vingtième place du classement Billboard, alors que le groupe caracole en tête de la liste des revenus gagnés en tournée. Ce sont donc des groupes et des artistes légendaires (Guns N’ Roses, Coldplay, Metallica, Paul McCartney, The Rolling Stones) qui se taillent la part du lion dans le classement. Vieux briscards qui parviennent à bien garnir leurs comptes en banque sans trop se fatiguer, les Rolling Stones ont gagné 120 millions de dollars avec seulement 14 concerts. À noter que les femmes sont très minoritaires dans le classement : à part Céline Dion (11e), on compte Lady Gaga (14e), Faith Hill (avec son mari Tim McGraw, 17e) et Ariana Grande (19e). Seuls Ed Sheeran (8e), Justin Bieber (12e), The Weeknd (17e) et Ariana Grande peuvent être considérés comme des artistes jeunes.
Le jazz et la musique classique intègrent avec difficulté le streaming (#60, janvier 2018)
Le prestigieux label de jazz ECM, dont le catalogue comprend notamment le pianiste Keith Jarret et le saxophoniste Jan Garbarek, sera désormais disponible sur Spotify, Deezer et Apple Music. Label indépendant fondé en 1969 par le contrebassiste allemand Manfred Eicher, ECM s’est rendu célèbre pour sa qualité sonore excessivement soignée, ce qu’il l’a rendu logiquement farouche adversaire du streaming en format MP3. Mais face au piratage de ses titres, la société a capitulé, et a passé un accord de distribution numérique avec Universal Music. L’annonce est importante, car le jazz et la musique classique, caractérisés par une dynamique sonore non rendue en format MP3, restent sous-représentés sur ce support. Explique Eicher : « Bien que nos médiums préférés restent les CD et les LP, notre priorité absolue est que la musique soit entendue. » Le streaming musical représente à lui seul plus de 50 % des revenus issus du numérique.
Dans le cas du jazz, 48 % du volume des ventes aux États-Unis sont encore physiques (CD, vinyle). Seulement 18 % du volume total des ventes du jazz est lié à l’écoute en ligne. « On constate que les ratios entre les revenus numériques et physiques sur les musiques adultes sont beaucoup plus faibles que sur les musiques jeunes », indique Romain Vivian, patron du distributeur Believe Digital. Sur Spotify, le leader des plates-formes en la matière, 72 % des utilisateurs sont des « millennials » (ou « génération Y »), terme de marketing pour ceux nés entre 1980 et 2000. La consommation en ligne se fait au titre, alors que l’écoute du jazz se fait généralement en termes d’album. Selon l’étude annuelle (2017) sur la consommation musicale menée par la société de mesure médiatique Nielsen, pour la première fois, le rock, lui aussi écouté historiquement plutôt en album, a été dépassé par le rap (hip-hop).
Pour la musique classique, la situation est encore pire. Les consommateurs de ce genre, souvent des mélomanes pointus, s’intéressent aux œuvres entières, aux chefs d’orchestre, aux interprètes, autant d’informations qui font défaut sur les sites de streaming, qui rangent au mieux la musique classique dans des playlists « relaxation » ou « travailler en musique ». Même si l’on fait abstraction de la piètre qualité sonore du format MP3, se pose pour les sites la question du catalogage. Selon la journaliste de radio américaine Anastasia Tsioulcas, « On parle d’un genre qui englobe des centaines d’années de musique, plusieurs milliers de compositeurs, avec des titres similaires – symphonie 103 ou symphonie 104 -, de multiples mouvements, d’innombrables enregistrements différents, dans différents lieux… »
Certaines plates-formes (Qobuz, et dans une bien moindre mesure, Deezer) se mettent à proposer des fichiers en haute résolution, avec pour objectif d’attirer des consommateurs en quête de classique ou de jazz. Explique Glen Barros, directeur de Concord Music Group, qui développe l’un des plus grands labels de jazz au monde : « Nous ne voulons laisser personne au bord du chemin, nous voulons que tous les genres musicaux soient représentés. » D’autant que les amateurs du jazz et de la musique classique ont généralement des revenus supérieurs à la moyenne.
Né en 2007, et reprise par Xandrie au tribunal de commerce en 2016, Qobuz a lancé en juin 2017 une nouvelle offre, à 350 euros par an, qui propose la haute résolution (« Hi-Res ») à ses abonnés sur une large partie de son catalogue. Cette haute résolution nécessite une taille de fichiers multipliée par trois par rapport à la qualité CD, des enceintes haut de gamme et une très bonne connexion Internet. Qobuz propose déjà pour 20 euros par mois (comme la plate-forme Tidal) un son en qualité CD, contre 10 euros pour le format MP3. Le problème de Qobuz, c’est que le nombre d’abonnés peine à décoller (25 000 fin 2015), alors qu’il vise un million. La tendance chez les jeunes est à l’écoute en mobilité, dans les transports ou les salles de gym. Une étude publiée en septembre 2016 par la Fédération internationale de l’industrie phonographique précise que 55 % des internautes écoutent la musique sur un smartphone. Sur la plate-forme « élitiste » Qobuz, les trois genres les plus écoutés sont la musique classique, le jazz et… « le rock classique ».
Sources : « Le dernier grand label de musique résistant au streaming a capitulé » (Jean-Philippe Louis), Les Échos, 21 nov. 2017 ; « Pourquoi le jazz et le classique peinent à s’imposer dans le streaming » (Jean-Philippe Louis), Les Échos, 30 juillet 2017 ; « Qobuz, Deezer : le difficile pari du streaming haut de gamme », Les Échos, 9 juin 2017.
Dans son temps, Adorno raillait l’habitude de la radio commerciale de diffuser de bons passages piochés dans la répertoire classique*. Il se serait retourné dans son tombeau s’il savait que ces mêmes passages étaient désormais proposés dans des playlists de relaxation, et d’accompagnement au travail. On sait tout le mal qu’il pensait du jazz.
Je retiens deux choses de l’approche marketing de la musique en streaming. D’abord, la distinction entre musiques jeunes (rap, R & B, variétés) et musiques adultes (rock, jazz, classique). Autant le rap et les variétés sont bien adaptés à la forte compression (faible dynamique) du format MP3, étant même produits et mixés pour lui, autant le jazz et la classique sont à la peine. À cet égard, l’argument du catalogage évoqué par la journaliste Anastasia Tsioulcas est spécieux : combien de compositeurs ont écrit une centaine de symphonies ? Les multiples interprétations enregistrées par des orchestres différents ne présentent pas en principe plus de problèmes que les titres identiques ou similaires, et les reprises de la même chanson dans la musique pop.
Deuxièmement, que le jazz et même le rock soient rangés avec la musique classique est un développement qu’Adorno – que personne ! – n’eût jamais pu prédire. Pour les marketeurs, il s’agit de trois formes qui exigent une bonne résolution sonore ; de fait, les trois sont vues comme des musiques patrimoniales. Mais qu’est-ce que ces traditions très différentes, voire historiquement opposées, peuvent avoir en commun ? Peut-être simplement le fait qu’au lieu de recourir à des plug-ins, des boucles électroniques, et des échantillonnages, elles sont créées par des musiciens qui jouent des instruments, avec d’autres musiciens. Beethoven, Coltrane et Jimi Hendrix, dans le même panier ? En tout cas, avec le streaming en haute résolution, les trois genres jouent leur avenir.
*T.W. Adorno, « De l’usage musical de la radio », Beaux passages (trad. Jean Lauxerois), Payot, 2013, p. 87.
Les artistes ne profitent pas de l’essor du streaming (suite) (#52, avril 2017)
Après quinze ans, l’industrie musicale sort de son marasme, grâce à l’essor du streaming, qui représente aujourd’hui un tiers du chiffre d’affaires de la musique en France : 182,6 millions d’euros (+19,5% par rapport à 2015) sur un total de 569,5 millions d’euros (+5,4%), selon les chiffres de la Société nationale de l’édition phonographique (SNEP). Avec 3,9 millions d’abonnés (+ 250% par rapport à 2013), le streaming devient un mode de consommation de plus en plus populaire, et le nombre de titres « streamés » a dépassé les 28 milliards en 2016 (+55% par rapport à 2015). Si les 15-29 ans prédominent, les plus de 50 ans représentent 25% des utilisateurs.
Mais la rémunération des artistes pour les titres écoutés en streaming ne leur permet pas, sauf exception, de vivre convenablement. Les revenus tirés de YouTube, par exemple, sont notoirement misérables. Le compositeur italien Lorenzo Ferrero, président du Conseil international des auteurs de musique, milite pour la mise en place d’un label de « musique équitable », afin que tous les intervenants de la chaîne de valeur puissent avoir une rémunération juste.
Quelques exemples suffisent pour prendre la mesure du déclassement des artistes. Eddie Schwartz, qui a écrit de nombreux tubes pour Pat Benatar, Donna Summer ou Joe Cocker, explique que « là où je gagnais 45000 dollars par an avec un disque vendu à un million d’exemplaires, je ne touche plus que 35 dollars pour un titre « streamé » par un million d’internautes. Juste de quoi acheter une pizza ». Pour la pizza, il exagère… Geoff Barrow (Portishead) a fait savoir sur Twitter en 2014 que pour 34 millions d’écoutes en ligne, il n’a touché que 1700 livres (2370 euros). En France, le chanteur Joseph d’Anvers constate : « Les droits sur un CD vendu oscillent entre 80 centimes et 1 euro, là où un stream rapporte 0,001 euro ». Il compare les plate-formes d’abonnements à « un grand supermarché dans lequel les clients paieraient 10 euros à l’entrée, et pourraient remplir leur caddie ». Il redoute à terme « qu’il n’y ait plus que de la musique amateur ».
Le principal accusé reste YouTube. « Les conditions de négociation ne sont pas équitables puisque cette filiale de Google se considère comme un hébergeur, et non pas un éditeur de musique », affirme Guillaume Leblanc, directeur général du SNEP depuis 2013, ancien de l’IEP Toulouse, et de l’université Paris Dauphine (master en communication). D’après le patron d’Apple Music, Jimmy Iovine, « YouTube génère 40% de la consommation planétaire de la musique, mais seulement 4% des revenus, tandis que Spotify représente 7% des consommateurs, pour 24% des revenus ». À l’échelle française, YouTube a rémunéré à hauteur de 12 millions d’euros la musique en 2016, alors que Deezer, Spotify, Apple Music et dans une moindre mesure Tidal et Qobuz ont apporté 132 millions d’euros. Pour Guillaume Leblanc, « c’est un problème politique. Seule la future directive européenne sur les droits d’auteur pourra permettre de requalifier le statut de YouTube. »
En dehors du problème posé par YouTube, les rémunérations provenant des sites de streaming restent excessivement opaques. Deezer et Spotify, toujours déficitaires, reversent plus de 70% de leur chiffre d’affaires aux producteurs, aux éditeurs et aux ayants droit dans un partage qui résulte en une faible rétribution des artistes. Suzanne Combo, déléguée générale de la Guilde des artistes de la musique (GAM) depuis 2015, explique que « les grands gagnants du streaming restent les majors. Les contrats des artistes, tous confidentiels et qui varient selon leur notoriété, ne sont pas adaptés, car ils sont calqués sur l’ancien modèle de la vente des disques. [L’assiette reste] opaque et douteuse puisque le producteur n’a plus de frais de stockage ni de fabrication, comme pour un CD. De plus, l’artiste finance une partie de la promotion. Si bien qu’à la fin il ne touche souvent pas plus de 5%. » Elle souligne aussi le manque d’information sur « les deals entre les majors et les plateformes – les premières étant d’ailleurs actionnaires minoritaires des secondes -, et sur les abattements appliqués pour diminuer la rémunération de l’artiste. »
Sources : « Les artistes, parents pauvres de l’essor du streaming » (Nicole Vulser), Le Monde, 1 mars 2017, supplément Éco & Entreprise, p. 1 et 8 ; « Deezer, Spotify et Apple Music tirent le marché de la musique », ibid.
