Ce texte est un extrait (pages 139-44) – traduit, intitulé et commenté par moi – du livre de Fredric Jameson, Late Marxism. Adorno or the Persistence of the Dialectic, publié chez Verso en 1990, et resté inédit en français. Les commentaires, qui veulent simplement aider à sa compréhension plus de trente ans après, sont indiqués par des chiffres romains, et les quelques interventions éditoriales dans le corps du texte ont été placées entre parenthèses carrées (David Buxton).
Il est difficile aujourd’hui de discuter de la notion d’industrie culturelle, sûrement le concept adornien le plus influent, mais aussi le plus provocateur et notoire, sans passer par une histoire de sa fortune. Bien qu’il ait été exposé dans un langage cherchant à combiner le philosophique et le sociologique, l’Urtext ([le fameux chapitre dans La Dialectique de la Raison] ; avec Minima Moralia) peut aussi être relu (ou réécrit) comme un essai appartenant à un genre littéraire plus ancien, à savoir la littérature de voyages produite par des Européens à la suite du contact souvent horripilant avec la nouvelle démocratie nord-américaine, en particulier avec l’originalité de ses formes politiques, sociales et culturelles qui, à la différence de celles en Europe, vinrent au monde indépendamment de la lutte des classes contre l’Ancien Régime, dont l’influence a persisté dans le Vieux Monde, dans les marques et les résidus d’une conception pré-bourgeoise de la culture (même là où, selon les termes de la « distinction » bourdieusienne, de telles formes aristocratiques furent adaptées et restructurées par la bourgeoisie elle-même). Cela dit, le choc anthropologique vécu par des mandarins de l’Europe centrale face à l’Autre démocratique de masse du Nouveau Monde était aussi uniquement conditionné par la conjoncture historique inattendue : la montée simultanée, en Europe, du fascisme hitlérien.
Aujourd’hui, cette conjoncture nous paraît moins paradoxale et contingente ; si, en fait, comme le suggèrent désormais les historiens, le moment hitlérien fut une révolution bourgeoise longtemps retardée, et que son violent nivellement petit-bourgeois eut comme résultat objectif la destruction des derniers vestiges des formes aristocratiques, alors les deux phénomènes historiques – la démocratie de masse américaine et l’interrègne nazi en Allemagne – sont étroitement liés. Voilà l’originalité de l’analyse d’Adorno et Horkheimer : d’avoir relié ces deux phénomènes sur le plan culturel ; d’avoir insisté, avec une implacabilité qu’il faudrait voir comme une forme d’engagement politique, sur la nature indissociable de l’industrie culturelle et du fascisme ; et d’avoir mêlé les exemples américains et allemands tout au long de leur exposé d’une manière provocatrice qui ne pouvait ne pas scandaliser. Que la Seconde Guerre mondiale ait terminé avec la victoire de l’industrie culturelle sur sa rivale nazie se comprend comme celle d’une variante au sein d’un même paradigme, plutôt que d’un paradigme sur l’autre.
Ainsi, le concept d’industrie culturelle a originellement exprimé de façon masquée – à travers une stylisation philosophique nouvelle – l’un de ces voyages aux États-Unis dans la tradition de Tocqueville, Dickens et Trollope, dont la familiarité générique a toujours permis aux intellectuels natifs de les rejeter comme autant de préjugés aristocratiques mâtinés du snobisme. Mais pour d’autres intellectuels, situés à gauche – moins attachés aux idées d’exceptionnalisme américain – l’essai d’Adorno et Horkheimer pouvait aussi poser les bases d’une critique culturelle du capitalisme lui-même, à travers l’identification de la culture de masse et de la forme-marchandise. Aux États-Unis, cette critique culturelle fut établie indépendamment des valeurs esthétiques modernistes dont dépendaient philosophiquement Adorno et Horkheimer ; ce, dans un contexte où, dans les années 1950, le modernisme artistique était devenu hégémonique et canonique dans le système universitaire. Dans la décennie suivante, le terrain même de la critique culturelle a changé. Il semble juste d’affirmer qu’aux États-Unis, ce champ d’études, avec ses motivations et ses valeurs, reste associé à la gauche (ce n’est que récemment que des formes de critique venues de la droite, jusque-là épisodiques, ont gagné quelque légitimité).
