Cet article, originellement publié en 2014, s’appuie sur un corpus d’entretiens avec des éditeurs et managers du secteur phonographique, ainsi que sur une analyse sémio-musicale d’un disque de variétés. Il pose des hypothèses pour éclairer les conditions d’apparition de la notion de marque dans les discours émanant de la filière du disque.
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Hypothèses pour une analyse de la construction d’une marque musicale [1].
Qu’elles soient issues d’une approche en économie politique de la communication ou d’après une sociologie de la musique (notamment populaire), les études socio-économiques sur l’industrie phonographique ne considèrent habituellement pas la notion de marque comme catégorie scientifique. Cette notion, qui ne trouve pas sa place dans la définition des stratégies traditionnelles du secteur ne semble pas aider à rendre compte des stratégies traditionnelles de la filière de la musique enregistrée. Cependant, le terme, utilisé de plus en plus fréquemment dans le management industriel contemporain où il semble devenir le parangon de la communication moderne, tend également à pénétrer petit à petit depuis quelques années les discours des éditeurs phonographiques. On peut alors se demander comment la marque s’intègre aux routines de ces derniers et ce qu’elle porte de possibilités nouvelles susceptibles de s’articuler à leurs stratégies habituelles. Cette présentation exploratoire, qui s’appuie sur un corpus d’entretiens avec des éditeurs et managers du secteur phonographique, ainsi que sur une analyse sémio-musicale d’un disque de variétés, a pour but de poser des hypothèses pour éclairer les conditions d’apparition de la notion de marque dans les discours émanant de la filière du disque.
La notion de marque dans les discours des acteurs de l’édition phonographique
Afin de bien comprendre ce que révèle la percée de la notion de marque dans l’industrie musicale, il me paraît nécessaire de mettre en perspective son apparition dans les discours des acteurs de la filière avec les mutations qui traversent celle-ci depuis plus d’une décennie. Depuis l’étude de René Péron, qui marque, en France, le début des travaux socio-économiques sur l’industrie du disque à l’intérieur d’une théorie des industries culturelles approchée par l’économie politique de la communication, on constate que la notion de marque n’a pas cours dans les travaux sur la filière musicale [2]. Cette dernière, bien que reconnue comme très fortement intégrée, d’abord aux industries des matériels ou des médias, puis à d’autres industries de la communication [3] – notamment dans le cas des majors – se développe traditionnellement à l’écart des problématiques de droit industriel que porte la marque. Pourtant, depuis quelques années, cette notion commence à percer le secteur. Dans les entretiens qu’ils m’ont accordés lors d’une étude précédente [4], un petit nombre d’éditeurs phonographiques interrogés emploient quelquefois ce terme lorsqu’ils parlent de leur modèle économique, à la manière de celui interviewé dans l’extrait suivant :
L’artiste a évidemment son identité propre ; s’il veut, il est libre de partir quand il veut. Mais c’est vrai que nous, on offre aussi l’identité “Alias Musique” avec la communauté “Alias Musique [5]” et c’est cela qui à mon avis est très différent, c’est ça qu’une major qui a historiquement toujours soutenu des labels comme Johnny Hallyday… Parce que les vrais labels c’est plutôt Johnny Hallyday, Claude François, c’est cela que sont les marques. Nous ici, notre marque c’est “Alias Musique” ; et l’artiste qui va exploser deviendra une image qui sera née chez “Alias Musique”, mais “Alias Musique” continuera à se développer et le label “Johnny” en parallèle se développera (éditeur indépendant, 2009).
J’ai retrouvé ce genre de discours quelques années après, en approfondissant les recherches de ce côté :
Vous savez, je ne devrais peut-être pas vous dire ça comme ça, le milieu n’aime pas trop qu’on parle comme ça, mais il faut pas se leurrer : on a beau être dans la musique, on a beau faire de la production, on doit quand même gérer un business. Et comme dans tout business il y a des marques. […] Dans le business automobile, les marques c’est le nom des constructeurs, c’est le nom des voitures ; chez nous c’est le nom des artistes, des labels, etc. (éditeur indépendant, 2011).
