Cette polémique des éditeurs de la revue n+1, basée à New York, fut publiée au printemps 2013 (no. #16). Le texte original en anglais se trouve ici. N+1 a été lancée en 2004 par un collectif de jeunes intellectuels de gauche sans affiliation ; elle publie de la critique sociale, du commentaire politique, des essais, de la poésie et de la fiction, ainsi que des critiques de livres dans des numéros avoisinant 200 pages. La revue maintient sa distance par rapport à la théorie académique, mais s’inscrit informellement dans la lignée de l’École de Francfort.
On acte l’exil forcé des intellectuels critiques de l’institution universitaire aux États-Unis, processus bien avancé en France aussi. Le texte est donc en partie autobiographique ; plusieurs phrases dans l’original oscillent entre la première et la troisième personne en parlant des « intellectuels de gauche », terme qui renvoie ici plus généralement aux diplômés « insoumis » de l’enseignement supérieur, surtout en humanités et en sciences sociales ; ce serait un contresens d’y voir des avatars de la figure germanopratine à la française. Lucide, réaliste, l’argument est marqué, malgré la bravade, d’un pessimisme certain, dont est symptomatique la référence tutélaire (mais hors contexte) à Trotski ; il est discutable que son livre classique, passablement utopiste (et à cet égard, cité par Adorno*), retienne sa force et son autorité après le funeste destin des régimes socialistes et la quasi-disparition des partis communistes de masse dans le monde occidental (David Buxton).
La nature culturelle de la politique, la nature politique de la culture : voilà le dilemme principal débattu par les intellectuels de gauche, plutôt entre eux (ce qui pose un autre problème), depuis que les plus âgés d’entre nous fréquentaient des universités où la théorie critique et les cultural studies faisaient fureur impuissante. Pendant deux décennies, la pensée à gauche tourne autour de l’axe culture/politique, quand on patine, et quand il semble qu’on avance un peu. Il y a toujours des phénomènes nouveaux dans cette problématique familière : récemment, par exemple, des intellectuels, des « producteurs culturels » et des diplômés dans les humanités ont adopté une approche sociologique de la culture, y compris de la leur. Cela dit, les nouvelles analyses culturelles à gauche partagent toutes une vieille question : tel objet culturel renforce-t-il notre société injuste, ou la subvertit-il ? Cette question s’applique non seulement aux romans, aux séries, aux régimes alimentaires, aux réseaux sociaux, mais aussi, de façon moins confortable, aux essais et aux livres que nous, intellectuels de gauche, écrivons sur ces objets culturels.
Peut-être la meilleure formulation du problème reste l’essai de Marcuse, « Réflexion sur le caractère affirmatif de la culture » (1937). Pour Marcuse, même quand l’art ou le divertissement ne flatte pas le pouvoir directement, la culture en tant que telle a tendance à affirmer et non à rejeter (negate) l’ordre social existant ; l’avant-goût d’une vie plus heureuse offert par telle forme d’art, ou la commisération pour la réalité du présent offerte par telle autre a aidé les gens à supporter l’état des choses existant. En tant que dialecticien, Marcuse accepte que la culture puisse aussi, parfois, contester, séduire et inciter à la révolution ; il place l’accent, cependant, sur la culture en tant qu’accommodation au statu quo. On pourrait dire que ce pessimisme dominant quant à la capacité de la culture à faire le travail de la politique, nuancé ponctuellement par un optimisme hésitant, caractérise toute la tradition du soi-disant marxisme occidental, auquel appartenaient Marcuse et les autres membres de l’École de Francfort. Beaucoup de leurs projets inachevés et de leurs questions non résolues devaient être repris, consciemment ou non, par la sociologie critique française et par les cultural studies américaines. Le marxisme occidental (non seulement Marcuse, Adorno et Benjamin, mais aussi Lukács, Sartre, Althusser et d’autres) accorde une attention particulière à la culture et à l’idéologie, au détriment par conséquent aux questions de stratégie politique et à l’analyse économique qui avaient tant préoccupé les générations précédentes de penseurs marxistes. Comme Perry Anderson l’a fait remarquer dans Considerations on Western Marxism, ce tournant culturel, commencé dans les années 1920 et en plein essor dans les années 1930, eut lieu dans un contexte de désillusion politique : la défaite de la révolte ouvrière en Allemagne, le durcissement stalinien en Union soviétique, la victoire fasciste en Espagne, etc.