Mais la gauche américaine, réincarnée socialement dans les années 1960, a aussi redécouvert ses traditions populistes plus anciennes, et a commencé à reformuler ses positions culturelles dans un idiome essentiellement populiste (i). Entre-temps, les traditions européennes du modernisme esthétique, désormais canonisées à l’université, ont été perçues comme ossifiées, « académiques » ; le rejet de ce genre de modernisme par la gauche populaire s’est amalgamé avec l’anti-intellectualisme traditionnel qui caractérise la gauche comme la droite américaine, alors que le modernisme lui-même s’est épuisé en tant que mouvement artistique, menant à la dissolution du moment où, pour reprendre Adorno, « l’art [moderne, techniquement avancé (FJ)] était par définition situé à gauche » (Théorie esthétique).
Alors, un autre aspect de la nouvelle culture de masse des années 1960 – prolongée dans notre époque [1990] – doit être intégré dans la description de celle-ci : la soi-disant culture populaire devient technologiquement avancée (ii). Cette formulation est sans doute inexacte et non dialectique, en ce qu’elle suggère que l’avance technologique est déjà là, attendant que la culture de masse puisse y accéder. Au contraire, ce qui se passe, c’est un bond en avant simultané sur les plans et de la culture de masse, et de la technologie, où pour la première fois les deux développements sont consciemment interconnectés, résultant en l’émergence ensemble de ce que nous appelons maintenant les médias, et la nouvelle culture orientée par ceux-ci. Il faut souligner ce développement, afin de resituer La Dialectique de la Raison dans une perspective historique, et de le lire comme un texte qui est devenu historique ; ce, en dépit de l’impact continu qu’il peut avoir sur nous pour d’autres raisons.
Les produits de l’industrie culturelle critiquée par Adorno et Horkheimer peuvent désormais être identifiés comme le film de genre hollywoodien de série B (avant qu’il ne soit reclassé par la politique des auteurs), les comédies et les séries radiophoniques des années 1930 et 1940 (par exemple, Fibber McGee & Molly), et en musique, Paul Whiteman (le référent juste pour ce qu’Adorno désigne comme du « jazz » (iii), qui a peu en commun avec la culture noire, d’une grande richesse, redécouverte longtemps après) ; [l’industrie culturelle] a aussi quelque chose à voir avec Toscanini (dont la réévaluation actuelle a été d’une certaine façon anticipée par Adorno)(1), et probablement les premières émissions de télévision à la fin des années 1940 (comme celle [de l’animateur] Milton Berle). Quelle que soit la nostalgie investie dans de tels artéfacts aujourd’hui, la coupure structurelle entre ces formes et celles de la culture de masse contemporaine semble suffisamment évidente pour justifier l’hypothèse d’une coupure historique similaire entre la réflexion analytique (ou « négation déterminante » [Hegel]) qu’inspirent ces artéfacts, et la théorie qu’exige la culture de masse de nos jours (iv).
Cette dernière peut être caractérisée en termes de populisme dans la mesure où elle fait montre d’une impatience croissante avec des théories de manipulation, dans lesquelles un public passif se soumet à des formes de marchandisation culturelle, approuvées et intériorisées comme du « divertissement » ou de « l’entertainment ». De nouvelles conceptions de la lecture ont jeté un doute sur ce genre d’idée de la réception ; alors que paradoxalement la description faite par Foucault d’une toile universelle de micropouvoirs dans la société contemporaine (plus funeste et totalisante que tout ce qu’on peut trouver chez l’École de Francfort) autorise des contre-conceptions de « résistance » complètement inconsistantes avec sa source française (où la résistance est toujours un effort de guérillero, individuel, désespéré, et condamné à l’échec). Les théories de résistance dans la culture de masse (de la réécriture, de la réappropriation du texte commercial par des groupes qui n’en étaient pas destinataires) reflètent plutôt un sens de l’élan utopique à l’œuvre dans la production et la consommation culturelles, là où, comme l’a soutenu [le philosophe] Ernst Bloch, la taupe de la collectivité (v) continue à fouiller sous les gratifications individuelles frivoles d’une société privatisée et atomisée.
Les origines utopiques de telles théories, en passant par Marcuse, sont alors beaucoup plus évidentes dans les théories sociopolitiques de la Nouvelle Gauche (vi), où c’est précisément la marchandisation et les désirs de consommation éveillés par le capitalisme tardif qui sont paradoxalement identifiés comme la force motrice d’une insatisfaction plus profonde, capable de saper le système lui-même. Sur le plan philosophique, quelque chose de cette tradition persiste chez Habermas, pour qui les promesses mêmes de la révolution bourgeoise, et de la légalité et de la démocratie bourgeoises conservent la possibilité d’évolution sociale. Quoi qu’il en soit, ironiquement, la composante utopique des théories de la culture de masse issues de la Nouvelle Gauche (vii) qui ont remplacé les notions de manipulation par l’industrie culturelle dérive elle-même finalement de l’autre face, utopique, de la pensée de l’École de Francfort.
