Ce texte, traduit de l’anglais (États-Unis) par moi, a été posté par Jason Read sur son blog unemployed negativity (original ici) le 27 décembre 2021. Précisons que le film en question a été un échec retentissant au box-office (recettes de 105,2 millions de dollars pour un coût de 190 millions, auquel il faudrait sans doute compter presque autant en frais de marketing) ; par comparaison, Spider-Man : No Way Home, sorti en même temps, a gagné 1386,4 millions pour un coût de 200 millions. Un autre point de comparaison : les trois premiers films de la franchise Matrix (1999-2003) ont gagné 1672,7 millions de dollars pour un coût total de 363 millions (1 $ 2003 = 1,44 $ en 2021). La machine promotionnelle assure généralement le succès mécanique de ce genre de film dès les premiers jours d’exploitation ; c’est l’échec alors qui devient symptomatique. Précisons finalement que le cinéma pèse désormais relativement peu dans l’industrie du divertissement (12 milliards de dollars en chiffre d’affaires mondial en 2020 par rapport à 174,9 milliards pour le jeu vidéo).
Jason Read propose en passant l’idée d’un ralentissement du taux des effets spéciaux, faisant écho à la thèse de Marx sur la baisse tendancielle du taux de profit, thèse controversée qui connaît actuellement un regain de faveur (1). Il serait intéressant d’essayer de relier théoriquement ces deux thèses, tant le blockbuster a été impulsé depuis vingt ans par des innovations purement techniques en matière d’images de synthèse ; pour le reste, il s’est contenté de décliner un concept dont il a la propriété en autant de récits ébouriffés. Désormais, selon Read, le blockbuster semble plutôt s’aligner sur la logique des séries (qui se détachent de leur support historique, la télévision) en primant l’apparition et la réapparition stratégiques des personnages-avatars. La profitabilité des blockbusters a probablement stagné, voire régressé depuis 2012 en dollars constants (voir le tableau dans la Web-revue d’après boxofficemojo.com). Cela dit, depuis belle lurette, la profitabilité ne se mesure plus au niveau d’un film singulier, ni même d’une branche de l’industrie culturelle, mais au niveau d’un holding comprenant une part importante de participations et d’investissements divers. Où se situe alors la valeur ? Dans le capitalisme (très) « tardif », c’est l’industrie des produits financiers dérivés qui prend l’ascendant. Comme l’affirment les économistes australiens Dick Bryan et Michael Rafferty (2), dans cette nouvelle donne, la valeur est ancrée dans un réseau instable de dérivées qui assure la commensuration des « morceaux » de capital. Il n’existe pas donc un seul point d’ancrage pour ceux-ci, mais une série « flexible » de petits points flottants, qui peuvent parfois se trouver à l’échelle des contenus des produits culturels spécifiques. Le capital fictif a besoin justement de fictions (y compris celles de la comptabilité et des statistiques), et la fiction sérialisée (séries, franchises) s’y prête à sa manière (3).
C’est ainsi qu’on peut interpréter la dimension « méta » de Matrix Ressurrections qui, à première vue, semble miner le produit, comme si la Warner voulait solder le compte de la franchise, dont l’opposition entre mondes réel et virtuel serait devenue trop binaire et manichéenne pour sa stratégie future. Le 28 octobre 2021, Mark Zuckerberg (Facebook) a détaillé son plan pour investir massivement dans la création d’un « métavers », combinaison des réalités augmentée et virtuelle, où les gens vont pouvoir interagir avec d’autres dans un monde simulé, bref un monde qui serait attirant et sympathique, et non le cauchemar du Matrix. Aussitôt, le président de Warner Music, Stephen Cooper, a lancé un appel aux résultats, voyant dans le « métavers » l’occasion en or pour se développer dans les cinq ans à venir, d’abord pour la musique sous licence (« le seul véritable langage mondial »), mais aussi pour d’autres activités du groupe : les jeux, les réseaux sociaux et le fitness (4). (David Buxton)
1. Voir notamment Jason E. Smith, Les capitalistes rêvent-ils de moutons électriques ? (Éditions Grevis, Caen, 2021).
2. Dick Bryan, Michael Rafferty, Capitalism with Derivatives. A Political Economy of Financial Derivatives, Capital and Class (Palgrave Macmillan, London), 2006.
3. Lire à cet égard l’article pionnier de Michael Szalay, « L’or flexible de HBO », Variations, 22, 2019.
4. https://news.fr-24.com/divertissement/musique/225686.html
Le premier Matrix est un film sur le travail. Bien avant que Neo ne s’échappe du Matrix, il doit s’évader d’un espace beaucoup plus banal, le bureau à cloisons. Le film fait partie d’une bizarre série en 1999 qui met en scène le travail ainsi confiné, en plein milieu de la bulle dotcom et de la « troisième voie » de Bill Clinton : Office Space, Fight Club, American Beauty, Being John Malkovich. Alors que le capitalisme se portait bien à la surface, ces films racontaient une autre histoire, où le travail draine la vie des employés. Cette idée est figurée littéralement dans Matrix sous la forme de pods suceurs d’énergie, bureaux à cloisons en l’an 2199.