Les considérations culturelles croissent alors que les espoirs politiques décroissent. À vue de nez, cela semble assez vrai pour notre époque, que l’on date le début de celle-ci à la fin des années 1970 quand le reflux révolutionnaire des années 1960 s’apaisait, ou aux années 1990 quand la fin de l’histoire trompetée par les néolibéraux accompagnait la retraite désordonnée de la gauche dans un pays après l’autre. Dans les années 1970, les intellectuels de gauche ont ressenti une déception aiguë face à l’incapacité à jouer leur supposé rôle historique de coordonnateur des avancées de la classe ouvrière. En conséquence, beaucoup de marxistes sont allés jusqu’à renoncer à la désignation même. Pour les autres, cela menait fatalement à une forme d’introversion. Aux États-Unis, Fredric Jameson a cultivé un variant natif du marxisme occidental, avec le même intérêt pour l’idéologie et pour la culture. En France, le marxisant Bourdieu et d’autres sociologues critiques ont révélé le caractère contradictoire de la gauche bien-pensante : la pensée et le goût « progressifs » se prêtent en réalité à une stabilisation régressive de statut et de classe. Il ne semble pas trop exagéré de voir en la réception américaine de Bourdieu depuis une douzaine d’années un noircissement encore plus désespéré du ton mélancolique typique du marxisme occidental. Est-il possible que les diverses critiques des effets du capitalisme n’ont été qu’une façon d’amasser du capital culturel ?
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À partir des années 1960, beaucoup d’écrits dans le cadre des cultural studies s’efforçaient à octroyer à la culture un rôle essentiellement contestataire (ou « négatif » dans le sens de Marcuse). Notoirement, tel universitaire arrivait à trouver des messages subversifs inaperçus dans les spots publicitaires pour McDonald’s, ce qui dépend d’un modèle de l’interaction de l’esprit inconscient et de la politique délibérative trop fantasque pour être explicité. (Vus rétrospectivement, ces étalons cultes (cult studs) possèdent la même dignité grotesque – non une mince réussite – des ados défoncés qui se laissent emporter par des messages secrets à la télévision) (1). L’approche de Jameson a mieux vieilli ; les artéfacts du capitalisme tardif révèlent les contradictions de celui-ci, mais il faut une lentille marxiste pour les voir. Cette sorte de critique culturelle, bien que plus satisfaisante sur le plan intellectuel, a néanmoins mené à la frustration politique. L’entier lexique marxiste, comme celui des autres variétés de la « Théorie » qu’il emprunte désormais, rend impossible tout dialogue entre le militant issu de l’université et l’Américain ordinaire des classes moyennes et ouvrières. (Dans Cavalerie rouge d’Isaac Babel, un jeune journaliste révolutionnaire lit un article de Lénine à haute voix à un groupe de Cosaques illettrés : « il trouve la vérité tout de suite, dit l’un d’eux, comme un poulet qui picore une graine. ») Le discours même (y compris le mot « discours ») de l’universitaire n’a fait qu’élargir la brèche – entre l’intellectuel bourgeois et le travailleur salarié, pour recourir à deux autres termes inaudibles – que la gauche voulait réduire, et un jour faire disparaître. Pour ceux en dehors des campus et des cafés accueillants, les intellectuels de gauche, qu’ils soient marxistes ou non, ressemblaient aux snobs faisant étalage de leur privilège de classe au lieu de l’attaquer, alors que ces mêmes intellectuels ne pouvaient supporter une société autrement insupportable qu’en s’administrant de fortes doses d’art et de théorie difficiles. Ainsi, le caractère « affirmatif » de la culture (Marcuse) a-t-il surmonté même les « négations » implacables de la gauche intellectuelle.
La généralisation de la sociologie de la culture, au sein de l’université et dans des enclaves démographiques en dehors, ressemble de plus en plus à une manœuvre de fin de partie dans le match entre la culture d’opposition et la politique néolibérale. Elle exprime le sentiment contemporain qu’aucune part de la culture ne jette la moindre ombre de négation ; le régime culturel de quelqu’un ne fait que confirmer sa place dans la chaîne alimentaire. Le sentiment que les gens qui aiment tel ou tel écrivain ou musicien sont justement ceux qui devraient l’aimer est soit cynique soit désespéré ; quoi qu’il en soit, il est difficile de l’éviter. Dans ce contexte, on peut avoir l’impression que la politique culturelle de la gauche a fini par admettre l’invincibilité imposante du capitalisme mondial. Qu’un goût idiosyncrasique soit exposé comme une structure sociale anonyme, cela ne fait que renforcer cette structure. Qu’on laisse des personnes issues de l’Asie du Sud diriger des séries télévisées, ou un Noir entrer dans la Maison-Blanche – ces gestes explicites d’antiracisme couvrent un racisme qui n’ose pas dire son nom, mais qui n’hésite pas à recourir à la violence ; rien de mieux qu’un petit coup de diversité pour faire descendre une bouteille de Jim Crow nouveau (2).