La théorisation tardive des nouvelles formes de culture de masse comme autant de matérialisations du postmodernisme semble compléter ces nouvelles positions en même temps qu’elle les problématise en profondeur (viii). La perfection technologique de la culture de masse aujourd’hui (dans une « image » postmoderne où la technologie s’inscrit aussi comme contenu, et qui, comme forme-marchandise, signifie aussi que l’innovation technique est l’objet même de la consommation culturelle) rend en effet plus plausible la dignité nouvellement acquise des objets d’art commerciaux, où une sorte de caricature de la conception adornienne de l’art accompagne désormais la reconnaissance de la sagesse utopique inconsciente des masses consommatrices, dont le goût se voit validé. Entre-temps, la disparition virtuelle de ce qu’Adorno opposait [au goût de masse] – à savoir, le modernisme lui-même – fait dégager le terrain, laissait l’impression d’une culture universalisée, dont la logique décrit désormais un continuum allant de « l’art » au « divertissement » à la place de l’ancienne opposition de valeur entre « haute » et « basse » cultures.
Disparaît donc le point d’Archimède (ix) d’une « expérience esthétique authentique », à partir de laquelle les structures de l’art commercial peuvent être critiquement démasquées ; ce qui n’a pas disparu, cependant, c’est le problème philosophique ancien du vrai ou du faux bonheur (de Platon à Marcuse), et la question de la gratification réelle que donnent, soir après soir, les programmes de télévision d’aujourd’hui, d’une certaine qualité technique et artistique, par rapport à ceux produits par l’industrie culturelle des années 1950 (x). Il y a lieu de penser que le contenu utopique plus profond de la télévision postmoderne prendra un sens quelque peu différent dans une ère de dépolitisation universelle, alors que le concept d’utopie – en tant que version politique de l’inconscient – continue à aborder le problème de ce que pourrait signifier la répression dans un tel contexte. En particulier, il reste à savoir comment interpréter des œuvres dont seul le sens inconscient est politique. Il se pourrait que de tels textes soient des symptômes d’une attente collective sans avoir en eux-mêmes une fonction politique. Alors que le triomphe des théories utopistes de la culture de masse semble quasiment hégémonique, peut-être, aujourd’hui, nous faudra-t-il le correctif qu’apporterait une nouvelle théorie de la manipulation, et de la marchandisation proprement postmoderne (qui ne pourrait être la même que celle, historique, d’Adorno et Horkheimer).
En effet, le chapitre sur « l’industrie culturelle » ne propose aucunement une théorie de culture au sens moderne ; les réactions passionnées qu’il a suscitées, pensant que tel est le cas, viennent de cette méconnaissance. Il suffit, cependant, de relire l’analyse désormais classique de Raymond Williams de « l’hégémonie » pour se convaincre qu’il n’existe aucun concept équivalent dans l’œuvre d’Adorno (ni dans celle de Horkheimer) :
« … un corps de pratiques et d’attentes, agissant sur l’ensemble des activités de la vie : les sensations, et les affectations d’énergie ; les perceptions formatrices de nous-mêmes et de notre monde. Ce sont des sens et des valeurs – constitutifs et constituants, réunis en système – qui, vécus sous forme de pratiques, semblent se confirmer réciproquement, donnant à la plupart des gens un sens de la réalité, absolu, car ressenti, en dehors duquel il est difficile de fonctionner. Pour ainsi dire, au sens le plus fort du mot, c’est une « culture » … (2).
Rappelons que ce passage porte sur l’hégémonie et non initialement sur la culture. Le contraste est encore plus frappant quand Williams revient vers son thème central en poursuivant sa phrase : « mais une culture qui doit aussi être vue comme la dominance et la subordination vécues des classes particulières ». Cela eût été clairement pertinent à la question de l’industrie culturelle, si Adorno et Horkheimer avaient pu la concevoir ainsi en premier lieu. Mais ils ne l’ont pas fait. Du moins en partie, comme en témoigne Minima Moralia, c’est que l’expérience de la « vie mutilée » – mais aussi du Weimar et du nazisme, et même du matérialisme effronté des États-Unis – n’a laissé aucune place pour la stabilité que demande cette façon d’évoquer la reproduction sociale. Il a fallu attendre [Oskar] Negt et [Alexander] Kluge pour que des échos de ce passage de Williams trouvent leur équivalent allemand [Erfahrung, expérience] (3). Il est également possible que l’équivalent traditionnel, Bildung [formation, éducation, culture], soit trop entaché comme concept de classe, et trop évocateur d’une bourgeoisie allemande « immature » pour n’avoir jamais tenté Adorno et Horkheimer.