On voit toutefois ici que l’emploi du terme semble problématique, et quelque peu honteux dans le secteur de la production musicale. Également, si la notion tend à se répandre dans les discours des éditeurs musicaux eux-mêmes, en remplaçant d’autres termes utilisés précédemment, elle ne semble cependant pas vraiment supposer encore de stratégie de production nouvelle qui différerait des stratégies qui accompagnaient les termes précédents. Un directeur artistique interrogé m’a ainsi avoué qu’il était « mal à l’aise avec ce nouveau concept à la mode », notamment parce qu’il ne voyait pas en quoi celui-ci induisait des pratiques différentes des stratégies traditionnelles de l’industrie musicale. Il semble donc judicieux, pour la suite des travaux sur la notion de « marque » dans l’industrie musicale, de définir les particularités des éditeurs qui sont plus enclins que d’autres, à utiliser ce champ lexical particulier.
La « marque » Moby sur une montre en partenariat avec Swatch.
La marque au secours de l’industrie musicale en crise : stratégies lexicales de la musique enregistrée en direction du secteur non culturel.
Les éditeurs qui semblent acquis à cette nouvelle notion ont une particularité qu’il nous paraît intéressant de mettre en exergue. En effet, lorsqu’ils sont indépendants, tous qualifient leur modèle socio-économique de résolument nouveau, s’éloignant de l’idéal type traditionnel de la vente de biens culturels aux consommateurs finaux du modèle éditorial, mode de fonctionnement caractéristique de la logique d’édition des marchandises culturelles [6]. Depuis la fin des années 1990, le secteur musical faisant face à une crise historique de la vente des supports, de nombreux acteurs de l’édition phonographique ont tenté d’imaginer des modèles économiques leur permettant de ne plus dépendre autant qu’auparavant de la vente des disques. On voit alors s’opposer, au sein du secteur, plusieurs logiques voire plusieurs modèles socio-économiques, selon un mouvement typique des industries culturelles, caractérisées par « l’affrontement entre modèles » [7]. Certaines stratégies de l’industrie musicale sur la dernière décennie visent le secteur non culturel, qui n’est pas toujours familier des termes utilisés dans le milieu de la culture. Ma proposition est donc que l’adoption, dans le monde de la musique enregistrée, d’un vocabulaire proche de l’industrie traditionnelle résulte d’un double mouvement de l’industrie musicale vers l’industrie non culturelle dans une recherche de moyens de financements, et d’application par l’industrie non culturelle de son vocabulaire commercial au monde culturel auquel elle apporte de nouvelles sources de revenus. Dans une interview accordée en janvier 2012 au blog spécialisé du business de la musique Hypebot, Jeff Jampol, manager et président de Jampol Artist Management et spécialiste du management d’artistes décédés, explique ainsi que des termes comme celui de « marque » sont à utiliser en remplacement des mots spécifiques au secteur artistique, dans le dialogue de ce dernier avec le monde du commerce.
Je pense que le mot « marque » est souvent considéré comme un gros mot et, au passage, il peut vraiment être un gros mot. Quand on parle de l’art et du commerce, c’est un peu comme l’eau et l’huile. Nous devons être le nexus au milieu. […] En tant qu’artiste, quand on crée quelque chose, ce quelque chose est de l’art, qui est par définition pur, non vendable et non quantifiable par personne. […] Et quand on prend cette chose belle, pure, précieuse et valide et qu’on la porte à quelqu’un comme moi en disant « Je veux être payé pour ça », là on se met à vendre, on est dans la vente. Et dans la vente, il faut utiliser les mots de la vente comme « contenu, commerce, marque, consommateurs… » (Jeff Jampol, 2012, trad. C.M.) [8]
Si la dichotomie entre art et commerce est ici un peu simpliste, rendue nécessaire par le besoin qu’ont les industries de la culture de maintenir une certaine aura autour de leurs productions, qu’elles doivent vendre en tant qu’art [9], on comprend bien que l’emploi du terme de marque est relatif à cette dichotomie. On retrouve cette dernière à un niveau plus vaste de rapports entre « art et commerce », et la pénétration d’un vocabulaire industriel contenant la notion de marque et venant se substituer à des notions plus caractéristiques du secteur musical est aussi la conséquence du dialogue entre celui-ci et le reste du business. C’est particulièrement évident dans les entretiens que m’ont accordé certains acteurs de l’édition phonographique, notamment au sein des majors :
Aujourd’hui, par exemple, la tendance est au co-branding. Telle marque automobile va s’associer à telle autre marque de la mode par exemple […]. Les marques peuvent vendre des licences pour l’utilisation de leur image par d’autres marques. Mais… nous aussi, les artistes que nous produisons sont des marques ! Ils génèrent des images fortes ! Des valeurs fortes sont attachées à ces images. Notre business c’est aussi de la création d’images de marque (manager d’une major de l’édition phonographique, 2010).