Le même piège fonctionne pour notre propre contenu, comme on l’appelle maintenant l’écriture génériquement. Dans Littérature et Révolution (1924), Trotski donne une définition du contenu qui n’est pas trop éloignée du sens contemporain. Chacune des tendances dans la littérature russe, écrit-il, « contenait une conception du monde social ou de groupe ». « L’idée de contenu ne se rapporte pas au sujet, au sens formel, mais à la conception sociale. Une époque, une classe et leurs sentiments trouvent leur expression aussi bien dans le lyrisme sans thème que dans un roman social (p. 177-8). » Trotski croit néanmoins que la culture russe prérévolutionnaire charrie une variété de contenus combustibles et conflictuels, et fait une distinction formelle entre les écrits du « noble imbu de lui-même », et du noble « repenti » (p. 8). Dans notre époque, la pénitence privilégiée compte moins. De plus en plus, la finalité sociale et donc le contenu profond de la culture entière semblent faire partie d’une seule substance identique : c’est le capital qui est le contenu, et sa finalité est de reproduire le capitalisme.
Que faire ? Comment les intellectuels ou les artistes de gauche issus d’un milieu privilégié, ou qui ont acquis les signes extérieurs de celui-ci lors de leur marche à travers les institutions, peuvent-ils faire avancer leurs opinions politiques, au lieu de simplement souligner les frontières de leur niche démographique, et apporter un peu plus de dynamisme au Jaggernâth ? N’est-il pas vrai que la gauche intellectuelle et culturelle ne fait que renforcer, par son caractère de classe, le système qu’elle décrie ? Maintenant, tout le monde, à gauche et à droite, sait poser cette question rhétorique. Ainsi, les néoconservateurs du Weekly Standard, dans un post intitulé « Le marxisme hipster », à propos du journal néomarxiste Jacobin (3) : « [le rédacteur en chef Bhaskar Sunkara] était élevé au comté de Westchester [attenant à la ville de New York], l’une des banlieues les plus riches du pays. Il a étudié à l’université George Washington, l’une des plus chères aux États-Unis à l’époque. […] Sunkara, vous serez contents de l’apprendre, a maintenant des contrats d’édition et apparaît régulièrement sur MSNBC, donc il semble bien profiter de la vie. Mais comment est-ce que cela est censé aider les masses ? »
Touché, dit le système, gloussant au fait que lui aussi profite bien de la vie planétaire. Merci, gens de gauche, pour votre contribution à notre entreprise commune. Chaque centime de votre capital culturel nous aide.
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Et pourtant … et pourtant.
Les choses sont en train de changer. Les symptômes locaux de la crise mondiale en cours ne sont plus limités à la destitution des pauvres, l’élimination sélective de la classe moyenne, et la concentration ininterrompue de richesse chez les financiers parasites. Au sein d’un désastre général, on assiste aussi à un approfondissement de la crise dans les principales institutions de la vie intellectuelle – l’université et l’édition. Un poste universitaire s’ouvre pour quatre nouveaux diplômés d’un doctorat ; le pourcentage est plus bas dans les sciences sociales, et encore pire dans les humanités. Des centaines de candidats luttent pour des postes à des universités de troisième niveau, dont les salaires proposés les qualifieraient à peine pour la classe moyenne ; les perdants finissent comme chargés de cours (adjuncts), ou « managers de cours », à qui on daigne jeter quelques milliers de dollars par semestre. Beaucoup de jeunes avec promesse s’inscrivent en doctorat en fuyant un marché du travail brutal, pour tomber quelques années après sur la même bête, devenue encore plus féroce entre-temps. Désormais, ils sont bien qualifiés pour enseigner « Précaire : la politique culturelle du néolibéralisme » (cours réellement offert par le département d’anglais de la City University of New York (CUNY) au printemps 2011), si on daigne leur donner la chance. Les universitaires en voie de titularisation craignent que les MOOC (Massive Online Open Course) sans frais ne leur donnent dans un futur proche le coup de grâce, là où un millier d’éditoriaux droitiers contre les « radicaux titularisés » n’ont pas réussi (4).