Voir Actualités #47, nov. 2016, et aussi Actualités #27, janv. 2015.
Streaming : l’industrie musicale soupçonne des tricheries (#51, avril 2017)
Le nombre d’écoutes sur les plateformes comme Deezer et Spotify est probablement entaché de distorsions au profit de certains artistes. Le Syndicat national de l’édition phonographique (SNEP), qui regroupe les principaux acteurs de la filière en France, a détecté des anomalies (document interne du 24 décembre 2016) : « certains artistes de Rap Hip Hop cumulent des scores d’écoutes démesurées sur les plateformes de streaming audio ». Précisément, certains artistes ont été écoutés bien plus que les suivants au classement pendant plusieurs mois d’affilée sur l’intégralité des titres de l’album, disproportion particulièrement flagrante lors des sorties d’album. Or, dans le même temps, « les performances de ces artistes sur les plateformes de streaming audio sont loin d’être d’être atteintes sur les autres canaux de distribution ou de diffusion de musique digitale », autrement dit, les visionnages sur YouTube.
Selon le rapport interne du SNEP, des batteries d’ordinateurs pourraient tourner en boucle pour gonfler artificiellement les scores. « Petit calcul : un titre écouté 31 secondes [seuil pour être pris en compte] en boucle via un logiciel génère 20 000 écoutes par semaine. Sachant qu’un titre classé dans le Top 10 hebdomadaire obtient en moyenne 1,4 million d’écoutes, 70 logiciels d’écoute en boucle suffisent pour propulser un titre dans le Top 10 ». Le dirigeant d’une société affiliée au SNEP, cité par Les Échos, balance : « Nous avons vu passer des publicités sur les réseaux sociaux venant d’entreprises qui offrent leurs services pour gonfler les scores de streaming, avec les tarifs clairement affichés ». L’achat de 500 000 écoutes sur Spotify, selon lui, se facturent 1500 euros.
L’effet direct de telles tricheries serait d’augmenter les revenus des ayants droit, et d’enclencher une dynamique : les radios, prescriptrices en la matière, se basent sur le classement des streams pour établir leur programmation. Pour les artistes, le nombre d‘écoutes en ligne forme la base des négociations avec les maisons de disques. Se poseraient aussi des questions de compensations. Pour calculer les droits à reverser aux ayants droit, la plateforme calcule les parts de marché par rapport au nombre total de streams enregistrés pendant une période donnée. Si les streams d’un artiste sont gonflés, celui-ci prend mécaniquement une part de gâteau aux autres. La guerre de tous contre tous, style gangsta rap ? Plus généralement se pose la question de la mesure fiable en mode numérique. En l’absence de celle-ci, la valeur du produit, matériel ou non, devient incertaine.
Source : « Streaming :l’industrie de la musique s’interroge sur de possibles tricheries » (Nicolas Madelaine), Les Échos, 1 fév. 2017.
L’avenir de l’industrie musicale : la chaîne de valeur numérique (#49, janvier 2017)
Ancien PDG d’Universal Music France, remercié en février 2016 par le groupe Vivendi, Pascal Nègre va lancer ce mois-ci une société qui fournit des services de management à une vingtaine d’artistes français, dont Marc Lavoine, Matthieu Chedid et Anne Sila, finaliste de The Voice. Baptisée #NP (d’après ses propres initiales, mais aussi, dit-il, par référence à now playing, si l’on veut), cette société est une joint-venture avec le géant américain Live Nation. Celui-ci est leader mondial de l’industrie musicale, et intègre quatre activités différentes : l’organisation de 26 000 concerts par an dans sept pays, et de 75 festivals ; la vente de plus d’un demi-milliard de billets en ligne ; la licence de la musique à 900 marques ; et le management de plus de 350 artistes (Coldplay, Calvin Harris, Kanye West, Rihanna, Madonna, U2, etc.). Le concept d’un management intégré des artistes est nouveau en France, et devrait susciter la création d’autres sociétés dans les années à venir. Extraits d’une interview donnée au journal Le Monde :
« … Le développement numérique provoque une vraie révolution, en remettant l’artiste au cœur du dispositif, dans un monde où la musique n’a jamais été aussi accessible. L’artiste devient son propre média et se produit lui-même. […] Si l’artiste crée sa communauté, il ne peut pas tout faire seul. Il a besoin d’être entouré, d’avoir un manager en qui il a confiance. L’idée, c’est d’apporter cette expertise à son juste prix. Je me rémunérerai en prenant un pourcentage sur ce que touche l’artiste. […] C’est une pièce de puzzle qui s’imbriquera avec l’ensemble des intervenants dans la filière pour le compte de l’artiste. […] Pour oser une comparaison sportive : soit vous allez à la salle de sport, soit vous avez un coach, moi je suis un peu le coach personnel.
« … Reparti à la hausse pour au moins une dizaine d’années, le marché va se déconcentrer. Les maisons de disques ne vont pas disparaître, mais leur business model est en train d’être fondamentalement modifié. Dans la musique électronique ou urbaine, tous les jeunes artistes se produisent eux-mêmes. […] 70% des revenus phonographiques des DJ et des rappeurs sont d’ores et déjà générés par le streaming. D’ici à deux ans, le marché de la musique enregistrée sera à 70% porté par le streaming payant.
« Aujourd’hui, la plupart des artistes possèdent leur maison d’édition et produisent ou coproduisent leurs spectacles. À l’ère du numérique dominant, le business model d’une major va de plus en plus ressembler à celui d’une major de publishing [édition musicale]. Actuellement, on n’assiste pas à une industrialisation du modèle de la musique, mais plutôt à sa financiarisation. Le modèle de la musique demain, c’est celui des start-up financées par des banquiers qui leur prêtent de l’argent avec un retour à court ou moyen terme. »
Selon Pascal Nègre, optimiste, grâce à l’explosion du streaming, « l’industrie phonographique est partie pour dix ans de croissance ». Chez Warner Music, depuis mai 2016, les recettes mondiales de streaming ont dépassé celles qui provenaient des CD. Le PDG de Sony Music, Doug Morris, parie sur un chiffre d’affaires issu du streaming approchant le milliard de dollars pour l’année 2016, soit le double de l’année dernière, et 100 millions de dollars de plus que les ventes de CD. Une étude datant de juillet 2016 du Syndicat national de l’édition phonographique (SNEP) montre que 22 millions de Français écoutent de la musique en streaming, dont près de 4 millions paient un abonnement. Le volume d’écoutes en ligne en France a presque triplé depuis septembre 2014, pour atteindre plus de 2 milliards par mois ; reste à convaincre une masse critique de consommateurs de s’abonner à des plateformes payantes. Le leader mondial, le suédois Spotify, lancé en 2008 et fort de ses 30 millions de titres (mais seulement 2000 salariés), pourrait devenir bénéficiaire en 2017, après avoir franchi la barre de 40 millions septembre dernier. Le nouveau venu Apple (depuis juin 2015) annonce 20 millions d’abonnés, mais près d’un tiers (6 millions) bénéficient des trois premiers mois gratuits.
Toutes les plateformes de streaming sont vent debout contre la politique jugée déloyale de YouTube, qui ne récompense les artistes qu’avec des miettes (voir ci-dessus). En effet, la filiale de Google rémunère 54 fois moins les artistes que Spotify. « C’est un problème de valeur, dit Thierry Chassagne, président de Warner Music France. Comme si un boulanger vendait une baguette de pain à 2 centimes et un autre à 1 euro. »
Stéphane Le Tavernier, PDG de Sony Music France, pense que le streaming, en favorisant une consommation de plus en plus éphémère, oblige à « produire beaucoup plus rapidement. Avant, il fallait compter six ans pour développer un artiste, faire trois albums et attendre quinze ans pour qu’il trouve vraiment son public. Aujourd’hui, un artiste peut émerger en un mois, faire un hit mondial et disparaître […] Le streaming a aussi révolutionné nos métiers, notamment la façon de repérer les artistes [qui ont désormais] davantage de références, une curiosité plus forte pour tous les répertoires, ce qui leur donne plus d’inspiration. »
Nègre est très bien introduit dans le milieu musical en France. Son modèle – comme d’habitude, la France est présentée comme étant en retard – est inspiré de celui de l’agent littéraire, qui à réussi à s’intercaler comme filtre entre écrivains et maisons d’édition aux États-Unis. Mais jusqu’ici ce modèle-là ne s’est pas vraiment imposé en France, en raison de l’opposition des maisons d’édition, qui ont généralement refusé de traiter avec des médiateurs en amont. Il reste à voir si le manager de musiciens d’autan pourrait se muer en super agent maîtrisant toute la chaîne de valeur numérique. Dans l’histoire de la musique populaire, le rapport entre musiciens et leurs managers a toujours été problématique (ruptures de contrat, procès), tant la juste valeur apportée par les derniers est contestée en cas de succès.
Finalement, du point de vue de la créativité, la « financiarisation » de l’industrie dont parle Nègre, où la production deviendrait l’apanage de banquiers investissant dans des « coups » à court terme, n’est pas de bon augure. Reste à savoir dans quelle mesure un certain style de musique urbaine – du rap, de l’électro, du R&B – fait corps avec la mode de l’écoute en streaming, de piètre qualité sonore, mais adaptée aux appareils mobiles. Le Tavernier, dont les propos « postmodernes » sur les artistes contemporains sont lénifiants, évoque mais ne répond pas à cette question. Pour le moment, c’est cette musique-là qui est particulièrement streamée : dans le classement annuel de Spotify (décembre 2016), le rappeur canadien Drake arrive largement en tête avec 4,7 milliards de streams, suivi par Justin Bieber, Rihanna, Twenty One Pilots (hip-hop) et Kanye West.
Sources : « Pascal Nègre : offrir un service personnalisé aux artistes » (propos recueillis par Alain Beuve-Méry), Le Monde, 20 déc. 2016, p. 12 ; « L’industrie musicale renaît avec le streaming » (Nicole Vulser), Le Monde, supplément Éco & Entreprise, déc. 28 2016, p. 11.
Précédemment sur le streaming dans la Web-revue : Actualités #45 ; Actualités #27 ; Actualités #18
La fabrique de chansons de plus en plus industrielle (#47, nov. 2016)
Même en tenant compte des revenus provenant des concerts, et des droits annexes, l’industrie musicale (qui valait 15 milliards de dollars en 2014) a perdu la moitié de son chiffre d’affaires depuis les années 1990. Vu rétrospectivement, le succès relatif, mais de plus en plus menacé, d’iTunes a été une victoire pyrrhique : alors qu’on vendait autrefois des albums sur support physique (CD) à 15 dollars, on doit maintenant vendre (dans le meilleur scénario) des chansons individuelles en ligne à 99 cents, ce qui représente déjà une baisse de revenus de l’ordre de 46%. Quant aux revenus engendrés par des sites de streaming, partagés de manière opaque entre éditeurs et interprètes, ils sont encore plus réduits. Interviewée dans un livre remarqué sur l’industrie écrit par le journaliste du New Yorker John Seabrook (The Song Machine, 2015, sorti en français, 2016*), la chanteuse country Rosanne Cash prétend n’avoir touché que 104 $ pour 600 000 écoutes en ligne. Le modèle d’affaires fondé sur la vente massive de disques enregistrés n’a pas résisté à la disponibilité numérique gratuite ou peu coûteuse, mais l’industrie ne dépend pas moins de la production continue de tubes internationaux chantés en anglais pour survivre, ou pour ralentir son agonie.