En tant que maison de disques, notre travail c’est de produire du son, c’est de produire des disques, c’est de produire des artistes. Pour financer tout ça ou même pour la promo, aujourd’hui, on a besoin de faire des synchros publicitaires, on doit associer des artistes à des marques. Certaines majors créent des agences pour gérer leurs artistes comme des marques et les associer à d’autres marques. […] Si on y réfléchit bien, nous sommes des marques ! Les labels de musique ça a toujours été des marques, ils sont caractérisés par des valeurs de marques qui se traduisent en son (éditeur indépendant, 2010).
Les spécialistes de la communication promoteurs de la notion de marque insistent, en effet, sur l’importance pour une marque d’avoir une identité forte cristallisant des valeurs précises [10]. Les créations de valeurs par la mise en scène de matériaux symboliques étant aussi une des fonctions de l’industrie musicale, les acteurs de cette dernière cherchent à faire valoir cette fonction auprès d’acteurs industriels, notamment dans la recherche de nouveaux moyens de financement.
Aussi, si la notion de marque s’introduit dans les discours de l’industrie de la musique enregistrée, apportant avec elle des stratégies spécifiques, ces dernières sont à considérer comme le signe de mouvements du monde musical vers le secteur non culturel dans la recherche de financements nouveaux à l’heure avancée de la « crise du disque ». Les éditeurs phonographiques suivent ainsi le mouvement général des stratégies des acteurs de contenus décrit par Philippe Bouquillion dans son analyse des industries de la culture de l’information et de la communication [11] ; l’apparition d’un terme comme celui de « marque » dans le domaine musical est le corollaire de ces stratégies. Dès lors, sans sous-estimer l’importance de ces dernières dans les modes de financement de l’industrie musicale, il ne semble pas que l’utilisation du terme modifie en profondeur les tâches de création artistique et de production qui doivent toujours se concentrer sur l’enregistrement de titres et la starisation de certains interprètes [12]. Il est même probable que cette nécessité de continuer à se concentrer sur les tâches de direction artistique et de production musicale soit la condition nécessaire à la possible utilisation des produits de l’industrie de la musique enregistrée en tant que marque par le reste du secteur industriel.
Analyse du renforcement d’une marque musicale : le cas de la star Johnny Hallyday
Si, selon ma proposition et d’après l’analyse des discours de certains acteurs du secteur, les marques de l’industrie musicale ne sont autres que les labels ou les stars, qui prennent ce nom lorsque la filière s’appuie en partie, pour financer ses productions, sur des partenariats avec le monde non culturel, nous voudrions proposer quelques pistes pour montrer les processus de création ou de renforcement de ces entités. Les valeurs et l’identité que cristallisent ces dernières résultent d’un travail de construction rarement interrogé dans les études sur la filière musicale mais dont l’étude permettrait de comprendre plus précisément sur quoi se fondent ces « marques musicales ». Dans l’espace ici imparti, je ne peux guère me concentrer que sur le cas d’une marque-star, et je vais étudier pour cela le rapport d’un artiste de variétés vedette avec son disque et la promotion de celui-ci. Je m’appuie sur l’analyse du cas précis de Johnny Hallyday lors de la sortie du disque Le cœur d’un homme en octobre 2007 [13]. J’ai conscience de la nécessité qu’il faudrait d’étendre ce type d’analyse à d’autres exemples de stars particulières, ainsi qu’à d’autres genres [13] et surtout à l’ensemble des processus de construction de la star, depuis le choix du pseudonyme jusqu’à celui des tenues, mais j’estime que les pistes proposées dans le présent article pourront permettre un approfondissement ultérieur des hypothèses sur la création de stars dans l’industrie musicale. De plus, bien qu’on ne puisse tirer de conclusion générale à partir de l’analyse d’un seul cas particulier, il me semble que la place de la vedette Johnny Hallyday au sein du paysage des variétés françaises rend son cas assez exemplaire des processus de starisation que l’on peut trouver dans le secteur.