D’autres intellectuels regardent, naïvement, vers le journalisme free-lance et/ou l’édition pour leur donner le moyen de gagner leur vie, malgré le fait que la production de contenus est désormais peu ou pas rémunérée, et que le nombre d’auteurs aux ventes moyennes retenus par les maisons d’édition a diminué depuis vingt ans, à un rythme plus rapide que le rétrécissement général de la classe moyenne. Essayez ce chant toutes les 90 minutes, entre sessions de rédaction :
« Le contenu veut être libre / Mais moi, j’aime mes chaînes / Tout contenu est capital / Le capital n’est pas à moi / Capitalisme ! Suicide ! / Je blogue pour le Borg. »
Alors qu’il devient plus difficile pour la plupart des gens de gagner correctement leur vie, il devient plus difficile, à un rythme plus rapide, pour les intellectuels aussi. « En général, écrit Trotski, la place de l’art est à l’arrière de l’avancée historique. » Aujourd’hui, beaucoup d’intellectuels, d’écrivains et d’artistes peuvent au moins se mettre en plein milieu d’une vague grandissante de précarité sociale.
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Logiquement, il semble qu’il y ait trois conséquences possibles de l’insécurité économique croissante des intellectuels et « producteurs culturels » parmi une population générale décapée par le même souffle. Ces possibilités ne sont nullement exclusives ; toutes les trois sont, dans une certaine mesure, inéluctables, et déjà existantes. Ce sont les proportions de leur réalisation qui donneront la réponse à la question de la relation entre les intellectuels et la population générale, classiquement formulée par le marxisme en termes d’hégémonie et de révolution culturelle.
Une possibilité – la pire – serait l’exacerbation du caractère de classe de la culture. Dans ce scénario, puisque très peu de gens sans moyens indépendants risqueraient une carrière d’écrivain ou d’artiste, certaines souches vitales de la culture deviendraient, de manière plus exclusive qu’aujourd’hui, l’expression d’une strate de la classe supérieure. Il n’est pas impossible que la littérature, l’art et la philosophie ne soient relégués à un passe-temps pour l’élite oisive (comme dans la France prérévolutionnaire).
Une deuxième possibilité, en cours de réalisation aujourd’hui, serait le confinement de pans entiers de la culture, non à une seule strate socioéconomique, mais à des archipels démographiques perdus dans les mers montantes de la production commerciale de masse. Les jeunes pourraient renoncer à un emploi dans l’art ou dans la littérature, sans renoncer à la consommation de ceux-ci. Occupant des boulots ennuyeux et mal payés, ils se serreraient dans certains quartiers des grandes villes, consacrant leurs soirées et leurs week-ends à la culture (plus au linge sale, aux courses et au nettoyage). Cela n’a pas l’air si terrible ; il ressemble à l’existence confortablement déçue, ponctuée par la crainte du chômage, de la moitié des gens que nous connaissons.
Mais le confinement d’une grande partie de la production culturelle aux heures de loisir de quelques enclaves bohèmes entraîne des coûts réels pour la culture qui en résulte. L’art et la pensée provocateurs, sans espoir d’une large audience vraiment susceptible d’être stimulée ainsi, glissent facilement dans l’administration de la « provocation » aux personnes lasses qui n’en demandent rien. L’idée d’une avant-garde menant la charge devient – est déjà devenue – impossible ; l’audience populaire recherchée a déserté depuis longtemps, et les officiers sans troupes ne font que redessiner leurs uniformes selon les cycles de la mode. Des querelles à propos de médailles et de rang prennent la place de ce que Gramsci a appelé la guerre de position ; l’hégémonie culturelle – le climat d’opinion qui prévaut – est abandonnée sans conteste au capitalisme.
