1. « [Le travail improductif], c’est du travail qui ne s’échange pas contre du capital mais immédiatement contre du revenu, donc du salaire et du profit (et naturellement contre les divers éléments, tels l’intérêt et les rentes, qui participent au profit du capitaliste en qualité de co-partners* (associés) […]. Un comédien par exemple, un clown même, est par conséquent un travailleur productif du moment qu’il travaille au service d’un capitaliste (de l’entrepreneur*), à qui il rend plus de travail qu’il n’en reçoit sous forme de salaire, tandis qu’un tailleur qui se rend au domicile du capitaliste pour lui raccommoder ses chausses ne lui fournit qu’une valeur d’usage et ne demeure qu’un travailleur improductif. Le travail du premier s’échange contre du capital, le travail du second contre du revenu. Le premier crée une plus-value ; dans le cas du second, c’est un revenu qui est consommé.»
Marx, Théories sur la plus-value (« Le Livre IV du Capital »), trad. sous la direction de Gilbert Badia, tome 1, Éditions sociales, 1974, p. 167. Les mots suivis par un astérisque sont en français (ou en anglais) dans l’original.
2. « Ici, le travail productif comme le travail improductif sont toujours considérés du point de vue* du possesseur de l’argent, du capitaliste, et non pas celui du travailleur. Un écrivain est un travailleur productif, non pas parce qu’il produit des idées, mais dans la mesure où il enrichit l’éditeur qui publie ses écrits ou encore s’il est travailleur salarié d’un capitaliste. »
Ibid., p. 168.
Commentaire
Il faut préciser d’abord que Théories sur la plus-value est une première rédaction grossière (en grande partie des notes faites par Marx de sa lecture des économistes classiques, Adam Smith et David Ricardo) en préparation du quatrième livre prévu, mais jamais écrit, du Capital. Les cahiers, remaniés et corrigés, furent publiés à titre posthume par Karl Kautsky entre 1905 et 1910. Ces passages sont tirés d’une discussion de La Richesse des Nations d’Adam Smith, à qui Marx rend hommage pour avoir « défini le travail productif comme travail qui s’échange immédiatement contre le capital ». Smith prend pour modèle du travail productif « le travail d’un travailleur de manufacture [qui] se fixe et se réalise d’« objet particulier », ou de « marchandise vendable », qui subsiste tout au moins pendant un certain temps, une fois le travail terminé ». Le travail du domestique, par contre, est le modèle du travail improductif : « ses services disparaissent ordinairement à l’instant même où ils sont rendus, et laissent rarement une trace ou une valeur ».
Marx se démarque d’Adam Smith en étendant la définition du travail productif à des « services » immatériels pour peu qu’ils s’échangent contre du capital. Il agit d’une extension de la notion de « service », qui n’est plus limitée aux prestations du domestique, ou du tailleur « qui se rend au domicile ». Autrement dit, le travailleur salarié qui rend un service à d’autres génère du profit, si celui-ci est approprié par le capitaliste ; au temps de Marx, le travail des « services » sortant de la sphère domestique pour intégrer la sphère marchande n’est qu’à ses débuts. Cité par Marx, Adam Smith prétend que « le souverain avec tous ses officiers de justice et les autres officiers à son service, ainsi que toute l’armée et la marine, sont les travailleurs improductifs […], les comédiens, les bouffons, les musiciens, les chanteurs d’opéra, les danseurs de ballet, etc., font partie de cette classe ». En fait, « cette classe » occupe un statut très ambigu, allant de l’entrepreneur de spectacles au travailleur non payé, parfois producteur de valeur sous forme de marchandises, parfois prestataire de services. L’artiste (musicien, comédien) est tantôt salarié par un studio, tantôt rémunéré sous forme de droits si (et seulement si) la valeur se réalise. À cette fin, l’industrie culturelle emploie, directement ou indirectement, les services d’une armée d’« agents de circulation », travailleurs improductifs dont le poids devient plus important à mesure que l’industrie murit. Ainsi, dans le cinéma des blockbusters, les frais de marketing peuvent être aussi onéreux que le budget de production ; à cela, on peut ajouter d’autres frais « improductifs » comme le travail de juristes, de négociants, de publicistes, etc.
Il est peut-être plus propice ici de mobiliser la distinction faite ailleurs par Marx (dans le fameux « Chapitre VI » inédit du Capital) entre la subsomption formelle et réelle du travail au capital. Dans la subsomption formelle, le travail conserve largement son côté artisanal, mais le travailleur œuvre désormais pour un capitaliste plutôt que pour lui-même. Dans la subsomption réelle, le processus de travail subit des transformations (introduction des machines, réorganisation du travail) afin d’accroître la productivité ; c’est le mode de production capitaliste qui façonne progressivement la production du début à la fin. Ainsi, dans le cinéma moderne, le travail de marketing intervient lors de la conception du produit, et non plus « après coup ». De même, dans la subsomption formelle, la survaleur est dite « absolue », et s’obtient par le prolongement de la journée du travail, ou par l’intensification physique du travail ; dans la subsomption réelle, la survaleur est dite « relative », et s’obtient par l’amélioration de la productivité grâce aux machines, et à la réorganisation plus efficace du processus de production. La logique de cette dernière est de remplacer le travail vivant par des machines, faisant accroître le poids du capital fixe dans la composition organique du capital. Force est de constater que l’industrie culturelle a toujours été caractérisée par un grand écart entre le travail quasi artisanal des « artistes » (qui restent formellement soumis au capital) et la mécanisation de la production comme dans toute autre industrie. Mais la tendance à long terme est bien « l’avatarisation » des travailleurs « créatifs », comme en témoigne dorénavant la domination des jeux vidéo sur les autres branches de l’industrie ; dans le cinéma, les figurants et les décors ont généralement été remplacés par des images de synthèse.