La question de l’apport créatif des uns et des autres est essentielle ici. Contrairement à la théorie de la longue traine avancée par Chris Anderson dans la revue Wired en 2004, la numérisation favorise la concentration des revenus. En 2015, rapporte Seabrook, 77% des profits de l’industrie musicale furent réalisés par 1% des artistes. Un tel niveau de concentration fragilise l’industrie, d’autant que les artistes en question sont eux-mêmes dépendants d’un petit nombre de compositeurs, qui seuls sont capables de fabriquer des tubes année après année.
Dans l’enquête de Seabrook, il s’avère que l’origine de la pop internationale d’aujourd’hui est suédoise, à savoir les studios Cheiron à Stockholm, fondés en 1992 par le producteur Denniz PoP (Dag Krister Volle), qui a écrit le tube « We’ve got it goin’ on » pour le boy band The Backstreet Boys. PoP est mort jeune d’un cancer de l’estomac en 1998, et son studio a fermé en 2000, mais son legs a été repris et amplifié par son protégé Max Martin (Martin Sandberg), à qui on doit le premier tube de Britney Spears (« Baby one more time »), sorti en 1998. Pour la petite histoire, le refrain « hit me baby one more time », loin d’être un hymne sadomasochiste dans l’air du temps, signifiait, dans l’anglais un peu approximatif de Martin, « envoie-moi un mail, bébé, encore un ». L’usage non idiomatique du sens argotique de baby – déjà vieillot – est responsable du mémorable contresens dans le tube pop-reggae des Suédois Ace of Base en 1993 (écrit par Denniz PoP) : « All that she wants is another baby », où le contexte indique qu’il s’agit d’un nouveau petit ami, et non pas un autre enfant.
Qu’importe, les paroles sont assez secondaires dans ce genre de production. Pendant l’été 2016, Martin, créateur de tubes pour Katy Perry, Pink et surtout Taylor Swift, a coécrit son 21e numéro 1 dans les charts américains : « Can’t feel my face » par The Weeknd (sic). Seuls John Lennon (26) et Paul McCartney (32), collectivement ou individuellement, ont fait mieux. Avec ses pairs, les Norvégiens de Stargate (qui ont écrit la plupart des tubes de Rihanna), et l’Américain Dr Luke (Lukasz Gottwald), qui a écrit pour Nicki Minaj et Miley Cyrus, Martin fait partie d’un petit nombre de compositeurs responsables (coupables ?) de la plupart des hits depuis le début du millénium. Que des Scandinaves y figurent en bonne place n’est pas surprenant, étant donné que c’est le groupe suédois en costumes satinés, Abba, qui a esquissé la formule de la pop internationale dans les années 1970 : à la fois entraînant et mécanique, émotionnelle et sans âme, avec des mélodies efficaces sans racines nationales marquées.
Selon Seabrook, il existe historiquement deux grandes traditions de variété internationale : une branche qui descend de la pop music européenne, et une autre qui descend du R & B (rhythm and blues) noir. « Les premiers sont dotés de mélodies plus longues, progressives, avec une distinction couplet-refrain plus nette, et sont peaufinés dans les moindres détails. Les seconds possèdent un groove rythmique surmonté d’une accroche mélodique chantée, le « hook » qui est répété tout au long du morceau. Cette distinction entre pop et R & B, qui aux États-Unis est autant une affaire de couleur de peau que de musique, est moins marquée en Suède. […] Max Martin et ses acolytes suédois ont inventé un hybride transgenre : une pop music dotée d’un feeling du R & B […], grâce aux méthodes de travail développées à Stockholm dans les années 1990 au sein des Cheiron Studios. »
Quelles sont ces méthodes de travail ? Tout simplement, selon Seabrook, une division accentuée des tâches, comme dans l’écriture des séries télévisées, ce qui rend collaboratif le processus de composition : « Personne n’est propriétaire de son travail. Les auteurs compositeurs se voient assignés différentes parties de morceaux : […] un refrain, un pont ou un hook. » Le chanteur suédois E-Type : « J’ai l’impression d’être dans un atelier d’un maître italien du XVe ou XVIe siècle. Un assistant réalise les mains, un autre s’occupe des pieds, et l’autre d’encore autre chose. »
En fait, l’écriture et la production des chansons sont devenues complètement rationalisées. La voix est assemblée numériquement, syllabe par syllabe, à partir de nombreuses prises de notes à différentes hauteurs (comping), qui donnent – artificiellement – le feeling R & B. Toute une équipe compose à partir d’une même base instrumentale (track and hook), avec une mélodiste topliner, la chanteuse, qui partage les droits. Dans cette division du travail, un collectif d’hommes écrit les chansons, et une jeune femme est chargée d’y insuffler un peu d’âme, qui passe le plus souvent par l’exhibition (« bad girl ») sur scène et dans des clips d’une sexualité débridée.
* John Seabrook, Hits ! Enquête sur la fabrique des tubes planétaires, La Découverte, 2016
Pour une critique (en anglais) de Seabrook, voir Michelangelo Matos : http://theconcourse.deadspin.com/john-seabrooks-pop-music-treatise-the-song-machine-is-h-1736113168
Interview (en anglais) avec Seabrook en 2000 (ou 2001) à propos de la chaîne musicale MTV : http://www.pbs.org/wgbh/pages/frontline/shows/cool/interviews/seabrook.html
Sources : https://www.theguardian.com/music/2015/nov/04/john-seabrook-song-machine-review-pop-music ; http://www.nytimes.com/2015/10/18/books/review/the-song-machine-by-john-seabrook.html ; http://www.franceculture.fr/personne-matthieu-conquet.html ; http://www.billboard.com/articles/news/6738318/why-solo-songwriters-are-no-longer-todays-hitmakers
écrit par Denniz PoP (1993)
écrit par Max Martin (1998)
coécrit par Dr Luke, Max Martin et Cirkut (2013)
coécrit par Taylor Swift, Max Martin, Shellback et Kendrick Lamar (2015)
Deezer à l’assaut du marché musical américain (#45, sept. 2016)
Au premier semestre 2016, le streaming a progressé 58% aux États-Unis, pour atteindre 114 milliards d’écoutes musicales. Deezer, la première société française, a donc décidé de passer à la vitesse supérieure outre-Atlantique, où le marché est dominé par le suédois Spotify, présent depuis 2011, suivi par Apple qui a lancé son service d’écoute en ligne il y a un an. Aujourd’hui, Deezer revendique 6 millions d’abonnés dans 180 pays, contre 35 millions pour Spotify, 15 millions pour Apple, et 4,2 millions pour Tidal, le service lancé par le rappeur Jay Z. Outre-Atlantique, les services de streaming sont concurrencés par des radios musicales numérisées, sur le modèle de Pandora, qui ont 80 millions d’utilisateurs gratuits par mois. Et il ne faut pas oublier YouTube, premier site mondial de vidéos musicales gratuites.
L’offre prémium de Deezer sera désormais accessible aux Américains au prix de 10 dollars par mois. Selon plusieurs sources, Spotify aurait dépensé plus de 200 millions de dollars (181,6 millions d’euros) pour assurer son implantation aux États-Unis. Pour réussir sur le territoire américain, Deezer mise sur la qualité de son offre, de 40 millions de titres, plus large que celle de ses concurrents.
Le pari est loin d’être gagné. Pour l’instant, aucun des deux services européens de streaming n’est rentable. En 2014, Deezer a perdu 27 millions d’euros, pour un chiffre d’affaires de 142 millions, et il a dû renoncer à son introduction en Bourse en octobre 2015. Mais cela ne l’a pas empêché de lever 100 millions de dollars en janvier 2016. La course à la taille constitue un enjeu essentiel pour qui veut rester dans le Top cinq des services de streaming mondiaux.
Source : « Deezer à l’assaut des États-Unis, premier marché de la musique » (Alain Beuve-Méry), Le Monde, 21 juillet 2016, p. 15.
Les artistes musicaux les mieux payés en 2016 et les conséquences pour les festivals en France (#45, sept. 2016)
Le magazine américain Forbes vient de publier sa liste des 100 célébrités qui ont gagné le plus pendant les douze derniers mois. Je n’ai retenu de cette liste que les noms des artistes musicaux, en écartant les sportifs, les comédiens, et autres personnalités médiatiques. En millions de dollars :
1. Taylor Swift, 170 ; 2. One Direction (boy band), 110 ; 9. Adèle, 80,5 ; 12. Madonna, 76 ; 13. Rihanna, 75 ; 17. AC/DC, 67,5 ; 18. Rolling Stones, 66,5 ; 21. Calvin Harris (DJ), 63 ; 22. Diddy (rappeur), 62 ; 24. Bruce Springsteen, 60,5 ; 25. Paul McCartney, 56,5 ; 26. Justin Bieber, 56 ; 31. U2, 55 ; 34. Beyonce, 54 ; 36. Jay-Z (rappeur), 53,5 ; 44. Muse, 49 ; 45. Foo Fighters, 48,5 ; 54. Bigbang (boy band, Corée du Sud), 44 ; 61. Elton John, 42 ; 63.= Dr Dre (rappeur), 41 ; 63.= Katy Perry, 41 ; 66. Jimmy Buffet (chanteur country), 40,5 ; 69. Drake (rappeur), 38,5 ; 99. Britney Spears, 30,5.
Si ces vedettes (à une exception près, anglo-saxonnes) gagnent énormément d’argent, ce n’est pas en vendant des disques, mais en jouant dans des stades. Paul McCartney, Bruce Springsteen, AC/DC, les Rolling Stones demandent un million d’euros le concert, voire plus. « Avec la déconfiture du disque, note Jean-Paul Roland, directeur des Eurockéennes à Belfort (28e édition, 2016), les musiciens compensent avec la scène, surtout dans les festivals, là où le public se compte en dizaines de milliers de spectateurs. L’inflation est devenue indécente ». Directeur du festival Les Vieilles Charrues à Carhaïx (25e édition, 2016), Jérôme Tréhorel constate : « Notre budget artistique est passé de 1,7 à 4 millions en huit ans, or notre offre est le même, quatre scènes pendant quatre jours ». En dix ans, les cachets ont été multipliés par 2, 4, et parfois par 10. Le budget pour Les Eurockéennes (prix d’entrée, 40 euros) prévoit 2 millions d’euros de cachets à partager, qui vont du groupe local à 5000 euros à 400 000 euros pour les Insus (ex-Téléphone); pas moyen d’inviter une grande vedette anglo-saxonne, sauf à drainer encore plus de spectateurs et à augmenter le prix des billets, spirale risquée. « Si vous faites le moindre flop, vous êtes dans le rouge », dit Jean-Paul Roland, qui a failli mettre la clé sous la porte après la programmation aux Eurockéennes du rappeur Jay-Z en 2010, où la mayonnaise n’a pas pris.
Ces festivals – Les Eurockéennes (104 000 entrées) et les Vieilles Charrues (275 000 entrées) – s’en sortent (difficilement) en défendant une scène française qui s’exporte peu, mais qui coûte sensiblement moins cher aux organisateurs que les artistes anglo-saxons, de plus en plus hors de prix. Ceux qui risquent d’en pâtir le plus, ce sont les festivals comme les Transmusicales à Rennes, dont la réputation est fondée sur la découverte de nouvelles tendances du rock « indépendant » (Radiohead, etc.), où depuis longtemps les groupes britanniques donnent le là.
Sources : http://www.forbes.com/sites/zackomalleygreenburg/2016/07/11/celeb-100-the-worlds-highest-paid-celebrities-of-2016/#6acff4361fb3 ; Le Monde (chronique de Michel Guerrin), 16 juillet 2016, p. 26.