Une troisième possibilité, plus optimiste, aperçoit dans ce nuage noir et pluvieux un espoir de révolution culturelle (5), d’un rapprochement entre intellectuels et non-intellectuels, où les premiers deviennent plus comme des travailleurs, et les derniers plus comme des intellectuels ; ce, sans que l’élargissement de la vie culturelle ne diminue sa vivacité et ses réussites artistiques. Au contraire, comme le dit Trotski : « La puissante force de l’émulation qui, dans la société bourgeoise, revêt les caractères dans la concurrence de marché, ne disparaîtra pas dans la société socialiste. Pour utiliser le langage de la psychanalyse, elle sera sublimée, c’est-à-dire, plus élevée et féconde. Dans la mesure où les luttes politiques seront éliminées […], les passions libérées seront canalisées vers la technique et la construction, également vers l’art qui naturellement deviendra plus mûr, plus trempé, forme la plus élevée de l’édification de la vie dans tous les domaines, et pas seulement dans celui du « beau » ou en tant qu’accessoire (p. 176). »
Dans la célèbre vision concluante de Littérature et Révolution, la révolution culturelle n’est pas un nivellement, mais un soulèvement tectonique. Quand la culture deviendra un jour la propriété commune de tous, « l’homme moyen atteindra la taille d’un Aristote, d’un Goethe, ou d’un Marx. Et au-dessus de ces hauteurs, s’élèveront de nouveaux sommets (p. 194-5). »
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Existe-t-il un chemin qui mène vers ces sommets depuis les contreforts néolibéraux d’aujourd’hui ?
Nous assistons à un déclassement aigu des intellectuels ; certains d’entre nous le vivent. Nos créances précieuses sont de plus en plus inutiles pour créer des revenus, et – espérons-le – de la prestige social. Cela devrait signifier que la plupart des intellectuels se résignent à tomber dans la classe moyenne inférieure ou la classe ouvrière, les marqueurs « méritocratiques » – contenus des bibliothèques et des iPod, diplômes – leur accordant de moins en moins de statut social, à leurs propres yeux et aux yeux des autres. Cela ne veut pas dire qu’il ne restera pas une élite culturelle qui se protège, et qui entasse son prestige ; l’hostilité à la critique – une aversion pour la dispute productive – chez des écrivains, des artistes et des universitaires qui s’apprécient mutuellement est la preuve actuelle d’une mentalité de siège. Mais on peut espérer autre chose ; l’exposition chez les intellectuels au danger socioéconomique donnera peut-être une nouvelle pertinence à ce qu’ils produisent. Se pourrait-il que l’engagement continu des intellectuels de gauche et des artistes militants déclassés à leurs vocations, malgré des prospectives atrophiées et du prestige érodé, donne à notre travail une force et une crédibilité qu’il manque jusqu’ici ?
Depuis quelques décennies, les diverses options politiques des intellectuels, des hipsters, des artistes et des universitaires semblent aux gens de l’extérieur, et de plus en plus à nous-mêmes, comme autant de types de capital culturel, fonctionnellement affirmatifs, stabilisateurs par rapport au système, et neutres en termes de contenu. Dans les années à venir, il pourrait être plus facile pour les intellectuels et pour leur audience projetée de croire que ce qu’ils font et ce qu’ils disent relèvent de la conviction, et non de la recherche de capital culturel. Pour continuer d’exister en nombre suffisant sans l’aide des universités, des maisons d’édition, des familles fortunées, et des patrons riches, les artistes et les intellectuels seront marqués par un certain sacrifice. Si nous voulons travailler dur – « il faut travailler, rien que travailler », écrit Cézanne à Rilke, probablement la seule devise commune aux artistes et aux penseurs – beaucoup d’entre nous seront amenés à quitter les îles démographiques où notre concentration fait augmenter les loyers. Lâchés sans protection dans les champs sombres de la république, nous trouverons de nouvelles choses à dire, et avec de la chance, un nouveau public à qui les dire.
Révolution culturelle ou lutte pour une nouvelle hégémonie de gauche – appelez-le ce que vous voulez -, la prolétarisation du monde bohème pourrait mener à une mise en cause ProBo au consensus Bobo quant à l’embourgeoisement inéluctable de toute culture. Pour employer de vieux termes marxistes (quelque peu rafraichis après une longue sieste historique), le conflit serait entre intellectuels « organiques », alliés à la classe ouvrière, et intellectuels « traditionnels », convaincus de leur indépendance, même s’ils dépendent d’une classe dirigeante qu’ils renforcent. Les intellectuels organiques ne seraient pas seulement ceux provenant de la classe ouvrière, mais aussi ceux qui tombent dedans. Cela n’écarte pas le militant aisé à la Friedrich Engels. Mais les appels à la révolte contre sa propre classe auraient plus de sens si la menace de révolte est réelle. Il existe la possibilité qu’un rapprochement entre la culture et la reste de la vie, entre intellectuels et non-intellectuels pourra accomplir en partie le vieux rêve d’une esthétisation de la société, d’une socialisation de l’art, et la régénération des deux. Cela aussi a fait partie du programme du socialisme et de la révolution culturelle.