La star comme personnage du disque
Dans son ouvrage sur les variétés, Antoine Hennion remarque que l’interprète de variétés « fait lui-même partie de la chanson qu’il chante, au titre de son “personnage”. La construction et la publicité de ce personnage ne sont nullement un travail de promotion situé en aval de la création artistique ; au contraire, ce travail est un élément central de la chanson, laquelle ne se conçoit que dans la crédibilité de l’association entre son texte, sa musique et le chanteur » |15]. La promotion des interprètes et des albums s’ancre à l’intérieur même des chansons enregistrées sur le disque. Ainsi, les discours qui sont créés et diffusés autour du lancement d’un disque, dans les écrits qui accompagnent les pochettes ou divers supports de promotion, tout comme ce qui oriente les apparitions publiques ou les interviews contribuent à créer l’image du personnage-star en rapport avec des caractères spécifiques des textes ou des musiques des chansons. On retrouve un phénomène de dialectique d’interpénétration entre le chanteur et sa chanson, à l’image de celui observé par Edgar Morin entre les stars hollywoodiennes et leurs personnages [16].
La star n’est pas seulement une actrice. Ses personnages ne sont pas seulement des personnages. Les personnages de films contaminent les stars. Réciproquement, la star elle-même contamine ses personnages. […] La star détermine les multiples personnages des films ; elle s’incarne en eux et les transcende. Mais ceux-ci la transcendent à leur tour : les qualités exceptionnelles rejaillissent sur la star.Tous les héros que Gary Cooper enferme en lui le poussent à la présidence des États-Unis, et, réciproquement, Gary Cooper ennoblit et grandit ses héros, les garycooperise. Le joueur et le joué se déterminent mutuellement. La star est plus qu’un acteur incarnant des personnages, elle s’incarne en eux et ceux-ci s’incarnent en elle [17].
Si, dans le cas des stars cinématographiques, la dialectique d’interpénétration était un rappel par l’acteur et sur lui de tous les personnages qu’il a incarnés dans l’identification ambiguë du public, on peut déceler, par analogie, ce processus dans le musical. Il s’agirait alors d’une identification possible au chanteur à travers la chanson qui le met en scène et qui appelle également les personnages des autres chansons déjà connues par le public.
Genre musical et image de marque
Le cœur d’un homme est le quarante-cinquième album studio de Johnny Hallyday. Il serait donc une erreur de penser que la starisation de l’interprète ne se met en place qu’à partir de ce disque. Une étude des processus de promotion des disques précédents, en rapport avec les chansons qu’ils contiennent permettraient de dresser un historique des mécanismes de légitimation de la vedette Johnny Hallyday sur l’ensemble de sa carrière. Il est cependant remarquable que l’album Le cœur d’un homme est présenté dès sa sortie comme un « disque de blues », notamment par la presse spécialisée qui voit là pour le chanteur un « retour aux sources d’une musique qui avait irrigué une jeunesse folle, pas encore trop formatée » (Télérama [18]) ou une « volonté de revenir à ses racines musicales » (MusicActu [19]). Ce « retour aux sources » vers un passé mythifié considéré comme plus « authentique » et « moins formaté », qui rappelle un succès ancien du chanteur n’est pas sans jouer de manière intertextuelle avec sa vie publique. En effet, il faut ici rappeler que Johnny s’était, pour des raisons de désaccords économiques, séparé avec fracas de sa maison de disques peu avant la sortie de l’album.
L’insistance sur la reconnaissance d’un disque dans un genre particulier renvoie à une stratégie centrale du formatage des contenus dans les industries de la culture pour limiter les risques de pertes dans un secteur fortement caractérisé par le risque [20]. Cependant, au-delà de la stratégie économique, les valeurs cristallisées dans le genre musical doivent être portées par la star elle-même qui doit paraître légitime dans le genre en question. La biographie du chanteur disponible sur son site internet à la sortie de l’album [21] s’attache à présenter la vie de Johnny Hallyday comme celle d’un héros – rappelons d’ailleurs l’importance des récits hagiographiques dans la starisation des artistes [22] – en appuyant la sortie du disque comme un aboutissement historique de l’œuvre du chanteur, alors que celui-ci retourne à la « musique qu’il aime », dans un genre musical dans lequel il est censé faire autorité.