3. « Un entrepreneur* de spectacles, de concerts, de bordels, etc. achète la disposition temporaire de la puissance de travail des comédiens, des musiciens, des prostituées, etc., in fact* […] il achète ce travail dit « improductif » dont les services « disparaissent ordinairement à l’instant même où ils sont rendus », et […] ne se fixent ni se réalisent en un « objet durable » […]. En les vendant au public, il récupère leurs salaires et obtient un profit. Et ces services ainsi achetés lui donnent la faculté de les acheter à nouveau, c’est-à-dire qu’ils renouvellent eux-mêmes le fonds* sur lequel ils sont payés.
« Il est vrai que ces services sont payés à l’entrepreneur lui-même sur les revenus du public. Mais il est tout aussi vrai que cela vaut de tous les produits dans la mesure où ils entrent dans la consommation individuelle. Un pays ne peut certes exporter ces services en tant que tels, mais il peut exporter ceux qui les fournissent. C’est ainsi que la France exporte des maîtres de danse, des cuisiniers etc., et l’Allemagne des maîtres d’école. »
Théories sur la plus-value, tome 1, p. 178.
Commentaire
Encore une fois, la distinction établie par Adam Smith ne tient plus à mesure que les « services » d’autrefois intègrent l’économie des « profits » (Marx ne parle pas de survaleur), et devient même exportables en étant incarnés par des personnes salariées qui représentent le génie de chaque pays. L’échelle passe subitement, sans élaboration théorique, à la production d’un capitaliste individuel à celle d’une économie nationale. La référence aux « comédiens, musiciens et prostituées » exprime le sous-développement de ce secteur du temps de Marx, qui parle en réalité de la transition des métiers de service sous le féodalisme vers le capitalisme marchand émergent. On est loin de l’industrialisation d’un secteur qui comprend jusqu’à 80% des emplois dans certaines économies avancées d’aujourd’hui. Dans ce contexte, et la distinction classique de Smith et l’élargissement de la notion de travail productif par Marx sont dépassés ; contrairement à ce que dit Marx, les services peuvent être exportés (un serveur informatique par exemple), mais cela reste marginal dans l’économie mondiale, largement en raison de la barrière de la langue. De façon corollaire, il n’est pas utile de faire appel à une quelconque définition de « service » de la part de Marx, forcément archaïque. Certains métiers qualifiés d’improductifs comme enseignant (à condition qu’il ne travaille pas pour une entreprise privée) ont toujours fait partie d’un secteur public dépendant des revenus d’imposition ; encore une fois, la part « improductive » jouée par l’État dans l’économie moderne est sans commune mesure avec celle du temps de Marx. L’industrie culturelle de nos jours pourrait difficilement exister sans aides publiques sous la forme de subventions directes, de régulations et d’avantages fiscaux.
4. « Des frais qui renchérissent le prix de la marchandise sans lui ajouter de la valeur d’usage, qui appartiennent donc pour la société aux faux frais* de la production, peuvent être une source d’enrichissement pour le capitaliste individuel. Ils n’en conservent pas moins un caractère d’improductivité puisque le supplément qu’ils ajoutent au prix de la marchandise ne fait que répartir également ces frais de circulation. »
Marx, Le Capital livre 2, tome 1 (trad. Emma Cogniot), Éditions sociales, 1960, p. 126.
Commentaire
Il serait utile de reprendre la notion de « faux frais » (pour Marx, en passant, « les services du médecin font en tout cas partie des faux frais de production » (Théories, p. 179)), à savoir de nombreuses activités en amont (enseignement, formation) et en aval (vente) et à côté (soins médicaux, nettoyage, comptabilité, services juridiques) du processus de production, qui le plus souvent n’obéissent pas à la logique de la valeur. Comme le remarque Anselm Jappe, « la plupart des « faux frais » sont [aujourd’hui] à charge de l’État. Avec les impôts et les autres revenus, l’État finance tout ce qui est trop cher même pour les entreprises les plus grandes (la construction des chemins de fer en est l’exemple historique le plus connu) ou qui ne peut pas être organisé selon les critères habituels du profit, tout en restant indispensable » (p. 154-5).