En termes pratiques, où va cette rhétorique ? C’est ce qui nous reste à découvrir ; sinon, c’est un discours hypocrite et élitiste de plus. Les institutions réformables doivent être réformées, et celles qui ne sont pas réformables doivent être remplacées ou abandonnées. L’astuce est de savoir ce qui est réformable : que penser de l’université par exemple ? Jusqu’au moment où un nouveau système d’éducation supérieure et continue est en place, on doit demander que les chargés de cours soient mieux payés, que les doctorants soient syndiqués, et que l’université soit gratuite (ce qui ne couterait pas plus que 2 ou 3 % du PIB). Ce sont des luttes qui en valent la peine. Mais il faudra de nouvelles institutions aussi : on devrait poursuivre l’établissement d’écoles d’éducation continue progressistes peu chères (comme le Brooklyn Institute for Social Research, au milieu de New York), ou d’universités gratuites et autosuffisantes (comme la Deep Springs College, au milieu de nulle part en Californie) (6). Ce sont deux institutions s’adressant à une élite, mais un changement de quantité peut se transformer en qualité (pour citer la deuxième loi de la dialectique d’Engels). Plus ce genre d’école sort de terre, plus il devient facile de séparer l’éducation du privilège de classe. Chaque nouveau groupe de lecture ou collectif de recherche est un pas dans la bonne voie.
La prolétarisation en cours des intellectuels suscite de nombreuses questions. Devrions-nous abandonner les éditeurs commerciaux avant qu’ils nous virent ? Jusqu’ici, nous ne l’avons pas fait, mais nous avons essayé – comme d’autres – de combler le vide laissé par la concentration de l’industrie. Dans notre propre travail, devrions-nous tendre vers un langage et une forme populaire plus accessible, ou voir, en la futilité croissante d’essayer de gagner notre vie en écrivant, une licence pour l’expérimentation ? En cherchant des loyers moins chers et du terrain fécond pour de nouvelles institutions, devrions-nous quitter Brooklyn pour les provinces ? (Croiserons-nous des amis universitaires fuyant dans l’autre sens ?) Ou devrions-nous rester, et lutter pour le contrôle des loyers et le droit à la ville ? Et comment répondre au reproche familier : si vous voulez changer et non simplement interpréter le monde, pourquoi ne pas renoncer à l’écriture et devenir organisateur ou activiste ? Une réponse est qu’apprendre à organiser, comme apprendre à écrire, prend des années, et qu’on ne peut substituer un rôle pour l’autre ; nous devons être des activistes amateurs. Une autre réponse est que si les activistes sont indispensables, les intellectuels le sont aussi. Les mots d’Adorno défendant sa version de la sociologie critique viennent à l’esprit : « Ce n’est pas seulement la théorie, mais aussi son absence qui devient une puissance matérielle dès qu’elle saisit les masses (p. 428). » Cela a toujours été le problème – pour les théoriciens et pour les masses.
Ces réponses tentatives au problème du rapport entre la culture et la politique peuvent sembler vagues et confuses. Nous essayons de savoir que faire à partir d’une position instable dans un contexte d’effondrement des institutions et de crise généralisée. D’autres réponses à ce dilemme, honnêtes mais forcément incomplètes, peuvent être proposées, et avec elles, pas mal de bullshit évasif ; une bonne oreille saurait distinguer entre les deux. Nous ne pouvons saluer l’échec des institutions qui nous ont fait vivre, mais nous pouvons remercier ces structures en voie d’effondrement d’avoir proposé le secours d’un choix individuel, en politique et en culture. Bobo ou ProBo ? Mentalité de siège (nous, écrivains, sommes solidaires) ou échappée au-delà des murs (nous sommes dans le même bateau que tout le monde) ? Réformer les institutions existantes, les remplacer, cultiver son jardin, ou se retirer dans sa cabane Unabomber (7) ? Rejoindre les intellectuels traditionnels dans la recherche du soutien des think tanks, des fondations, des individus fortunés, des entreprises transnationales, ou contribuer à la révolution culturelle ? Le vieux jargon marxiste ne compte plus pour grande chose, qu’il soit adopté ou rejeté. Ce qui compte, c’est l’histoire qui nous pose une question à propos de notre contenu et notre finalité dans une société où l’insécurité va croissante. Question qui, d’une façon ou d’une autre, il faudra formuler de manière aussi profonde que possible ; car nous y répondons avec nos vies.