Cette autorité dans le genre blues est connotée dès la mise en scène de l’image de la pochette. On peut y voir le genre connoté de manière mythique dans l’image de la guitare à résonateur (typique d’un son particulier des genres blues et country américains) ainsi que dans l’américanité de la banquette sur laquelle est assis le chanteur (qui évoque les sièges de restaurants américains dans l’imaginaire populaire). La connotation de ce genre, typique des débuts de la musique populaire américaine du XXe siècle, renvoie au loin à une certaine idée d’authenticité. On peut également voir que l’autorité du personnage par rapport à ces éléments est mise en scène à la fois dans l’élégance de ses habits, sa posture, ainsi que dans tout ce qui, dans cette image, laisse transparaître un sentiment de nostalgie associé au chanteur. En effet, pour pouvoir être nostalgique d’un passé quel qu’il soit, une condition sine qua non est de l’avoir vécu, et cette mise en scène de l’expérience de la vedette dans un passé mythifié tend à la légitimer in fine.
Élément de l’image ou connoté dans l’image | Valeur ou concept |
Élégance (dans la tenue, dans la composition en noir et blanc et le style photographique) | Autorité |
Guitare à résonateur | Blues (à distance Authenticité) |
Aspect vieilli (de l’image, de certains éléments de l’image et de l’aspect effacé du logo) | Authenticité, nostalgie |
Air de Johnny Hallyday | Réflexion, nostalgie |
Nostalgie (évoquée dans les deux éléments précédents) | Autorité |
Tableau 1 – Résumé des valeurs cristallisées par les éléments visibles sur la photographie de la pochette du disque.
Une analyse des chansons permet de voir que ces connotations sont confirmées musicalement et dans les textes. Le blues et les valeurs qu’il cristallise d’authenticité et de sincérité se retrouvent connotés dans l’atmosphère générale du disque, au parti pris très acoustique et aux sonorités chaudes des arrangements très « guitaristiques » (c’est à dire dans des tonalités laissant grande part à l’utilisation de cordes à vide à la guitare). La panoramique, typique d’un enregistrement de concert, et les nombreuses plages supposément improvisées au cours des chansons laissent entendre que la musique défendue est la musique live, dans une atmosphère de bœuf entre musiciens, ce qui renforce à nouveau la caractérisation du genre et l’authenticité qui y est associée – certains clips des chansons du disque appuient ce sentiment en mettant en scène le chanteur en concert dans de petites salles. De même, les accents pentatoniques – à base de la « gamme blues » – de nombreuses mélodies ainsi que les harmonies plagales – enchaînant fréquemment les fonctions harmoniques I et IV – évoquent une sonorité très afro-américaine. Cependant, si le genre blues est suscité, bon nombre des chansons ne l’appellent que par ces fugaces évocations et ne sont pas véritablement qualifiables de blues. Le genre est bien davantage évoqué par des éléments censés le signifier qu’il ne caractérise les chansons de l’album (le format des chansons ressemble davantage aux succès habituels de la variété ou de la pop qu’à la forme particulière des blues authentiques). L’image de la star se construit aussi dans le rapport à ces évocations qui lui confèrent une autorité dans et par le genre suggéré.
« Toute la musique que j’aime, elle vient de là, elle vient du blues »
Je ne poursuivrai pas cette analyse de la musique de manière très détaillée, mais il me semble cependant que l’étude d’un point précis du rapport entre texte et musique dans une chanson de l’album permet de mettre en lumière la continuité des mécanismes de légitimation du personnage dans les chansons elles-mêmes. Ainsi, la quatrième chanson de l’album, Chavirer les foules, propose, dans son texte, une « recette » pour créer une chanson susceptible de rencontrer le succès dans le genre blues. Le genre y est évoqué par la sonorité des guitares et l’alternance d’un chant vocal et d’un contre-chant instrumental en question/réponse, ainsi que par la carrure harmonique générale qui, bien que s’éloignant de l’authenticité du blues traditionnel en 12 mesures, suggère néanmoins des accents « bluesy ». Toute l’orchestration du morceau mime l’atmosphère particulière d’un petit club dans lequel les musiciens viendraient faire un « bœuf » : d’abord un musicien (qu’on imagine aisément chanteur-guitariste) « lance » un motif introductif (riff) sur la pentatonique (gamme liée au blues) de Mi (Fig. 2), puis la voix chante sur un accompagnement basique à la guitare (voir Fig. 3), enfin d’autres musiciens viennent soutenir le chanteur dès le second couplet, ainsi qu’un public qui communie avec le groupe en tapant des mains sur les second et quatrième temps des mesures.