Il faut extrapoler de la distinction opérée par Marx : aujourd’hui, quand les « services » occupent une place si importante dans l’économie, il ne sert pas à grand-chose de décider si tel emploi est productif ou non. Citons de nouveau Anselm Jappe sur ce point :
« C’est seulement au niveau du capital global qu’on voit le caractère productif ou non productif du travail : les personnes qui à l’intérieur d’une entreprise sont préposées au nettoyage, par exemple, ou à la comptabilité sont des travailleurs non productifs. Ils constituent un mal nécessaire pour une entreprise. Leur organisation en entreprises spécialisées offrant leurs services aux autres entreprises, qui alors n’emploient plus des travailleurs fixes pour ces tâches, crée de la [survaleur] pour les propriétaires de ces entreprises de service, et constituent le secret de ce qu’on appelle la « tertiarisation ». Mais ces profits pour les capitaux particuliers s’annulent au niveau du capital global (malheureusement, ce fait n’est pas assez développé dans l’argumentation de Marx), où ces activités représentent toujours une déduction de la [survaleur] réalisée par le capital productif » (p. 153-4).
Autrement dit, l’expansion relative du secteur non productif exerce une pression vers le bas sur le taux de profit global ; la baisse du taux de profit fait diminuer le taux d’investissement, ce qui ralentit l’accumulation du capital, justement parce que les services constituent des coûts de fonctionnement additionnels à financer avec la somme totale de survaleur.
5. « Tout le travail immédiatement social ou collectif à une assez grande échelle requiert peu ou prou une direction, dont la médiation assure l’harmonie des activités individuelles, et qui assument les fonctions générales nées du mouvement du corps productif global, par opposition au mouvement de ses organes autonomes. Un violoniste seul se dirige lui-même, un orchestre a besoin d’un chef. Cette fonction de direction, de surveillance et de médiation devient la fonction du capital dès que le travail qu’il a sous ses ordres devient coopératif. En tant que fonction spécifique du capital, la fonction de direction acquiert des caractéristiques spécifiques. »
Marx, Le Capital, livre 1 (traduction révisée sous la responsabilité de Jean-Pierre Lefebvre), Éditions sociales, 2016, p. 325 (p. 372 dans la version de 1983 et de 1993).
Commentaire
Comme le dit Ludovic Hetzel dans son commentaire détaillé du livre 1 du Capital, l’exemple est étonnant, car l’exécution d’une pièce musicale ne semble pas appartenir à la sphère de la production matérielle ; pourtant Marx la considère comme un travail productif de musique. Le travail productif ne se limite pas à la production d’une « chose » matérielle. Pour Hetzel, « c’est ainsi le concept de travail productif lui-même qui s’élargit spontanément au maximum, même si Marx ne thématise pas cette question ici » (p. 594).
Il est aussi surprenant que « [la] fonction de direction, de surveillance, et de médiation » soit assimilée au principe général d’organisation, et non à une exploitation. À cet égard, le rôle joué par le chef d’orchestre, qui impose son interprétation sans demander leur avis aux instrumentistes, est loin d’être dépourvu de toute oppression ; le fonctionnement d’un petit combo de jazz ou d’un groupe rock est plus égalitaire en principe (mais non en pratique, d’où claquements de portes et renvois sommaires). L’enjeu théorique ici, exploré plus amplement dans le chapitre 6 du livre 2 du Capital, est l’assimilation des fonctions directives, techniques et logistiques au travail productif (car productives des valeurs d’usage), alors que la fonction de surveillance (qui ne sert qu’assurer la production de survaleur pour le capitaliste) est improductive. Cette distinction joue un rôle dans l’appréciation de l’apport créatif des uns et des autres dans l’industrie du cinéma : ainsi les réalisateurs, les scénaristes et les opérateurs (et depuis la numérisation de la postproduction, les monteurs) peuvent prétendre à des honoraires négociés individuellement, et éventuellement à une part des bénéfices ; il y va de même pour le producteur (et parfois, l’ingénieur du son) dans l’industrie musicale. Il s’agit pour Marx d’un apport essentiel à tout travail collectif, capitaliste ou non, alors que d’autres fonctions (surveillance, marketing) sont déterminées par l’organisation spécifique au mode de production capitaliste. En réalité, les fonctions de direction et de surveillance sont souvent jouées par une seule et même personne ; la distinction est donc analytique, et à ce titre, à discuter.
Lectures
BUXTON, David, « De qui vient « l’apport créatif » dans la production des séries télévisées » (2014), https://industrie-culturelle.fr/industrie-culturelle/apport-creatif-production-series-televisees-david-buxton/
HETZEL, Ludovic, Commenter Le Capital, livre 1, Éditions sociales, 2021.
JAPPE, Anselm, Les Aventures de la marchandise, Denoël, 2003 (nouvelle édition, La Découverte, 2017).
BUXTON David, «Quelques passages de Marx touchant à la production culturelle», Articles [En ligne], Web-revue des industries culturelles et numériques, 2022, mis en ligne le 1er juillet 2022. URL : https://industrie-culturelle.fr/industrie-culturelle/quelques-passages-de-marx-touchant-a-la-production-culturelle/
Professeur des universités – Paris Nanterre – Département information-communication
Dernier livre : « Les séries télévisées – forme, idéologie et mode de production », L’Harmattan, collection « Champs visuels » (2010)