Ainsi, « l’industrie culturelle » n’est pas une théorie de la culture, mais la théorie d’une industrie, d’une branche des monopoles interconnectés du capitalisme tardif qui font de l’argent avec ce qu’on appelait autrefois la culture. Le sujet ici est la commercialisation de la vie, et les deux auteurs sont plus proches d’une théorie de la vie quotidienne que d’une théorie de la « culture » au sens actuel. La théorie de Williams, en dépit de sa nostalgie apparente, est vraiment contemporaine, car elle correspond à une acculturation de la vie sociale qui est beaucoup plus profonde et « totale » qu’on aurait pu concevoir dans les années 1930 (quand la production industrielle de masse de biens culturels – le « Fordisme » – était dans son enfance). Adorno et Horkheimer restent « modernes » dans ce sens (xi), car bien qu’ils aient énuméré avec prescience toute la gamme de tendances vers ce qui allait devenir la société de l’image (xii), ils n’étaient pas en mesure d’anticiper la transformation dialectique de la quantité en qualité entraînée par l’intensification de ce processus. Leur critique reste donc non une Kulturkritik, mais une Ideologiekritik : comme dans le marxisme classique, « l’idéologie » est ici le concept central, et n’a pas encore été modifiée par les demandes d’un ordre social postmoderne (comme, par exemple, dans la lecture révisionniste d’Althusser) (xiii).
Notes sur le texte (DB)
(i) Par « traditions populistes plus anciennes », Jameson se réfère vraisemblablement à la riche veine de culture populaire aux États-Unis, surtout musicale : le folk, le jazz, le country, le blues, le rhythm and blues (qui a évolué dans le rock and roll, et ensuite dans le rock). Un autre référent possible est la littérature de genre publiée dans les pulp magazines (policiers, science-fiction, horreur, etc.). Bref des formes populaires « pauvres », autrefois méprisées, promues en « culture alternative ».
(ii) Quelques exemples – les miens – de la transformation technologique qualitative dont parle Jameson : la différence entre les serials des années 1930 et 1940 tournés très rapidement en studio (Flash Gordon, Fu Manchu, etc.) et la série des James Bond commencée en 1962 (Dr No), filmée dans des lieux exotiques ; entre les films de science-fiction des années 1950 avec leurs maquettes de pacotille, et la franchise La Guerre des Étoiles (commencée en 1977), qui a eu recours aux nouvelles images de synthèse ; le passage dans le rock des enregistrements de 2 pistes aux 8 pistes dans les années 1960 (puis aux 16 pistes dans la décennie suivante). Il s’agit surtout d’une augmentation importante des budgets consacrés aux formes populaires et de l’expansion correspondante du marché pour celles-ci. Que cette transformation « qualitative » s’étende à l’expression artistique reste un sujet de débat ; certains critiques diraient que l’application des technologies numériques à la production musicale et cinématographique correspond à un appauvrissement sur le plan esthétique. Rappelons aussi que Jameson a écrit ces lignes en 1990, bien avant la domination écrasante du jeu vidéo sur les autres branches de l’industrie culturelle. Cela dit, son interprétation, à savoir que la notion d’industrie culturelle est plus proche d’une théorie de la vie quotidienne, prend une importance renouvelée avec le projet annoncé (2021) d’une extension du jeu vidéo en un « métavers ».
(iii) Paul Whiteman est évoqué sans être nommé dans l’essai d’Adorno « Sur le jazz » (1936) à travers une discussion de son « tube » de 1926, « Valencia ». Les jazzmen explicitement mentionnés dans le chapitre sur l’industrie culturelle sont Benny Goodman et Guy Lombardo (« jeu doucereux »). (Voir Kulturindustrie, Allia, 2012, p. 39). Les références à Fibber McGee & Molly et à Milton Berle viennent de Jameson. La seule émission de télévision qu’Adorno daigne identifier (et encore, indirectement) est « Dante’s Inferno » (1952), un épisode de l’anthologie sérielle Four Seasons Playhouse (« La télévision et les patterns de la culture de masse », Réseaux, 9 : 44-45, 1990 (1954)).