Durant le couplet, alors que le chanteur explique les ingrédients pour faire une chanson à succès, l’harmonie sous-tendue est statique, c’est un accord de tonique, inamovible (I). Dans le refrain, en revanche, le chanteur indique l’effet escompté de l’utilisation des ingrédients qu’il vient de proposer : ça fait « chavirer les foules ». Et l’harmonie vient alors « chavirer » sur l’accord plagal (IV) – voir Tab. 2. À la manière du camelot ou du démonstrateur de foire, la star nous indique la recette et prouve sa validité par le sensible : par le basculement de l’accord I à IV et retour (seul véritable moment de sortie du statisme harmonique de la chanson) la musique imite le chavirement décrit. Voilà un autre mécanisme du renforcement de l’autorité du chanteur dans le genre en question : il nous montre ainsi son expérience ; il « connaît le truc » et le prouve musicalement.
« Une idée forte sur un bon thème Qui sonne bien, qui sonne actuel Un truc qui parle de nos problèmes De nos amours et de nos peines Dans un langage universel »…
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E7 |
…« Ça fait chavirer les foules »… |
A7 |
Tableau 2 – Chavirer les foules – Rapport texte/harmonie dans le basculement du couplet au refrain.
Passant ainsi par la médiation d’un genre comme le blues, qui sert à la fois de déterminant du musical et de réservoir de valeurs associables à l’image de l’interprète, la star se construit dans un réseau complexe d’évocations qui la légitiment en lui faisant cristalliser certaines valeurs. Il me semble que c’est à travers l’analyse de ces réseaux de sens, construits autour de la musique qu’il faut réfléchir les processus de construction des marques de l’industrie musicale et des valeurs qui leurs sont associées.
Conclusion
L’industrie de la musique enregistrée semble s’accommoder petit à petit d’une percée en son sein de la notion de « marque ». En effet, si les éditeurs phonographiques ne semblent pas encore majoritairement réfléchir leurs stratégies en fonction du jargon industriel que le terme porte avec lui, nous avons constaté, dans nos entretiens avec plusieurs d’entre eux, que le terme tendait à poindre dans leur vocabulaire. Le présent article en tire l’hypothèse que c’est, à l’heure d’une crise actuelle de la vente des supports qui bouleverse la stabilité des modèles économiques traditionnels de la filière, dans un dialogue avec des acteurs de l’industrie non culturelle pour diversifier leurs sources de financement, que les éditeurs tendent à adopter des notions comme celle de marque en remplacement des termes usités auparavant, notamment celui de star. Stratégie de réduction du risque qui caractérise les industries culturelles, la création de stars permet d’associer à des œuvres le nom d’artistes reconnus qui cristallisent en eux des valeurs auxquelles les consommateurs de produits culturels peuvent s’identifier. Dans la mesure où, selon les promoteurs de la notion, une marque doit se caractériser par une « identité forte », charriant des valeurs précises, certains acteurs du monde musical peuvent proposer un glissement du terme de star vers celui de marque qui, s’il peut leur accorder l’écoute de potentiels partenaires vers de nouvelles formes de valorisation de leurs productions, ne les oblige toutefois pas vraiment – pour le moment – à un changement radical de leurs stratégies de création. Ainsi, la création de marques musicales passe par la production de titres et la mise en exergue de l’image de vedettes, cette image se construisant, comme nous l’avons vu, dans un rapport étroit entre l’artiste (son image personnelle, la mise en scène de sa vie), ses œuvres (les textes, les musiques, les arrangements musicaux), sa promotion et la promotion de ses œuvres (notamment lors du lancement d’un disque).
En parlant des vedettes cinématographiques, Edgar Morin affirme que la star est toujours publicitaire. Dans l’industrie musicale, on a vu que ce jeu publicitaire – qui concourt à créer des marques musicales – faisait s’entremêler œuvres et promotions dans un système ambigu produisant des mouvements équivoques entre ce qui légitime et ce qui est légitimé.
Notes
[1] Cet article est issu d’une présentation ayant eu lieu dans le cadre du colloque international « La stratégie de marque dans l’audiovisuel » (organisé par le Lara, Toulouse, avril 2012).
[2] René Péron (1978), « Le disque » in Armel Huet (dir.), Capitalisme et industries culturelles, Grenoble : PUG.