Dans Matrix, on voit deux formes d’évasion de ce monde. La première, à l’ouverture du film, est offerte par le piratage en ligne (hacking). Thomas Anderson/Neo (joué par Keanu Reeves) est un subordonné la journée et un hacker la nuit. Deux vies, deux avenirs différents. La première vie est d’un désespoir rentré, qui pose la question de la nature d’une vie sous contrôle (« qu’est-ce que le Matrix »). La seconde le fait sortir de chez lui, et l’amène à la réponse, au Matrix. Comme on l’a souvent remarqué, le Matrix peut être compris comme une sorte d’allégorie sur Internet, du moins à ses débuts. D’un côté, il y a la capacité à l’auto-invention et à la réinvention, exemplifiée par la collection de styles divers portés par les « personnages numériques », les costumes trois-pièces, les trench-coats et les lunettes noires défiant la gravitation, le tout couplé à l’idéal de la dissémination, voire de la démocratisation du savoir ; n’importe qui peut apprendre n’importe quoi au toucher d’un clavier, même le kung-fu. De l’autre côté, l’ubiquité du contrôle, les agents sont omniprésents, et tout est surveillé. Le succès de Matrix venait non seulement de sa capacité à capter la frustration avec la vie au bureau, mais aussi à esquisser dans l’imaginaire les nouveaux espaces d’évasion créés dans ces mêmes bureaux, sur tant d’écrans d’ordinateur, bref, l’espace du monde virtuel.
Au début de Matrix Resurrections (2021), ces deux identités, ces deux vies, petit employé le jour, hacker la nuit, ont fusionné. Entre en scène Thomas Anderson, concepteur à succès de jeux vidéo, dont trois dérivés de la franchise Matrix. Il n’opère plus dans un espace à cloisons, mais possède un grand bureau à l’angle dans un lieu open plan et fun, avec un café nommé « Simulatte », qui fonctionne comme une extension nécessaire du travail. Les ordinateurs ne sont plus de ternes machines grises le jour, et des lieux d’évasion illicite la nuit, mais les deux en même temps. La frustration et l’ennui ne mènent plus à la recherche de véritables sources de contrôle social, mais à l’évasion. L’un des collègues d’Anderson avoue qu’il a failli échouer au collège en passant tout son temps dans le Matrix. L’évasion n’est plus ce qu’elle était, le contrôle non plus.
On a beaucoup parlé de l’aspect « méta » (commentaire interne sur lui-même) de ce quatrième film de la franchise. Il s’ouvre par une réunion d’entreprise où la Warner demande une suite aux trois premiers films. On nous rappelle que même les films qui encadrent nos fantaisies d’évasion, notre désir de faire exploser les cloisons dans lesquels nous travaillons, ne sont produits que s’ils peuvent faire des bénéfices. Certains, oubliant qu’il s’agit d’une scénarisation, y voient la réticence de Lana Wachowski d’être entraînée de nouveau dans la réalisation. Cette scène fonctionne comme une sorte de théorie du blockbuster, ou du moins celui des années 2000. Comme l’a dit un personnage dans la réunion, « il faut penser au bullet time », référence aux effets spéciaux du film de 1999, où le temps est ralenti, permettant aux personnages d’esquiver des balles. D’après David Graeber, dans le blockbuster, surtout le film de science-fiction, les images de l’avenir sont celles des innovations techniques créées par le cinéma lui-même (1). Pensez à Terminator 2 et le métal liquide du robot T-1000, Jurassic Park et les images de synthèse, et Matrix avec le bullet time. Autrefois, le succès du nouveau film d’une franchise dépendait de ce genre de « truc » (gimmick). Le film de superhéros contemporain (ou film de propriété intellectuelle si on veut inclure la franchise de La Guerre des Étoiles) a rompu avec cette logique. Utilisant les mêmes images de synthèse, il attire le public non par des effets spectaculaires, mais par le retour ou par la première apparition d’un personnage, d’où l’importance de la scène après le générique final.