(iv) En l’état, cette phrase très dense reste un peu obscure ; la « négation déterminante » (Hegel) peut se comprendre comme une réflexion prisonnière de son objet d’étude et de ses propres déterminations sociologique, économique et idéologique. Il me semble que, tout simplement, Jameson veut dire que la culture de masse qui a émergé dans le sillage des années 1960, qualitativement différente, demande une autre approche critique, plus dialectique, universelle et totalisante (où l’opposition entre « haute » et « basse » cultures s’est largement dissipée, et où les formes passées, juxtaposables, recyclables, deviennent catalogue) que celle, historiquement située, d’Adorno et Horkheimer. Cette nouvelle approche a été théorisée par Jameson dans l’introduction à son Postmodernisme, ou la logique culturelle du capitalisme tardif (Ensba, 2007 (1991), où il écrit : « …toute théorie élaborée du postmodernisme devrait donc entretenir avec l’ancien concept de « l’industrie de la culture » de Horkheimer et Adorno un rapport un peu près du même type que celui de MTV et les publicités fractales avec les séries télévisées des années cinquante » (p. 16).
(v) « vieille taupe de la collectivité » : cf. Marx, reprenant Hamlet (Shakespeare) : « bien fouillé, vieille taupe ! » dans Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte (1851). L’image évoque un agent qui fait avancer la cause de la révolution sous la surface, subrepticement.
(vi) « Les théories sociopolitiques de la Nouvelle Gauche ». Faute de précisions sur les « théories » en question, « discours » aurait été peut-être un meilleur choix ici. Centrée sur le mouvement étudiant et sur l’opposition à la Guerre du Vietnam, la Nouvelle Gauche fut trop protéiforme, diverse et internationale pour être réduite à un ensemble cohérent de « théories ». On peut mentionner, cependant, la prise de distance par rapport au marxisme orthodoxe et aux syndicats et partis traditionnels (aussi bien communistes que socialistes), et l’émergence de luttes identitaires (féminisme, antiracisme), ainsi que le thème de l’écologie et de la surconsommation. Une référence intellectuelle est L’Homme unidimensionnel (1964) de Marcuse (évoqué, lui, par Jameson).
(vii) « Théories de la culture de masse issues de la Nouvelle Gauche ». Jameson semble référer ici à l’idée répandue dans les années 1960 que les formes culturelles (par exemple, le rock) et les styles de vie issus de la contreculture associée à la Nouvelle Gauche puissent provoquer (ou du moins accompagner) une transformation radicale de la société. Cette « composante utopique » fut reprise en partie par les cultural studies dans les années 1970 qui mettaient en avant une supposée dimension politique des « subcultures ». Voir Jameson, « On Cultural Studies », in The Ideologies of Theory (nouvelle édition élargie), Verso (Londres), 2008, p. 598-635.
(viii) Cette « théorisation tardive » serait à trouver chez Jameson lui-même (voir (iv) ci-dessus).
(ix) Point d’Archimède : point de vue hypothétique où la vérité objective peut être parfaitement perçue, sans contamination subjective.
(x) En anglais : « watching thirty-five hours a week of technically expert and elegant television ». Il est possible que Jameson ait en tête ici la nouvelle « télévision de qualité » de la société de production MTM dans les années 1970 et 1980, par exemple le sitcom « adulte » avec thèmes sociétaux (The Mary Tyler Moore Show), et la série policière « feuilletonnante » avec son mélange « réaliste » de vie professionnelle et de vie privée, sa scénarisation complexe, et ses multiples personnages récurrents (Hill Street Blues). (Voir Jane Feuer, Paul Kerr, Tise Vahimagi (dirs), MTM « Quality Television », British Film Institute, London, 1984). Rappelons qu’au moment où Jameson écrit ces lignes, la chaîne de cable HBO n’était pas encore devenue célèbre pour sa programmation originelle (Oz, 1997-2002 ; The Sopranos, 1999-2005). La seule fiction de télévision traitée dans l’œuvre de Jameson fut justement produite par HBO (The Wire (2002-08), voir lien ci-dessous) ; que je sache, aucune autre émission n’y est explicitement mentionnée.
(xi) « Modernes » et non « postmodernes ». Le modernisme correspond au stade antérieur, dépassé du capitalisme « tardif », « postmoderne » dans la terminologie de Jameson.