Voir le palmarès des DJ en 2014, Actualités #29, mars 2015.
Le rap français devient une musique de patrimoine (#43, juin 2016)
En avril, une réédition de Première consultation (Warner France) est sortie en CD et en vinyle pour fêter les vingt ans du premier opus de Doc Gynéco, album qui s’est vendu à 1 million d’exemplaires. En décembre 2015, Warner avait aussi commercialisé une réédition vinyle de L’École du micro d’argent d’IAM (1997), album le plus vendu du rap français à 1,5 million d’exemplaires. La major a hérité les droits de ces albums grâce au rachat à Universal de Parlophone (partie des actifs d’EMI) pour 742 millions de dollars en juillet 2013. « Il faut avoir en tête que les ventes [de ces deux albums phares] sont au niveau des très gros chanteurs pop de l’époque, que ce soit Goldman, Cabrel ou Bruel », rappelle Thierry Chassagne, patron de Warner Music France.
Doc Gynéco en profite pour orchestrer son retour sur le devant de la scène, huit ans après son dernier album Peace Maker (produit par DJ Mosey, aka* Pierre Sarkozy), échec cinglant qui ne s’est écoulé qu’à 2000 exemplaires. Cette année, le rappeur va donner une trentaine de concerts en France, où il ne jouera que les titres de son premier album. Les places se sont arrachées au point qu’en trois heures, l’Olympia (2000 places) était rempli ; en 26 heures, idem pour une deuxième date. Le public est « essentiellement des trentenaires et des quadragénaires », dit Oriana Convelbo (Arachnée Productions), qui produit la tournée. Dans la foulée, Doc Gynéco est en discussion avancée, dit-on, pour signer avec une major. De son côté, IAM donnera un concert reprenant son premier album à l’AccorHotels Arena (Bercy) en novembre 2017, pour fêter les 20 ans de sa sortie. Les 15 000 places sont parties en moins de quatre mois. Déjà en 2015, Akhenaton, le leader d’IAM fut commissaire d’une exposition sur l’histoire du rap à l’Institut du monde arabe. IAM va sortir son 8e album studio l’année prochaine.
« Ce qui est primordial, c’est que ces artistes reviennent sur scène pour jouer tout un album et pas simplement un tube. Ce qui n’est pas lié qu’au rap puisque d’autres formations cultes se reforment pour jouer leur premier album en concert, comme les Jesus and Mary Chain [« Psychocandy » date de 1985], dont la tournée a fait un carton », affirme Benjamin Chulvanij, patron du label Def Jam France.
Un album de reprises des tubes du rap français des années 1990 (Affaire de famille) doit sortir en octobre. Les nouveaux – Soprano, Nekfeu, Youssoupha, Orelsan – reprennent (et non pas remixent) les chansons de Secteur Ä (collectif sarcellois regroupant Doc Gynéco, Passi, Stomy Bugsy, Arsenik). « Ces classiques ont vocation à être découverts par les plus jeunes, et redécouverts par ceux qui les ont écoutés il y a vingt ans », explique Marley Salem, directeur d’Empirisme Music, le producteur. Sébastien Duclos, directeur du label Play On, distributeur du disque, abonde de son côté : « Musicalement, les morceaux ont bien vieilli et les textes sont toujours d’actualité ».
Le budget pour l’ensemble du projet intégrant les sessions d’enregistrement, les cachets des artistes, et le marketing (dont la production d’un clip) monte à 400 000 euros. Les auteurs des originaux percevront des droits d’édition et de reproduction. On vise au moins à un disque d’or (50 000 exemplaires vendus), un concert au Zenith et quelques dates de tournée. À titre de comparaison, le premier disque de Doc Gynéco a coûté 1 million de francs (198 750 euros constants), somme importante à l’époque, et celui de Passi (Virgin 2, 1997), 600 000 francs (117 800 euros constants). Le producteur Empirisme Music a signé un contrat de licence avec Play On, la plus grosse structure indépendante en France, qui génère 20 millions d’euros de chiffre d’affaires par an. Dans ce type de contrat, devenu la norme, le producteur livre un produit fini au distributeur qui récupère entre 16% et 30% sur les ventes.
* aka = also known as (également connu sous le nom de).
Sources : « Quand le rap français valorise son patrimoine » (Nicolas Richaud), Les Échos, 15-16 avril 2016, p. 22 ; « »Affaire de famille », le premier album de reprise » (Nicolas Richaud), ibid.
N’étant ni spécialiste, ni même spécialement amateur du rap français, je laisserai à d’autres la charge d’évaluer l’intérêt artistique de ces rééditions. Je retiens cependant que les stratégies de marketing sont fondées sur le constat, justifié ou non, d’une certaine inertie musicale (« les morceaux ont bien vieilli »), et d’une certaine inertie sociale (« les textes sont toujours d’actualité »). On remarque aussi que, depuis les années 1990, les coûts constants de production ont sensiblement augmenté pour un rendement très sensiblement inférieur. Même la visée d’un disque d’or (50 000 exemplaires) est ambitieuse ; en 2010, par exemple, seul Dei des Prêtres a atteint ce statut (89 600), alors que L’école des points vitaux de Sexion d’Assaut (48 600) et On trace la route de Christophe Maé (46 200) l’ont frôlé [1]. On est très loin des ventes des classiques de Doc Gynéco et d’IAM en 1996-7.
Le centre de gravité de l’industrie musicale s’est déplacé depuis, et le concert constitue désormais de très loin le secteur le plus lucratif de l’industrie, suivi par les droits annexes (publicité, marketing, bandes sonores, etc.). Dans ce contexte, le disque tend de plus en plus vers une sorte de carte de visite, un tremplin vers d’autres sources de revenus (voir sur ce point Jacob T. Matthews [2]). Explorant les liens entre musique et merchandising, Christophe Magis [3] fait remarquer que la stratégie des éditeurs musicaux suit le mouvement plus général dans les industries culturelles et d’information décelé par Philippe Bouquillion, qui affirme : « beaucoup de contenus ne sont désormais plus produits seulement pour être consommés et valorisés auprès de consommateurs finaux, mais ils entrent dans les processus de diffusion, promotion et valorisation de différents produits de consommation » [4].
[1] Vincent Rouzé, « L’expérience au cœur des stratégies », in Jacob T. Matthews et Lucien Percitoz (dir.), L’Industrie musicale à l’aube du XXIe siècle. Approches critiques, L’Harmattan, 2012, p. 50.
[2] Jacob T. Matthews, « Introduction. Prendre au sérieux l’industrie musicale », ibid.
[3] Christophe Magis, « La musique comme valeur ajouté : lorsque les éditeurs deviennent « marque de service »», ibid.
[4] Philippe Bouquillion, « Incidences des mutations des industries de la culture et de la communication, et contenus informationnels », Les cahiers du journalisme, 20, automne 2009.
Rapprochement entre musiciens et publicitaires (#33, juillet-août 2015)
Longtemps opposés en principe (l’un appartenant à la sphère « marchande », l’autre à la sphère « artistique »), les métiers de la publicité et de la musique marchent de plus en plus main dans la main, sur fond d’industrie musicale sinistrée. Le duo électro français Make The Girl Dance, qui a vu son titre « Tchiki Tchiki Tchiki » adopté pour le spot du nouveau smartphone Nokia Lumia 930 (Microsoft) contre 180 000 $, fait partie des groupes, méconnus du grand public, spécialisés dans la musique pour publicités ; outre les smartphones, le duo a aussi fait de la musique pour des crèmes antirides et des glaces. Quant à lui, le groupe électro If The Kids a rythmé des publicités pour un parfum, une voiture et du prêt-à-porter. Ce qui est nouveau, c’est que les agences intègrent la musique de plus en plus en amont dans leurs créations. Pour le spot du parfum masculin « La Nuit de L’Homme » (Yves Saint Laurent), l’agence BETC, avec son département musique, BETC Pop, a fait intervenir l’artiste néerlandais Thomas Azier du début à la fin du processus créatif. Cette collaboration aurait coûté entre 200 000 et 250 000 euros à Yves Saint Laurent.
Musiciens et publicitaires sont bénéficiaires de cette nouvelle alliance, nous dit-on. La notion warholienne d’« artiste d’affaires » s’impose comme une évidence. Selon Greg Kozo de Make The Girl Dance, « c’est gratifiant et cela nous apporte une exposition qui rassure les programmateurs de concerts ». La diffusion du spot a porté les ventes de leur album en tête de classement sur Amazon. Pour Olivier Lefèvre, directeur de la société de production musicale Else (filiale de TBWA Paris) : « Pendant longtemps, les marques représentaient l’establishment, alors que les musiciens incarnaient la rébellion. Mais avec la crise, les deux mondes, affaiblis, ont choisi de réunir leurs forces. » Christophe Caurret, cofondateur de BETC Pop, abonde de son côté, plus conformiste que nature : « La ligne qui sépare commerce et pop culture est de plus en plus floue. La jeunesse d’aujourd’hui, née dans le capitalisme triomphant, n’a plus de problèmes pour utiliser ce dernier. »
Les budgets publicitaires ont fondu avec la crise, et les annonceurs ne peuvent plus s’offrir de gros tubes des artistes mondialement connus (des « golds »). Place alors depuis la fin des années 1990 à une utilisation du son plus pointue, génératrice des ambiances singulières, et spécifiquement jeunes. Place aussi aux agences spécialisées comme BETC, TBWA, Les Gaulois (Havas) ou même Publicis, qui piochent dans la musique électro, genre à moindre coût, et qui abrite une armée de réserve d’apprentis compositeurs importante.
Source : « Cette nouvelle génération de musiciens au service de la pub« , Les Échos, 13 mai 2015 (Véronique Richebois).
Voir aussi Actualités #18, mars 2014, et l’article dans la web-revue de Christophe Magis sur les stars et les marques.
Le métier de compositeur se paupérise en France (#33, mai 2015)
Jusqu’à récemment, la musique à l’image (le film, et par extension, la musique destinée aux jeux vidéo, à la publicité, à la télévision, et aux séries) a été relativement épargnée par la crise du marché du disque.
Certains musiciens venus de la musique pop (Jonny Greenwood notamment) y ont apporté un soufflé nouveau, mais la concurrence exacerbée entre les compositeurs maîtrisant à moindre coût les home studios numériques accentuent leur faiblesse auprès des producteurs et des diffuseurs, qui ne cessent depuis cinq ans de diminuer les budgets alloués à ce poste. Le prix du ticket d’entrée pour devenir compositeur s’est sensiblement réduit ; plus besoin de longues études en harmonie et en contrepoint dans un conservatoire ! Alors que la musique revient en moyenne à 2 % du budget d’un film américain (par rapport à une fourchette de 3 à 6 % dans les années 1960 [1]), en France, selon Patrick Sigwalt, secrétaire général de l’Union des compositeurs de musique de film (UCMF) : « on est plus près de 0,3% ou 0,4% du budget du film, pour environ vingt à trente-cinq minutes de musique. À la télévision, la situation est encore plus difficile. Pour une fiction de 90 minutes, les dernières études font état d’un budget moyen de 15 000 €. Pour les séries, 9000 €, les miniséries, 3000 €, et pour les documentaires, l’effondrement est total, puisque l’on est tombé autour de 2000 €. »
Ces sommes ne représentent même pas les revenus des compositeurs, mais le budget global qui leur est alloué par la production ; aux compositeurs eux-mêmes d’assumer les coûts d’enregistrement, et les salaires des musiciens et des techniciens. Plusieurs fois primé, le compositeur François-Eudes Chanfrault témoigne : « Dans mon travail, je dois souvent répondre aux demandes de réalisateurs consciencieux et exigeants, tout en étant doté de budgets absurdes. Il faut savoir qu’une journée d’enregistrement ou de mixage en studio professionnel coûte environ 1500 euros, ingénieur du son compris. Cinq jours de studio sont la plupart du temps nécessaires pour un long métrage. Au final, comme je suis consciencieux et que je n’ai pas envie de faire de la merde, je me paye mal, et je paye mal les gens avec lesquels je travaille. Les producteurs n’ont aucun souci pour dépenser des sommes conséquentes pour de la location du matériel ou de studio de postproduction, pour des reports numériques, pour les comédiens ou même pour l’achat de musiques préexistantes, mais ils font peu de cas de la création musicale. » Cette situation pousse à la désertification des studios français, les compositeurs étant souvent obligés d’enregistrer à Londres (où les charges sociales sont faibles), ou même en Macédoine, en Bulgarie ou en République tchèque.