Loin d’être un détour, cette théorie du blockbuster et de son rôle changeant nous ramène à la nature du cinéma lui-même, la façon dont il théorise, et puis réalise le contrôle. Je dirais que Matrix Resurrections ne trouve jamais vraiment son « bullet time ». Vingt ans après, il n’est pas d’effet nouveau qui le démarque des trois premiers films de la franchise. Pour revenir à l’argument de David Graeber cité ci-dessus, il était un temps où la seule ligne droite du progrès technologique était justement celle des effets spéciaux ; on n’était pas plus près d’explorer le système solaire ou de fabriquer des robots domestiques, mais les figurations cinématographiques de ceux-ci s’amélioraient avec chaque année qui passait. Maintenant, il y a peut-être même un ralentissement du taux des effets spéciaux. Le manque d’innovation technologique au-dehors de l’écran est égalé par les tentatives sans conviction au-dedans pour accommoder les quelques changements techniques depuis le début d’une franchise. Inutilement, dans le dernier Matrix, on entend un personnage dire qu’on n’a plus besoin de téléphones fixes comme interface entre les mondes virtuel et réel. Le Matrix dans le dernier film est en même temps plus limité spatialement (apparaissant comme une ville spécifique, San Francisco, plutôt que le « non-lieu » des premiers films), et plus déconnecté (on y entre à Paris pour ouvrir la porte d’un train à grande vitesse au Japon). Ce dernier aspect s’inscrit dans le globetrotting caractéristique du thriller comme genre. Là où le film semble refléter la transformation d’Internet est que les agents physiques des films précédents, formes de contrôle omniprésentes, rapides et létales, sont remplacés par des bots en grande quantité. Les essaims d’hostilités programmées correspondent au fonctionnement des réseaux sociaux, de même que le contrôle disséminé correspond à la première version d’Internet.
Le film original et Matrix Ressurrections avancent des thèses différentes sur la nature du contrôle. Dans le film de 1999, l’agent Smith explique le Matrix ainsi :
« Saviez-vous que le premier Matrix était dessiné pour être un monde humain parfait ? Où personne ne souffrait, où tout le monde était heureux. C’était un désastre. Personne n’acceptait le programme. Des récoltes entières [des humains servant de piles] étaient perdues. Certains croyaient qu’il manquait de langage de programmation pour décrire votre monde parfait. Mais je crois que, comme espèce, les êtres humains définissent leur réalité par la souffrance et par la misère. »
On retourne encore à l’idée que les êtres humains sont contrôlés non par un idéal, une version idéalisée du monde, mais par le désir et la crainte, par l’espoir et le désespoir. Comme le dit l’Analyste dans le dernier film : « C’est une fiction. Le seul monde qui compte est dedans (il indique sa tête), et vous autres croyez en les pires conneries (craziest shit). Pourquoi ? Qu’est-ce qui valide et rend réelles vos fictions ? Les sentiments. » Il ajoute que les sentiments sont plus faciles à contrôler que les faits. Cette affirmation pourrait se comprendre comme une thèse sur les changements qui ont eu lieu sur Internet, passant d’un conflit sur le contrôle du savoir et de l’information, ou du moins, de la propriété intellectuelle (Napster et Matrix datent tous les deux de 1999), aux réseaux sociaux actuels, impulsés plutôt par le contrôle émotionnel, la manipulation de la colère, de l’espoir et du désespoir.
L’affirmation est intéressante, mais il est difficile de la mettre en valeur dans un film. Le dernier Matrix évoque le contrôle émotionnel à travers un portrait critique de la thérapie et des substances psychédéliques, et de façon plus pertinente, de la famille nucléaire (à travers le personnage Trinity/Tiffany). Mais il ne l’approfondit pas, il ne nous donne pas de représentation conséquente des forces de contrôle émotionnel et affectif qui dominent la vie moderne. Cela s’explique dans la séquence après le générique final, « méta » en diable, qui tient moins à annoncer la suite de la franchise qu’à expliquer la fin du cinéma lui-même. Les sentiments n’ont plus besoin d’une structure narrative quand la vidéo rapide d’un chat ou d’un autre mème ferait l’affaire.
1. David Graeber, « Of flying cars and the declining rate of profit », The Baffler, 19, mars 2012 ; Jason Read, « Terminator : Dark Fate : quand les franchises deviennent conscientes d’elles-mêmes », La Web-revue des industries culturelles et numériques, avril 2020.
Lire aussi dans la Web-revue : Imane Sefiane « De « Neuromancien » à « Matrix », les particularités de l’esthétique cybernétique », 1 janv. 2014.
READ Jason, «Sois méta avec moi : sur « Matrix Resurrections » – Jason READ », Articles [En ligne], Web-revue des industries culturelles et numériques, 2022, mis en ligne le 1er février 2022. URL : https://industrie-culturelle.fr/industrie-culturelle/sois-meta-avec-moi-sur-matrix-resurrections-jason-read/
Jason Read est un philosophe, spécialiste de Marx, Spinoza et Deleuze, qui enseigne à l’université de Maine du Sud à Portland (États-Unis). Depuis 2006, il tient un blog intitulé « unemployed negativity » (recommandé), alimenté plusieurs fois par mois.