(xii) « Société de l’image ». « … Guy Debord s’est engagé à requalifier la société de l’image émergente des années 1950 (déjà postmoderniste avant la lettre) avec l’affirmation que l’image est la forme ultime de la réification de la marchandise » (Jameson, Representing Capital, Verso, 2011, p. 28).
Cf. aussi : « Il saute aux yeux que la technologie de notre propre moment ne possède plus cette même aptitude à la représentation : ce n’est plus la turbine, ni même les silos à grains ou les cheminées de Scheeler, ni la composition baroque des canalisations et des tapis roulants, ni même le profil aérodynamique des train de chemin de fer (ce sont tous des engins de vitesse, qui ont encore cours, du reste), mais c’est plutôt l’ordinateur, dont la coquille extérieure n’a de pouvoir ni emblématique ni visuel, ou encore les enveloppes des différents médias, comme cet appareil domestique nommé télévision qui n’exprime rien mais au contraire implose, engloutissant en lui-même sa surface aplatie d’images. Ces machines sont en effet des machines des machines de reproduction plus que de production … » (Postmodernisme, p. 81). Autrement dit, une société marquée par un torrent d’images à forte valence idéologique, indicateur de la relation qu’entretiennent les nouvelles technologies (électroniques, numériques) et l’imaginaire populaire.
(xiii) Voir Louis Althusser, « Idéologie et appareils idéologiques d’État (notes pour une recherche », http://classiques.uqac.ca/contemporains/althusser_louis/ideologie_et_AIE/ideologie_et_AIE.html (1970).
Notes (FJ)
1. Voir Joseph Horowitz, Understanding Toscanini, Minnesota, 1987 ; voir aussi l’essai d’Adorno sur Toscanini, « La maîtrise du maestro », Figures sonores, Éditions Contrechamps, 2006.
2. Raymond Williams, Marxism and Literature, Oxford University Press, 1977, p. 110.
3. Voir Fredric Jameson, « On Negt and Kluge », October, 46, Fall 1988, p. 151-77. Traduction française de Claire Debard : « Histoire et subjectivité rebelle. Au sujet de Negt et Kluge », Variations, 21, 2018.
Lectures disponibles en ligne
Dans la Web-revue :
a) Thierry Labica, « Présentation de Fredric Jameson », octobre 2012.
b) Marc Hiver, « La question du jazz dans l’esthétique de T.W. Adorno : un obstacle à sa réception en France », novembre 2016.
c) Robert M. Seiler, « Notes sur la tradition britannique de cultural studies », décembre 2019.
Dans d’autres publications :
a) David Buxton, « Une lecture adornienne des séries télévisées », Variations, 22, 2019.
b) Christophe Magis, « Industrie culturelle ou idéologie ? », Variations, 24, 2021.
c) Dossier thématique, « L’industrie de la culture : version originale », coordonné par Alexander Neumann et Jacob Matthews, Variations, 21, 2018.
d) Nicolas Vieillescazes, « Fredric Jameson, mode d’emploi », Contretemps, 24 mai 2012.
e) Fredric Jameson, « Le marxisme face à la postmodernité : entretien avec Stathis Kouvélakis et Michel Vakaloulis » (1993), Période (archive, première publication dans Futur Antérieur, 1994).
f) Fredric Jameson, « Realism and Utopia in « The Wire« , Criticism, 52, 3-4, 2010, p. 359-72.
g) Fredric Jameson, « La fin de la temporalité » (traduit par Nicolas Vieillescazes), Écrire l’histoire, 15, 2015 (2002).
JAMESON Fredric, «Sur le concept d’industrie culturelle – Fredric JAMESON», Articles [En ligne], Web-revue des industries culturelles et numériques, 2022, mis en ligne le 1er avril 2022. URL : https://industrie-culturelle.fr/industrie-culturelle/sur-le-concept-dindustrie-culturelle-fredric-jameson/
Fredric Jameson est né en 1934 à Cleveland (États-Unis). Il a enseigné la littérature et la théorie critique aux universités de San Diego, de Santa Cruz, de Yale et de Duke. Il est l’auteur d’une trentaine de livres, traduits dans de multiples langues, y compris le chinois. Sont parus (tardivement) en français : Le postmodernisme, ou la logique culturelle du capitalisme tardif (ENSBA, 2007) ; La totalité comme complot (Les Prairies ordinaires, 2007) ; Archéologies du futur, tomes 1 et 2 (Max Milo, 2007, 2008) ; Fictions géopolitiques (Capricci, Nantes, 2011) ; L’Inconscient politique (Questions théoriques, 2012).