Certains professionnels évoquent le dédain historique en France vis-à-vis du caractère artistique de la musique du film. « Par tradition, le réalisateur français est plutôt littéraire, il n’attache qu’une importance secondaire à la musique, même s’il existe bien sûr quelques glorieuses exceptions », prétend Jean-Claude Petit, compositeur et nouveau président de l’UCMF. Quant à lui, Patrick Sigwalt renchérit : « il faut réussir à changer le rapport entre réalisateur et compositeur. La musique étant un art antérieur au cinéma, on ressent trop souvent une forme de crainte de la part du réalisateur à l’encontre de la musique, une peur qu’elle vienne phagocyter l’image ou le discours cinématographique de l’auteur. » Cette antienne, qui contient peut-être une petite part de vérité, est sujette à caution : ce n’est pas le réalisateur qui alloue le budget, et une bonne culture littéraire – les littérateurs (existent-ils encore ?) ont bon dos – n’implique pas en elle-même un moindre égard pour la musique. Qui plus est, l’effondrement de l’industrie musicale est un phénomène mondial, et c’est Hollywood qui a généralisé la pratique de l’underscoring, où la bande originale est intégrée aux dialogues et aux bruitages, et placée au second plan.
De façon plus profonde, Jean-Claude Petit parle « d’une perte de valeur générale de la musique, de toutes les musiques ». Pour le compositeur Jean-Philippe Verdin, « on sent même à la fois une dépréciation du son, de la qualité d’écoute, mais aussi le sentiment que certains considèrent aujourd’hui la musique comme une denrée gratuite, à l’image des titres et des albums que peuvent offrir les opérateurs téléphoniques avec l’achat d’un mobile ou d’un abonnement. »
Quoi qu’il en soit, il faut insister, en fin de compte, sur les rapports de force entre producteurs et compositeurs. Ceux-ci n’ont jamais été très favorables aux derniers (même aux États-Unis où ils sont en principe mieux représentés), mais la situation se dégrade. Normalement, le compositeur touche de la part de la production une première somme au titre de la commande. Ensuite, il touchera via la Sacem une redevance calculée sur les diffusions du film en salles et à la télévision. Théoriquement, la moitié de ces sommes (droits d’auteur) est versée au compositeur, et l’autre moitié (droits d’édition) à son éditeur, censé par coutume lui renverser la plus grande partie de cette redevance (environ 75 %), et assurer la diffusion et l’exploitation de l’œuvre. Mais dorénavant, les droits d’édition tendent à être raflés par les producteurs et les diffuseurs, sans contrepartie. D’autres abus, plus courants dans les domaines de la publicité, de la télévision, et de l’illustration musicale, incluent le non-paiement à la commande (avec la promesse de futurs droits d’auteur comme rémunération), et le partage forcé des droits avec un auteur fictif (le commanditaire). Dans le cas d’une fiction télévisée, les compositeurs doivent la plupart du temps céder 100 % de leurs droits éditoriaux. Jean-Claude Petit de l’UCMF s’indigne : « Pour la télévision, la production ne fait finalement qu’avancer au compositeur l’argent qu’elle va récupérer auprès de la Sacem à travers les droits éditoriaux. Au final, ces producteurs ou ces diffuseurs n’investissent rien dans la musique ! […] Au fond, les compositeurs rencontrent les mêmes problèmes que les ouvriers et les employés : paupérisation, pressions sur les conditions du travail et sur les salaires (les droits d’auteur pouvant être considérés comme leur salaire. »
Le nombre de sociétaires de la Sacem augmente chaque année de 15 à 20 %, mais seulement 4500 d’entre eux (sur 160 000) parviennent à gagner plus de 3000 euros par mois en droits d’auteur. L’avenir de la musique à l’image en France (mais pas seulement) paraît donc sombre.
[1] Robert R. Faulkner, Hollywood Studio Musicians. Their Work and Careers in the Recording Industry, University Press of America, Lanham (Maryland), 1985 (1971), p. 41.
Source : « La débandade originale » (Jean-Yves Leloup), Libération, 1 avril 2015, supplément « Cinéma », pp. VI-VII.
Voir aussi dans la Web-revue David Buxton, « La musique des séries télévisées : de l’underscore au sound design » ; Jean-Baptiste Favory, « Composer avec les stations audionumériques (DAW)« .
Le palmarès des DJ (#29, février 2015)
D’après la liste établie par Forbes Magazine, les 10 DJ les mieux payés au monde ont gagné à eux seuls 268 millions $ entre juin 2013 et juin 2014. Le classement tient compte des revenus provenant des performances, du merchandising, de la publicité, de la musique enregistrée, et des investissements divers. Il n’a pas beaucoup varié depuis 2012 (à part l’arrivée de Zedd de nulle part en 2014), mais les revenus sont sensiblement en hausse (+ 11 % par rapport à 2013).
1. Calvin Harris (Écosse), 66 millions $ (+ 20 millions $ par rapport à 2013) ; 2) David Guetta (France), 30 millions $ ; 3=) Avicii (Suède), 28 millions $ ; 3=) Tiesto (Pays-Bas), 28 millions $ ; 5) Steve Aoki (USA), 23 millions $ ; 6) Afrojack (Pays-Bas), 22 millions $ ; 7) Zedd (Allemagne), 21 millions $ ; 8) Kaskade (USA), 17 millions $ ; 9) Skrillex (USA), 16,5 millions $ ; 10) Deadmau5 (Canada), 16 millions $. Talonnés par 11) Hardwell (Pays-Bas), 13 millions $ ; 12=) Armin Van Buuren (Pays-Bas), 12 millions $ ; 12=) Steve Angello (Suède), 12 millions $.
La scène EDM (Electronic Dance Music), à distinguer de la house, plus confidentielle, est en train d’opérer une véritable percée internationale, s’étendant dernièrement en Asie, en Inde et au Brésil. La valeur mondiale de la scène EDM est estimée à 6,2 milliards $, d’après un rapport présenté à l’International Music Summit tenu à Ibiza en 2014. Contrairement aux vedettes du rock et de la variété, qui typiquement n’obtiennent qu’un tiers des revenus provenant de leurs concerts, les DJ en raflent la quasi-totalité, car les coûts d’organisation sont relativement faibles. Sauf exception, ils ne produisent pas leur propre musique, leur art résidant dans la sélection des contenus (curation) et dans le remix, autrement dit d’une valeur ajoutée à la matière sonore première qu’est devenue la musique enregistrée dans les pays occidentaux eux-mêmes. Les DJ peuvent se déplacer dans le monde entier équipés seulement d’une clé USB et d’un casque, alors qu’une tournée des Rolling Stones mobilise une centaine de camions, et entraîne des frais salariaux importants. Pour combien de temps encore ? À la différence des artistes traditionnels, les DJ ne sont pas spécialement lésés par les téléchargements illégaux : très logiquement, les ventes de disques ne font qu’une (petite) partie de leurs revenus globaux. Les « meilleurs » d’entre eux (à quand une DJ vedette ?) peuvent gagner plus de 100 000 $ pour une prestation d’une heure, qui peut être répétée nuit après nuit. Steve Aoki a aligné 277 performances dans la période étudiée, suivi par Afrojack, 150, et Calvin Harris, 125.
Sources : Forbes Magazine, 19 août 2014 et 2 août 2012 ; The Guardian 20 août 2014 ; « David Guetta, DJ Crésus », Le Monde (Véronique Mortaigne), 15-16 févr. 2015, pp. 16-17 (portrait assez « fan »).
Lire dans la Web-revue Emmanuel Soumounthong, « La place stratégique des DJ dans le spectacle vivant et industrialisé ».
Avertissement : cette vidéo risque d’écorcher les oreilles des amateurs de musique.
Beyoncé et Jay-Z font des affaires (#24, oct. 2014)
L’industrie musicale est sinistrée, mais pas pour tout le monde. Le dernier album éponyme de Beyoncé, sorti en décembre 2013, s’est vendu à 3 millions dans le monde (dont 700 000 aux États-Unis, source : Nielsen SoundScan), chiffre impressionnant, mais tout de même très loin des 51 à 65 millions (selon la source) de Thriller (Michael Jackson, 1982). Avec son mari, le rappeur et homme d’affaires Jay-Z (Shawn Carter), elle a donné deux concerts le 12 et le 13 septembre au Stade de France dans le cadre de leur tournée On the Run (en cavale). On prétend que les 20 concerts de la tournée, organisée par une des sociétés possédées par Jay-Z, Roc Nation, pourraient devenir les deuxièmes plus lucratifs de l’histoire, après le groupe de rock U2.
En fait, les ventes de disques ne sont qu’une source de revenus parmi d’autres dans la « petite entreprise » de Beyoncé et Jay-Z. Selon les calculs du site Celebrity Net Worth, Beyoncé a gagné à ce jour 450 millions $ (347 millions €), et son époux quelques 560 millions $ (432 millions €). De même, Jay-Z, rappeur bad boy comme il le faut, n’est qu’accessoirement musicien ; entrepreneur qui s’assume, il n’a jamais caché son attrait pour l’argent (« Je ne suis pas un businessman, je suis un business, mec (man) »). Son empire touche la musique, la mode, les sports, l’immobilier, et les boîtes de nuit. Il est actionnaire de plusieurs dizaines de sociétés, et monnaye sa notoriété au prix fort dans les publicités. Dès 1996, il a lancé son label Roc-A-Fella (jeu de mots sur le nom de la célèbre famille de pétroliers, les Rockefeller). En 1999, il a créé une marque de streetwear, Rocawear, qui vend des sacs à main et des sweatshirts sur Internet. D’autres investissements incluent les bières Budweiser, les montres Audemar Piguet, divers hôtels, restaurants et magasins de luxe, une équipe de basket, et des joueurs de baseball et de football américain. En 2008, il a lancé sa société Roc Nation (cofinancée par le géant du live entertainment Live Nation), devenue l’une des structures les plus lucratives de l’industrie musicale. Dans ce cadre, Jay-Z produit des chansons pour des artistes mondialisés, et gère la carrière des musiciens très divers allant de l’underground branché à la pop de stade.
Quant à Beyoncé, il s’agit d’une musique très produite, destinée aux adolescentes en premier lieu, qui épouse tous les styles dans la lignée de la pop Motown (voir l’article dans la web-revue de Marc Hiver) : un hybride du r’n’b, du rap, de l’électro et de la soul. De la soupe, diraient certains, non sans raison. Qu’importe l’intérêt musical, Beyoncé, qui ne manque pas de qualités comme chanteuse, est par-dessus tout une image. Métisse originaire du Texas, elle incarne un complexe de questions idéologiques : un au-delà utopique de la ségrégation raciale (déjà présent dans la pop Motown), la transgression sexuelle (voir l’image ci-dessus), et dans le sillage de celle-ci …. le féminisme, désormais un choix de style de vie, une affirmation de soi, et non plus un engagement politique. Certains universitaires américains comme Kevin Allred (université de Rutgers, New Jersey) affirment que la popularité actuelle des cours de gender studies doit beaucoup à Beyoncé et à ses déclarations explicites.