Références
ADORNO (T. W.), « Sociologie et recherche empirique », in Le Conflit des sociologies, Payot, 2016.
MARCUSE (Herbert), « Réflexions sur le caractère « affirmatif » de la culture », in Culture et société, Minuit, 1970.
TROTSKI (Léon), Littérature et Révolution, 10/18, 1964, disponible en ligne <classiques.uqac.ca>.
Notes du traducteur (DB)
*Théorie esthétique, Klincksieck, 1995, p. 235.
1.Jeu de mots sur l’abréviation forcée cult studs = étalons cultes, par extension hommes (cultes) bien montés. Allusion viriliste à l’inféodation des cultural studies à quelques grandes figures (masculines).
2. Jim Crow : lois (nommées après un personnage de minstrel show) promulguées dans les États du Sud entre 1877-1964 pour entraver les droits constitutionnels des Noirs, notamment le droit de vote. Au sens figuré, la discrimination raciale persistante. La métaphore alcoolisée fait allusion à la célèbre marque de bourbon Jim Beam.
3. Weekly Standard : hebdomadaire néoconservateur fondé en 1995, très actif dans la campagne de presse en faveur de la guerre d’Irak. Diffusion : 100 000 (2012). Publié en ligne uniquement depuis décembre 2018. Jacobin : magazine trimestriel de gauche (plutôt socialiste démocratique avec une pincée de Trotski) basé à New York, fondé en 2010 par Bhaskar Sunkara à destination d’une jeune génération non liée par les paradigmes de la Guerre froide. Diffusion : 40 000 (dont 30 000 abonnés).
4. Aux États-Unis, les universitaires sont d’abord nommés à des postes provisoires en tenure track. La titularisation (tenure) n’intervient qu’après six ans, lors d’un examen administratif de la performance (enseignement, publications, service à l’université). Tenured Radicals : titre d’un livre retentissant de Roger Kimball publié en 1990, qui critique des universitaires titulaires « radicaux » pour avoir abusé leur position privilégiée (et protégée) afin de propager et d’imposer leur point de vue au détriment des valeurs humanistes traditionnelles. Le livre marque le début des culture wars, contre-attaque néoconservatrice contre l’institution en tant que telle, vue comme étant généralement dominée par des idées gauchistes.
5. Allusion au proverbe « every cloud has a silver lining » (à quelque chose malheur est bon).
6. Brooklyn Institute for Social Research : institut indépendant d’enseignement pour adultes, en humanités et en sciences sociales, fondé en 2012, sans but lucratif. 85 cours et 1000 inscrits en 2017. Deep Springs College : petite institution autosuffisante en humanités, fondée en 1917, et située sur un ranch isolé à 45 kilomètres de la petite ville de Bishop, Californie, près de la frontière avec le Nevada. Les études sont gratuites, mais les étudiants (moins que 30) doivent travailler un minimum de 20 heures par semaine sur le ranch ; bref, une micro-université pour cowboys cultivés. Pourquoi pas, mais mérite-t-elle d’être citée comme exemple d’une politique culturelle à gauche ?
7. Unabomber : surnom donné par le FBI à Theodore Kaczynski (1942-), mathématicien surdoué qui démissionne de l’université en 1970 afin de vivre seul dans l’arrière pays du Montana, où il construit une cabane, et cultive des idées anarcho-écologistes et néo-luddites. Entre 1978 et 1996, il envoie 16 colis piégés artisanaux à diverses personnes travaillant pour des entreprises technologiques, faisant 3 morts et 23 blessés. Condamné à la prison avec perpétuité en 1998. Auteur d’un manifeste d’une certaine tenue intellectuelle, traduit en français chez Jean-Jacques Pauvert, 1996, et réédité chez Climats en 2016. Sujet d’une minisérie sur Netflix, Manhunt, 2017.
REVUE N+1 , «Révolution culturelle – éditorial, revue « n+1 » », Articles [En ligne], Web-revue des industries culturelles et numériques, 2021, mis en ligne le 1er mai 2021. URL : https://industrie-culturelle.fr/industrie-culturelle/revolution-culturelle-editorial-revue-n1/