[3] Comme, par exemple, les fournisseurs d’accès à l’Internet. [4] Voir Christophe Magis (2012), « La musique comme valeur ajoutée : lorsque les éditeurs deviennent “marques de services” » in Jacob Matthews & Lucien Perticoz, L’industrie musicale à l’aube du XXIè siècle. Approches critiques, Paris : L’Harmattan. [5] Le nom a été modifié. [6] Bernard Miège, Patrick Pajon & Jean-Michel Salaün (1986), L’industrialisation de l’audiovisuel, Paris : Aubier, p. 64. Sur le rapport entre mode de fonctionnement et règle du jeu, cf. Pierre Mœglin (2007), « Des modèles socio-économiques en mutation » in Philippe Bouquillion & Yolande Combès (2007), Les industries de la culture et de la communication en mutation, Paris : l’Harmattan, p. 155 sq. [7] Bernard Miège (2000). Les industries du contenu face à l’ordre informationnel, Grenoble : PUG, p. 45. [8] Interview complète et commentaire disponible à l’adresse suivante : http://www.hypebot.com/hypebot/2012/01/jeff-jampol-on-the-big-business-of-dead-rock-stars-video.html (dernière consultation le 22 mars 2014). [9] Bernard Miège analyse d’ailleurs la persistance du système du droit d’auteur dans les industries culturelles comme moyen de ce maintien, cf. Bernard Miège (2000), op. cit, p. 30. [10] Cf. par exemple Jean-Noël Kapferer (1998), Les marques, capital de l’entreprise, Paris : Éditions d’Organisation. Pour une analyse des discours managériaux sur la communication de marque depuis le début des années 1980, cf. Naomi Klein (2001), No Logo. La tyrannie des marques, Arles : Actes Sud. [11] Philippe Bouquillion (2008), Les industries de la culture, de l’information et de la communication. Les stratégies du capitalisme, Grenoble : PUG. [12] Voir Nicolas Curien & François Moreau (2006), L’industrie du disque, Paris : La Découverte, p. 38 sq. [13] À partir notamment d’une étude approfondie réalisée dans le cadre d’un travail précédent : Christophe Magis (2008), Musicologie du star-système. Essai de socio-musicologie critique des variétés à travers l’exemple de l’image de la star. Mémoire de Master II. Université Paris 8 – « Vincennes à St-Denis ». [14] Ainsi, dans son analyse de la production britannique indépendante de dance music des années 1990, David Hesmondhalgh remarque que la culture dance ne s’appuie pas sur la mise en exergue de l’identité des musiciens, cf. David Hesmondhalgh (1998), « The British dance music industry : a case study of independant cultural production » in The British Journal of Sociology, Vol. 44, n°2 (Juin 1998), p. 234-51. [15] Antoine Hennion (1981), Les professionnels du disque. Une sociologie des variétés, Paris : Métailié, p. 24. [16] Voir à ce sujet mon article précédent sur les stars : Christophe Magis (2013), « Socio-économie des stars dans l’industrie musicale », Web-revue des industries culturelles, juin 2013. [17] Edgar Morin (1972), Les stars, Paris : Seuil, p. 36-7. [18] Article du n°3018, 17 novembre 2007. [19] Article du 14 novembre 2007, url : http://www.musicactu.com/actualite-musique/81713/le-coeur-d-un-homme-johnny-hallyday/ (dernière consultation le 22 mars 2014). [20] David Hesmondhalgh (2007), The Cultural Industries (2nd édition), London : Sage, p. 23. Voir aussi Bill Ryan (1992), Making Capital from Culture, Berlin : De Gruyter. [21] Url : http://www.johnnyhallyday.com/ (dernière consultation le 28 mai 2008). [22] Voir Gabriel Segré (2003), Le culte Presley, Paris : PUF.
Du même auteur dans la web-revue : « Socio-économie des stars dans l’industrie musicale«
MAGIS Christophe, « Les stars comme marques de l’industrie de la musique enregistrée – Christophe MAGIS », Articles [En ligne], Web-revue des industries culturelles et numériques, 2014, mis en ligne le 1er avril 2014. URL : https://industrie-culturelle.fr/industrie-culturelle/stars-marques-industrie-musique-enregistree/
Christophe MAGIS est maître de conférences à l’Université Paris 8 («Vincennes à St-Denis») et chercheur au Centre d’Études sur les Médias, les Technologies et l’Internationalisation (Cemti).