Commentaire : même si la star musicale est désormais intégrée dans une celebrity culture plus vaste, le concept de valeur d’usage accrue que j’ai avancé dans le premier chapitre de mon livre Le Rock (disponible gratuitement sur le site de la web-revue) me semble plus pertinent que jamais. La capacité de l’incarnation en question à rester en prise avec la réalité sociale est néanmoins fragile ; la célébration du métissage a été spectaculairement démentie récemment par les émeutes à Ferguson, Missouri où les tares de la ségrégation raciale n’ont manifestement pas disparu, loin de là.
Sur Beyoncé entre autres et la « celebrity culture », voir aussi « Actualités #10 », juin 2013.
Sources : « Libération », 12 sept. 2014 (Sophian Fanen et Clément Ghys : « Beyoncé et Jay-Z, le couple cash de l’Amérique » ; Fabrice Rousselot : « Jay-Z, le business et la manne » ; Elisabeth Franck-Dumas : interview avec Kevin Allred, « un féminisme qui revendique le droit d’être sexy »).
La mutation de l’industrie musicale au niveau mondial (suite) (#19, avril 2014)
Le mois dernier, cette rubrique a parlé de la stabilisation des revenus de l’industrie musicale en France après presque 12 ans de déclin continu, grâce à la progression du marché numérique, constat qui vaut pour l’Europe dans l’ensemble. Dans les pays scandinaves, la transition vers le numérique est plus avancée, et fait rêver les producteurs ; en Suède, pays de naissance de Spotify, près d’un internaute sur deux est abonné à une offre légale, grâce à quoi le marché global a progressé d’un tiers depuis le point bas de 2008.
Les revenus de l’industrie musicale mondiale issus du streaming par abonnement ont fait un bond de 51% en 2013, dépassant la barre d’un milliard de dollars, selon l’IFPI, l’organisation internationale représentative des producteurs de disques. Il existe 450 services de l’offre dans le monde, et le nombre d’abonnés a quasiment quadruplé depuis 2010 pour atteindre 28 millions en 2013. En revanche, le téléchargement légal, qui portait les espoirs de l’industrie au début des années 2000, donne des signes d’essoufflement au niveau mondial (-2,1% en 2013).
Mondialement, le numérique représente 39% du marché (+4,3% en 2013). Sa progression importante ne compense pas, cependant, un net déclin des ventes en 2013 de l’ordre de plus de 600 millions $ (-3,9%), soit de 15,7 milliards $ à 15 milliards $ (cf. 18,1 milliards $ en 2008, et 30 milliards $ en 2002), en grande partie due à l’effondrement du Japon, deuxième marché mondial (-16,7%), où les ventes de CDs ont longtemps résisté, et où l’offre numérique est relativement peu développé. Si on exclut le marché japonais, le marché mondial a baissé de 0,1% seulement. L’IFPI a aussitôt accusé Google d’avoir traîné les pieds dans la lutte contre le piratage. Son directeur, Frances Moore, affirme que son organisation et d’autres ont envoyé quelques 100 millions de demandes d’enlèvement de contenus illicites à Google, « sans grand effet ».
L’espoir de l’industrie est désormais placé dans les offres de streaming payant. Aux États-Unis, la barre de 50% du marché a été franchie ; dans certains pays émergents, portés par le boom de la vente des mobiles, la hausse est spectaculaire. Selon l’IFPI, le numérique représente 69% du marché en Argentine, et 107% en Afrique du Sud, deux pays où le piratage de CD a longtemps été la norme, et où le réseau de disquaires est faible. L’industrie commence à se tourner vers la Chine, 21ème marché mondial, qui se met très lentement à l’offre légale, alors qu’elle a depuis toujours été le paradis d’un piratage industrialisé, et quasi institutionnalisé. L’IFPI estime que seulement 3% du marche de la musique en Chine (4,9 milliards $) relève du domaine légal. Pour la petite histoire, la meilleure vente mondiale en 2013 était l’album Midnight Memories de l’anecdotique boys’ band britannique One Direction (4 millions d’unités).
La chute brutale des ventes de CD au Japon est un coup dur pour les marchés de musique classique et de jazz, encore relativement importants dans ce pays de grands amateurs, et où se trouvent par exemple les derniers fans du blues et du jazz historiques. Comme je l’ai suggéré le mois dernier, la croissance durable du marché passera pour un regain de passion pour la musique, par la volonté de payer pour l’écouter (et pour la réécouter) dans une reproduction optimale, ensuite de ré-saisir la maîtrise de sa production et de sa distribution. Au taux de compression actuelle (voir « Actualités » #18), un morceau acheté sur iTunes, ou écouté sur Deezer ne contient pas plus que 20% des sons présents dans son équivalent en CD, et pas plus que 2% de la version master sortie de la console d’enregistrement. Historiquement, les améliorations dans la qualité technique des supports de musique enregistrée ont été poussées par une masse critique de mélomanes (que ce soit pour la musique classique, le jazz, le rock, etc.) qui fait défaut aujourd’hui, car réduite à une « niche » très minoritaire. Selon un porte-parole de Spotify France cité dans Libération : « Évidemment, nous pourrions améliorer la qualité sonore, mais cela ne serait un vrai plus que pour une niche de consommateurs […] qui disposent du matériel hi-fi adéquat. Pour une simple écoute au casque ou sur ordinateur, la qualité que nous proposons est amplement suffisante ».
La page va peut-être se tourner. On a vu ces derniers temps le succès de casques de bonne qualité, et une amélioration du son des enceintes grand public. D’après Yvès Riesel, le patron du site français Qobuz (téléchargement en qualité master, et streaming en qualité CD), « l’heure de la haute définition est venue. La 4G permet de streamer de la musique dans la même qualité qu’un CD, et on voit aussi la hi-fi revenir dans les salons ». D’autres acteurs sont sur le même créneau : HD Tracks (téléchargement), et Pono, le baladeur ultra-haute définition promotionné par le chanteur Neil Young (streaming en qualité master). Cette question de la « qualité » pourrait devenir un enjeu dans les années à venir. Mais qualité de la reproduction va main dans la main avec qualité musicale (a-t-on besoin de la haute définition pour écouter One Direction ?), et avec renouvellement de l’offre en termes de styles et de formes.
Sources : « Les Echos » (Gregoire Poussielgue), 18 mars 2014, « Daily Telegraph » (James Titcomb), mars 2014 (consulté dans « The New Zealand Herald », 19 mars 2014) ; « Libération » (Sophian Fanen), 21 mars 2014, pp. 30-1.
L’avenir de l’industrie musicale en France (#18, mai 2014)
Le mois dernier, s’est tenu à Cannes le 48ème salon des industries de la musique, au cours duquel le Syndicat national de l’édition phonographique (Snep), qui représente 80% du marché français, a annoncé que, pour la première fois depuis 2002, le chiffre d’affaires de la musique enregistrée (CD, vinyle et numérique) a progressé en 2013 de 0,9%, hors « droits voisins » (+2,3% en tout). Ce succès très relatif ne dissipe pas le malaise qui existe quant à la survie de l’industrie musicale (en tant que telle), non seulement en France mais dans le monde entier, où l’internet n’en finit pas de bousculer les lignes.
En fait, l’équilibre annoncé tient à peu de choses. Selon Guillaume Leblanc, nouveau directeur général du Snep : « On voit surtout que Stromae a été un booster en vendant un million d’albums en quatre mois à la fin de l’année. » Pour Jérôme Roger, directeur général de l’Union des producteurs indépendants (UPFI), ce genre de succès (il faut ajouter Daft Punk et Maître Gims) est :
« l’arbre qui cache la forêt. 2013 a été une année négative pour les indés, petits ou grands. On revient à une ultra-concentration dans les mains des majors. […] [L’UPFI représente] toujours plus de 80% de la production d’albums en France, mais pour combien de temps encore ? Nos membres continuent de financer des disques, mais ils sont au bord de la rupture. Leurs disques se vendent moins en CD, eux ne disposent pas d’un catalogue de classiques comme celui des majeurs. Lesquels peuvent profiter du streaming aujourd’hui, car elles ont une rente de situation et des revenus assurés. »
Les ventes d’album (+1,6%) doivent beaucoup à quelques disques qui « cartonnent ». C’est le support CD vendu dans les grandes enseignes qui a assuré la grosse part des revenus en 2013, malgré la disparition de Virgin : 367 millions € sur un marché global de 493,2 millions €. Le CD single et le DVD musical ont pratiquement disparu, et le vinyle progresse, mais reste très marginal à 471 000 ventes, soit 1,7% du chiffre d’affaires des membres du Snep. L’ensemble des formats physiques représente 61% du marché français, le reste se partageant entre les « droits voisins » (diffusions radio, copie privée, droits publicitaires), en forte progression (13%), et le numérique (26%). Ce dernier secteur, qui comprend téléchargement légal et streaming, en légère hausse de 0,6%, est néanmoins sujet à des contradictions internes. Le téléchargement légal, de morceaux et moins souvent d’albums, quasi monopolisé par iTunes (Apple), a reculé de 1% en 2013, alors que le streaming a progressé globalement de 4%, et de 9,6% pour les services gratuits financés par la publicité (YouTube, Daily Motion, Deezer, Spotify, etc.).
La tendance de fond, déjà en évidence dans certains pays (la Scandinavie, les États-Unis, Canada), c’est le déclin non seulement du CD, mais aussi du téléchargement payant en faveur du streaming, qui rapporte sensiblement moins aux labels et aux artistes (entre 0,01 € et 0,015 € revient à la maison de disque par titre écouté). Bref, ce n’est pas un modèle économique viable, surtout pour les artistes, ni dans le présent, ni dans un avenir proche. « On n’a pas de visibilité sur les années à venir, constate Guillaume Leblanc. Le streaming s‘est installé, mais les revenus ne sont pas encore au rendez-vous parce qu’il faut beaucoup d’utilisateurs pour le rendre rentable. » Selon un recent sondage Ipsos, 70% des internauts français âgés de 16+ écoutent de la musique en ligne (dont 86% sur YouTube qui reverse une petite partie des revenus de la publicité aux ayants droit). Seuls 8%, soit environ un million de personnes, ont souscrit un abonnement à Deezer, Spotify ou Napster. Pour que ce modèle soit viable dans l’avenir, il faudra convaincre la plupart des utilisateurs de sites en streaming de payer pour le service, ce qui est très loin d’être gagné, et probablement irréaliste.
Encouragé par la ministre de la Culture Aurélie Filipetti, le débat au Midem tournait autour de la question d’un partage plus équitable des plateformes de streaming musical, ainsi que la nature de celles-ci dans le futur. Il s’agit d’empêcher que les mauvaises habitudes du CD se perpétuent dans la nouvelle donne : contrats à tiroirs, clauses cachées, rétrocessions etc. Le rapport commandé par la ministre à Christian Phéline (« Musique en ligne et partage de la valeur »), rendu en décembre, estime que les grosses maisons de disques continuent à bénéficier d’une part trop importante du gâteau, et profitent de leurs catalogues pour négocier des garanties (avances, marchés assurées) et des conditions tarifaires hors de portée pour les petits producteurs. Bruno Boutleux, directeur-général de l’Adami (qui représente les artistes-interprètes) :
« [Après] trois ans de marché de streaming, les artistes font leurs comptes aujourd’hui, et on ne s’y retrouvent pas. De plus, cette question économique est liée à une inquiétude artistique. Le risque, c’est que les plateformes, qui dépensent des sommes folles pour avoir les catalogues de tubes, n’achètent plus les musiques de niche. »
Le danger évident, c’est l’amplification à l’extrême de la situation actuelle d’une industrie à deux vitesses, entre un petit secteur rentable monopolisé par les « majors », facilement disponible, et le reste de la production musicale, perdu dans les limbes numériques, et rejeté pratiquement en dehors de la sphère marchande. C’est donc au nom de la diversité culturelle que la ministre a demandé à l’industrie d’aboutir rapidement à un accord assurant à tous les acteurs un accès aux plateformes dans des conditions transparentes. Faute de quoi, elle entend faire voter un amendement à la future « loi-création » imposant la gestion collective sur le numérique, selon les mêmes lignes que la gestion de la diffusion musicale radiophoniques par le Sacem, qui fait repartir aux ayants droits les revenus qui en sont issus. Mais cette « solution » est rejetée par les producteurs (les labels indépendants inclus), qui préfèrent négocier directement avec les plateformes musicales, et menacent d’attaquer en justice une telle loi, jugée « inconstitutionnelle ».
Sources : « Libération » 4 février et 5 février 2014 (Sophian Fanen).
Lire : Jacob T. Matthews et Lucien Perticoz (dirs), L’industrie musicale à l’aube du XXIe siècle. Approches critiques, L’Harmattan, 2012.
Jean-Michel Jarre : « le streaming, c’est la radio du XXIe siècle » (#18; mai 2014)
Pionnier de la musique électronique grand public dans les années 1970 (qu’on ne jugera pas ici), Jean-Michel Jarre est depuis l’année dernière le président de la puissante Cisac (Confédération internationale des sociétés d’auteurs et compositeurs), qui ressemble les équivalents de la Sacem d’une centaine de pays, et couvre la musique, le cinéma, la photographie et même une partie de la presse. C’est en cette qualité qu’il est venu au Midem cette année pour s’adresser à ce qui reste des professionnels de l’industrie, avec un discours qui rompt avec la position précédente de son organisation. Morceaux choisis d’une interview très intéressante parue dans Libération.
« Je crois que [l’industrie musicale] a accumulé les erreurs depuis vingt ans. Elle s’est ringardisée de fait en voulant rendre les internautes responsables de nouvelles pratiques qui suivaient une évolution technologique. Du coup, on s’est complètement trompés sur l’idée de vouloir absolument faire payer les consommateurs. Aujourd’hui, il faut le reconnaître et le comprendre : l’accès des contenus culturels en ligne sera gratuit. Mais ce n’est pas pour cela que les créateurs ne doivent pas être rémunérés. Pendant des années, les grands acteurs d’Internet ont poussé à fond pour que les créateurs, les producteurs et les gouvernements tapent sur les consommateurs.
« Quand vous écoutez la radio aujourd’hui, ce n’est pas illégal, et pourtant c’est gratuit. C’est parce que les droits ont été payés en amont par le réseau. A l’époque, il a fallu se battre pour que les télés et les radios paient… Nous sommes dans une situation similaire aujourd’hui, alors arrêtons de nous plaindre et discutons autour d’une table, au niveau mondial, avec les grands acteurs d’Internet, les fournisseurs d’accès, les fabricants de smartphones, tous ceux qui se font des milliards sur le dos des créateurs, et mettons au point un partenariat commercial durable. Ces gens ne sont pas nos ennemis. Ce sont des geeks qui ont crée des services devenus des monstres sans même avoir le temps de réfléchir aux dommages collatéraux.
« Bruxelles subit un lobbying d’enfer [dans le cadre des accords de free trade défendus par les Américains] pour en finir avec le droit d’auteur. Certains voudraient le supprimer et acheter de la musique comme on achète des yaourts… Je milite pour le droit d’auteur éternel… Après un certain temps, les revenus tomberaient dans un fonds international… [L’équilibre entre les artistes et les géants d’Internet] s’est rompu provisoirement. Prenez MySpace, c’était le graal il y a dix ans, et aujourd’hui ce n’est plus rien. Il faut que Google et Facebook fassent attention à ne pas être les prochains MySpace, et pour cela, ils ont besoin de nous. La création existait avant l’électricité, elle existera après Internet. Les punks de la prochaine génération peuvent très bien prendre le maquis d’Internet… Si ces grosses boîtes deviennent un peu moins sympathiques aux yeux du public, et que leurs actions s’effondrent à Wall Street, je vous garantis qu’elles vont nous écouter.
« Le streaming, c’est la radio du XXIe siècle, mais le partage de la valeur qu’il dégage n’est absolument pas satisfaisant. Sur l’ensemble des sommes perçues par les sociétés d’auteurs membres de la Cisac, on est à 4% seulement du numérique, et le streaming n’en est qu’une petite partie. On peut donc sérieusement s’inquiéter sur la manière dont les artistes vont être rémunérés dans le futur.
« On oublie que c’est la valorisation de la société qui compte. Le jour où Spotify sera revendu cent fois ou mille fois sa valeur, ce sera grâce à notre contenu ! … Il paraît évident que dans un smartphone qui coûte 500 euros, si l’on enlève la possibilité d’accéder à ce que les artistes produisent, il ne vaut plus que 100 euros. On voit bien qu’il y a des masses d’argent à répartir. Mais c’est simple à concevoir et difficile à mettre en œuvre. »
Source : « Libération », 5 février 2014 (propos recueillis par Sophian Fanen).
Sommes-nous condamnés à la musique au kilomètre, sans valeur ? Il y a beaucoup à dire sur la lente agonie de l’industrie musicale. Comment valoriser la production musicale dans l’ère de la technologie numérique qui dématérialise les anciens supports, et rend tout son patrimoine accessible en ligne, légalement ou non ? L’industrie n’a pas à ce jour trouvé de réponse. Jean-Michel Jarre va jusqu’à entériner l’idée que l’accès à la musique en ligne sera gratuit, et qu’il faut en chercher d’autres formes de valorisation. Si le consommateur ne veut plus payer pour pouvoir écouter tel morceau de musique choisi, force est de conclure que sa valeur (en termes monétaires) est devenue faible ou nulle. Même si l’on ne cherche plus à imputer les difficultés de l’industrie aux seules nouvelles technologies, la recherche de solutions reste confinée à une approche purement économique. Dans le constat de l’effondrement de la valeur de la musique enregistrée, on n’évitera pas la question d’une perte de « qualité », terme qui semble a priori condamné à l’affirmation subjective. On peut, cependant, objectiver cette perte, en comprenant la valeur d’usage de la marchandise culturelle comme un facteur variable (voir « Le rock, chapitre 1 » dans la web-revue).
Le déclin dans la valeur d’usage du support musical se manifeste formellement par l’épuisement de la musique rock et ses dérivés, comme peuvent en témoigner des analyses musicologiques qui mettent en évidence son adhérence continue à une tonalité classique et pauvre, son absence de liens créatifs avec une avant-garde, elle-même exsangue ; sociologiquement par le déclin parallèle de la presse spécialisée, et des contre-cultures organisées autour d’une forme musicale ; et techniquement dans le remplacement du CD par le format MP3, fortement compressé et manquant de dynamique (typiquement, une différence de 6 décibels entre les sons les plus forts et les plus faibles, par rapport à 17 décibels dans le cas, par exemple, de l’album vinyle Harvest (1972) de Neil Young, qui milite aujourd’hui pour une nouvelle norme numérique). Le niveau de compression actuelle flatte les oreilles dans un premier temps, mais rend monotone et lassant l’écoute d’un album en entier (voir l’article de Florent Aupetit dans la web-revue). On pourrait ajouter aussi dans cette perte de valeur l’importance prise du capital mort, représenté par des programmes d’assemblage de sons (pre-sets) et par des échantillonnages, qui remplacent le jeu d’ensemble et la prouesse instrumentale, acquise au prix de milliers d’heures de répétition dans sa chambre, les doigts ensanglantés (lire, par exemple, l’autobiographie éponyme d’Eric Clapton (à droite) chez Arrow Books, 2007). Je pense aussi aux conditions sociales favorisant l’existence d’un vivier de musiciens, sans quoi le jazz et le rock n’auraient jamais pu exister, vivier dépendant de la possibilité d’une vie bohème auto-imposée, essentiellement consacrée à l’apprentissage du jeu collectif (lire l’autobiographie de Keith Richards, Life. Ma vie avec les Stones, Robert Laffont, 2010). Ce serait un comportement risqué, voire suicidaire de nos jours, où l’exclusion sociale définitive guette toute marginalité. En d’autres termes, c’était la capacité à cristalliser et à articuler les idées d’une contre-culture qui a historiquement donné au rock une valeur d’usage accrue.
Schématiquement, on voit deux « solutions » proposées au sein de l’industrie. D’abord, la mise en place de plateformes de streaming payantes plus équitables dans l’espoir qu’on changera radicalement son comportement vis à vis de la musique en ligne. Mais même dans un scénario optimiste, les sommes qui en seraient issues, monopolisées comme à présent par quelques artistes, risquent de rester négligeables pour la plupart des titres, malgré l’égalité d’accès promise. La solution de Jean-Michel Jarre, plus ambitieuse, revendique une part de la valeur boursière des plateformes et des technologies numériques. Mais la centralité de la musique populaire de nos jours dans le succès de celles-ci est très contestable ; est-ce vrai qu’un smartphone ne vaudrait que 100 euros sans accès aux plateformes musicales ? Le second problème, plus grave, est que cette valeur boursière, complètement détachée du chiffre d’affaires dans l’économie réelle, est virtuelle, et ne sera en toute probabilité jamais réalisée (voir « Actualités #15 »).
A lire : Fabien Granjon, Clément Combes, « La numérimorphose des pratiques de consommation musicale », Réseaux, no. 145-46, 2007.
La musique s’inscrit au cœur de la publicité (#18, mai 2014)
« La musique a trop longtemps été et continue d’être la cinquième roue du carrosse des campagnes de pub. On y investit ce qui reste du budget qui n’a pas été « mangé » par la production », dit l’ancien publicitaire Pierre Berville, qui vient de monter sa propre structure, Music Bridge, avec pour ambition de montrer aux annonceurs toute la valeur ajoutée de la musique en termes de mémorisation et attribution accrues de la campagne. Selon certains professionnels du secteur, le budget son d’un spot de pub se situerait en moyenne entre 10 000 et 15 000 euros, alors que celui dédié à l’image oscillerait entre 100 000 et 500 000 euros. Exceptionnellement, l’utilisation du morceau « Revolution » (The Beatles) dans la campagne Orange a coûté 300 000 euros en 2000.
A l’origine d’une revalorisation du statut de la musique dans l’industrie publicitaire en France se trouvent Rémi Babinet, Éric Tong Cuong et Fabrice Brovelli, qui ont fondé BETC Music (Havas) en 1998. C’est Brovelli, avec le film tourné pour Air France en 1999, qui a trouvé une nouvelle écriture publicitaire, où c’est l’image (due à Michel Gondry) qui accompagne le morceau « Asleep from Day » (The Chemical Brothers), et non l’inverse. Les droits musicaux revenaient à 400 000 francs (60 980 €). Brovelli est aussi célèbre pour la campagne d’Evian en 2003 (un remix de « We Will Rock You » de Queen), et dernièrement pour celle de Lacoste (un remix par le producteur et DJ australien Flume de « You and me » par le duo électro britannique Disclosure) lancée en février 2014 : « La musique apporte un élément différenciant à la marque, une proximité et une émotion supplémentaires. » Le montant des droits pour la synchronisation du spot Lacoste est pour l’instant inconnu.
Pour certains groupes et producteurs, les « droits voisins » issus de l’exploitation publicitaire permettent de contrer la chute des ventes des CDs. Estime Eric Tong Cuong (BETC Music), « C’est un deal « win-win ». Les marques veulent diffuser de la musique fraîche, nouvelle, intéressante, que les consommateurs ont peu eu l’occasion d’écouter ailleurs, tandis que les jeunes groupes y trouvent l’occasion de diffuser leurs morceaux synchronisés, de s’exposer auprès du grand public et d’être payés. Nous, nous assumons le rôle de passeurs entre art et commerce. »
Source : « Les Échos », 12 février 2014 (Véronique Richebois).
Lire l’article de Christophe Magis, « Musique et publicité : les enjeux de la synchronisation » sur le site InaGlobal (2014). Christophe Magis a consacré sa thèse à la musique de publicité (soutenue à l’université de Paris 8 en décembre 2012).
Voir l’interview-vidéo de Fabrice Brovelli et Christophe Caurret (BETC Music), mai 2013.
Interview de Fabrice Brovelli sur le site darkplanner.com.
Le rock en toc, ou le creux de la vague (les « tribute bands ») (#12, sept. 2013)
Les tribute bands, idéalement composés de sosies de groupes des années 1970 (Genesis, Pink Floyd, Yes, Led Zeppelin, Queen, Abba), et qui reproduisent les mêmes chansons note à note sur des instruments et des amplis de l’époque, sans oublier les costumes, ont le vent en poupe. The Australian Pink Floyd Show (avec films en 3D, énorme kangourou sur scène pour faire australien [1], et son quadriphonique) a fait une tournée remarquée en France en juin-juillet 2013, et sera suivi par One Night of Queen en septembre-octobre (qui a fait 174 concerts dans le monde entier en 2012). La reproduction à l’identique inclut les mêmes tremblements de glotte dans le cas de Gary Mullen, quasi-sosie de Freddy Mercury, feu le chanteur de Queen, mais sa calvitie l’oblige à porter une perruque sur scène et il se déclare hétérosexuel : nobody’s perfect. Même en France, il y a des faux Beatles (The Rabeats, qui viennent d’Amiens), et du faux Nirvana (Samsara Unplugged Nirvana). Reflet d’une industrie en crise, ils ne se jouent que sur scène ; en effet, sortir un disque réplique de l’original n’aurait aucun sens.
Selon Philippe Manœuvre, rédacteur en chef de Rock & Folk : « Nous sommes, en ce moment, dans le creux de la vague en matière de rock, et des artistes comme Queen, Pink Floyd ou Led Zeppelin ont laissé un répertoire formidable. Il est normal qu’il y ait des musiciens qui l’interprètent. Pour moi, le rock est la musique classique d’aujourd’hui. Quand on joue du Bach ou du Chopin, on ne s’attend pas que ces derniers soient présents au concert, en train de diriger l’orchestre… ». Moins complaisant, le critique et écrivain Patrick Eudeline (ancien chanteur et guitariste du groupe punk Asphalt Jungle) est effaré par ce « barnum musical » : « On se croirait au musée Grévin. C’est le triomphe morbide de l’inauthentique, du simulacre. Autrefois, la musique rock était vivante, elle avançait sans cesse, se renouvelait constamment. Elle défrichait toujours de nouveaux territoires. Aujourd’hui on copie servilement le passé, comme si le temps s’était arrêté, comme s’il n’y avait plus de progrès possible. »
D’après le sociologue australien Shane Homan, auteur d’une étude sur les tribute bands, Access All Eras : « Ces groupes inventent une autre manière de consommer de la musique. Ils battent en brèche la sacro-sainte idée qu’un artiste devrait être forcement authentique, unique, et vénéré pour cela… Le public et le groupe se comportent comme s’ils étaient tous deux acteurs d’un show : ils se glissent dans des rôles en se conformant à des règles tacites. On assiste à une suspension de la croyance. L’espace d’une soirée, les gens dans l’assistance semblent vouloir oublier tout ce qu’ils savent. »
Les tribute bands, selon l’ancien organisateur de concerts Didier Hunsinger, « permettent de voir des groupes légendaires qui se sont dissous, qui ne se reformeront plus, voire dont certains membres sont morts. Un tribute band en honneur de U2 n’aurait pas beaucoup de sens… Parfois, quand vous allez entendre un groupe qui vient de sortir un album, ils jouent deux morceaux un peu tubesques, le reste de son répertoire ne vous dit rien, et, en plus, les musiciens ne sont pas forcément très bons. »
Pour voir l’Australian Pink Floyd Show : https://www.youtube.com/watch?v=1o2Mt-ZZnQs
Source : Patrick Williams, « La vague du rock en toc », Marianne, 848, 20-26 juillet 2013, pp. 80-3.
[1] Bon exemple du concept adornien de « pseudo-individualisation » dans la culture de masse. Voir l’article de Christophe Magis dans la web-revue.
Il serait vain de trop s’indigner par rapport à ce phénomène en lui-même anecdotique, même si spontanément j’aurais tendance à être d’accord avec Patrick Eudeline, qui met l’accent sur l’aspect muséal de la culture rock d’aujourd’hui. On a vu ces dernières années des expositions consacrées à Pink Floyd et à Bob Dylan à la Cité de la Musique (La Villette). Quant à Philippe Manœuvre, passé armes et bagages au jury de l’émission de télé-réalité Nouvelle Star (M6) en 2008, avec les lunettes noires et le blouson en cuir qu’il porte en permanence, il est devenu une sorte de Monsieur Rock ©. Pour journaliste talentueux qu’il eut été (avec d’autres, il a réussi à forger un style en français pour la critique du rock dans les années 1970), il incarne désormais le triste déclin de la culture rock en France. Déjà en 1979, Antoine de Caunes, jeune présentateur de Chorus (Antenne 2), émission consacrée à la captation de concerts, m’a parlé d’un « creux de la vague » dans le rock quand j’étais étudiant-stagiaire chez lui.
Il faut distinguer la reproduction-calque des standards, de l’interprétation singulière d’une chanson existante dans un autre registre ou dans un autre genre : les versions soul de « With a little help from my friends » (The Beatles) par Joe Cocker ou de « Hey Jude » (The Beatles) par Wilson Pickett, ou dans l’autre sens, les versions psychédéliques de « You keep me hanging on » (The Supremes) par Vanilla Fudge et de « Hey Joe » (Billy Roberts) par Jimi Hendrix pour ne prendre que quatre exemples célèbres des années 1968-9 qui me viennent à l’esprit. L’un des actes de naissance du rock fut même une reprise d’un blues d’Arthur « Big Boy » Crudup (1946) par Elvis Presley (« That’s alright Mama », 1954). Les reprises qui se voulaient fidèles avaient leur raison d’être dans les années 1950 et 1960, avant la mondialisation de la musique populaire, quand le marché était organisé en aires nationaux, voire régionaux, et les disques circulaient difficilement d’un pays à l’autre ; ce n’est pas par hasard que la vague du rock britannique est partie de Liverpool, port d’accès aux États-Unis, et occasion inespérée pour des jeunes du coin à entrer en contact avec des marins noirs amateurs de blues qui leur passaient des disques indisponibles chez eux. Le répertoire initial des groupes britanniques (The Beatles, The Animals, etc.) en concert étaient entièrement composé de reprises ; sur le premier disque des Rolling Stones en 1964, 11 des 12 titres sont des reprises. En France, le rock fut lancé à travers des adaptations en français des chansons américaines (Johnny Hallyday). Mais en peu de temps, la capacité à générer des compositions originales « en interne » (qui permettait aussi d’importants revenus de droits d’auteur) sert à démarquer les meilleurs groupes des autres à compétence musicale égale, et fut même la condition de survie de ceux-ci.
Finalement, le phénomène des tribute bands n’est pas si différent que cela d’une tournée des Rolling Stones (qui mobilise jusqu’à 110 camions d’équipements), où ces derniers singent leur propre répertoire, se transformant de fait en jukebox vivant d’eux-mêmes. Il est intéressant de noter que, dans les deux cas, les promoteurs insistent sur le côté convivial, bon enfant, et intergénérationnel du spectacle. Dans les années 1960 et 1970, le concert était aperçu comme une copie (avec les défauts associés à la performance en direct) de l’original, le disque ; la plupart des groupes étaient contraints à faire des tournées épuisantes pour (au mieux) promouvoir leur disque ou (au pire) trouver un public afin de pouvoir accéder aux studios d’enregistrement sous contrat. Maintenant que la musique populaire à destination des jeunes est plutôt assemblée et programmée que « jouée » (malgré la persistance de la scène du rock indé), et qu’elle a perdu la dimension identitaire de ses débuts, sa valeur d’usage provient moins de la jouissance personnelle d’une marchandise que d’une expérience esthétique singulière, à consommer en direct. Place alors aux plus connus, ou à ceux qui « assurent » le spectacle sans originalité, mais sans pépins, sans mauvaises surprises. Dans cette nouvelle donne, les tribute bands occupent un créneau laissé vide par des groupes qui ne tournent plus, ou qui ne sont plus de ce monde (dans le cas des Rolling Stones, il va falloir attendre). On prépare semble-t-il des spectacles (toujours remis) de chanteurs morts mais « présents » en hologramme et en voix enregistrée (Elvis et Jim Morrison sont souvent cités à cet égard). Pour l’instant, il existe le duo d’un faux Elvis et de Céline Dion sur American Idol, en 2007.
Les tribute bands, pour la plupart, reprennent un moment précis dans l’histoire du rock : celui du rock dit « progressif »*, qui sévissait dans la première partie des années 1970, avant d’être balayé par la vague punk et new wave. Ce courant se distingue par l’intégration de motifs classiques dans le format rock, avec la mise en avant de la prouesse des instrumentistes ; les claviers y jouent un rôle plus important que dans le rock traditionnel. Sous sa forme relativement « carrée » (Genesis, Pink Floyd, Queen), le rock progressif se prête bien à la reproduction muséale ; à cet égard, l’assimilation de celui-ci à la musique classique par Philippe Manœuvre est éloquente. On pense inévitablement à l’obscure littérateur Pierre Ménard (dans la célèbre nouvelle de Jorge Luis Borges) qui réécrit Don Quichotte mot à mot, mais avec un sens totalement différent plus de trois cents ans plus tard. Le « moment » progressif (situé dans les années précédant la fin des « Trentes Glorieuses ») se caractérise par la recherche contradictoire d’un prolongement des ambitions utopistes du rock des années 1960 (le rock changera le monde), et d’une certaine respectabilité, voire d’embourgeoisement (le rock vaut la musique « savante »). Quarante ans plus tard, quel est le sens d’une musique reproduite note à note en concert ? « L’esprit Woodstock » n’est plus de mise ; quant à la respectabilité, elle est acquise depuis longtemps (François Fillon et George Bush déclarent aimer le rock). Reste le sentiment d’une forme qui justement ne progresse plus, figée dans une époque perçue comme étant plus heureuse, maintenant que la crise commence à menacer les acquis de la classe moyenne. Vague conscience, de plus en plus difficile à refouler, de la lente agonie du capitalisme tardif ? Le cliché d’un « creux de la vague », qui suppose une relance naturelle de la créativité, est d’une complaisance absolue.
*Voir le livre du musicologue Christophe Pirenne, Le rock progressif anglais (1967-1977), Honoré Champion, 2005.
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Professeur des universités – Paris Nanterre – Département information-communication
Dernier livre : « Les séries télévisées – forme, idéologie et mode de production », L’Harmattan, collection « Champs visuels » (2010)