Cet article fut publié dans l’édition en ligne de la revue américaine Jacobin magazine, le 29 mai 2022. L’original en anglais se trouve ici (David Buxton).
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Elon Musk
Elon Musk se présente comme un personnage issu de la science-fiction, prenant la pose d’un inventeur ingénieux qui enverra une mission équipée à Mars d’ici à 2029, ou d’un avatar de Hari Seldon (protagoniste de la série Fondation d’Isaac Asimov), visionnaire qui organise quelques siècles à l’avance le sauvetage de l’espèce humaine. Même son humour geek semble être influencé par Le Guide du voyageur galactique.
Mais bien qu’il s’inspire de la science-fiction, c’est un mauvais lecteur du genre. Il idolâtre Kim Stanley Robinson et Iain M. Banks, tout en ignorant leurs opinions socialistes, ainsi que d’autres traditions spéculatives au sein du genre comme le féminisme et l’afrofuturisme. Comme beaucoup de présidents d’entreprise à Silicon Valley, il voit la science-fiction principalement comme un dépôt d’inventions cool qui attendent de voir le jour.
L’engagement de Musk avec la science-fiction est donc superficiel, mais il y a un auteur en particulier qu’il lit attentivement : Robert A. Heinlein. Il a désigné Révolte sur la Lune (1966) de Heinlein comme l’un de ses romans favoris. C’est un livre libertarien classique qui se situe juste derrière La Grève (Ayn Rand, 1946) comme pièce de propagande de la cause néolibérale. Il a inspiré le prix Heinlein qui récompense les activités commerciales dans l’espace, gagné par Musk en 2011 (et par Jeff Bezos en 2016).
Révolte sur la Lune a popularisé le slogan « on n’a rien pour rien » (there’s no such thing as a free lunch), souvent cité depuis par les opposants à la taxation progressive et aux programmes sociaux. Il s’agit d’une colonie lunaire qui se libère, à l’aide de la technologie avancée, du parasitisme des Terriens dépendants de l’assistance sociale et gaspilleurs des ressources naturelles. Ici, il semble bien que Musk ait été sensible au message de l’auteur.
On n’a rien pour rien
Heinlein a rempli sa fiction avec des hommes grandes-gueules qui prétendent être de parfaits polymathes. Ceux-ci mènent tout le monde à la baguette, prennent des décisions sur un coup de tête, et ne tiennent aucun compte des conseils, quelles qu’en soient les conséquences. Autrement dit, ils se comportent exactement comme Musk, le PDG de Tesla. Souvent, Musk attire des investisseurs par des coups médiatiques plutôt que par la science et l’ingénierie, stratégie d’autopromotion qui fait penser à l’entrepreneur de l’espace D. D. Harriman dans la nouvelle de Heinlein, « L’homme qui vendit la Lune » (1950).
Le souci de Heinlein n’est pas de critiquer le capitalisme, loin de là. Révolte sur la Lune décrit une colonie lunaire, forcée par l’Autorité lunaire centrale d’envoyer des ravitaillements à la Terre pour les affamés en Inde. Les citoyens lunaires, les « Loonies »*, se révoltent contre un monopole d’État, et établissent une société caractérisée par des marchés libres et d’un gouvernement minimal. Les Loonies se réjouissent de la catastrophe malthusienne qui suivra le retrait de leur aide alimentaire, car ils pensent que l’effondrement démographique transformera ultérieurement les assistés de la Terre en « personnes plus efficaces et mieux nourries ».
En plus de son libertarianisme de base, le roman fait l’apologie de ce qu’Evgeny Morozov appelle « le solutionnisme technologique », la croyance que tout problème politique ou social peut être résolu avec la bonne solution technique. Les racines de cette idéologie remontent au mouvement technocratique des années 1930, qui comptait parmi ses adhérents le grand-père de Musk. Musk a repris ce legs, promouvant la voiture électrique comme solution au changement climatique. Dans son optique, c’est l’innovation privée (et non l’intervention étatique ou le militantisme) qui sauvera le monde.
Révolte sur la Lune participe de la même tournure d’esprit. Bien que les Loonies prônent des principes libertariens – nous apprenons que le droit humain le plus fondamental est le droit de négocier dans un marché libre -, ceux-ci sont secondaires au fait que la Terre est en train de drainer de l’eau et d’autres ressources de la Lune à un rythme qui mènera à la famine.
La réaction des Loonies au problème se veut scientifique. Nous apprenons qu’un groupe insurrectionnel est comme « un moteur électrique » : il doit être dessiné par des experts en pensant à sa fonction. La conspiration révolutionnaire des Loonies prétend que « les révolutions ne sont pas gagnées en recrutant les masses. La révolution est une science dont seuls quelques-uns ont la compétence. Elle dépend d’une bonne organisation, et surtout, de la communication ». Fort de ce principe, l’un des conspirateurs, l’informaticien Mannie, dessine leur système de cellules clandestines comme un « diagramme informatique » ou un « réseau neural », planifiant comment l’information circulera entre révolutionnaires. La meilleure façon d’organiser ne passe pas par la délibération démocratique ni par l’expérience pratique, mais par les principes cybernétiques.
Le manque d’intérêt chez Mannie pour la persuasion politique est une force, et non une faiblesse, car il lui permet de voir les gens comme de simples nœuds dans un réseau. En effet, sa narration tout au long du roman se sert du langage d’ingénieur pour décrire les interactions humaines. Il décrit une femme comme « autorégulatrice, comme une machine dotée du feedback négatif » ; les gens sont vus comme des mécanismes à remanier. Une des entreprises de Musk, Neuralink, vise à réaliser cette idée à travers la création d’une interface entre cerveau et machine.
Pour Mannie et ses co-conspirateurs, l’apport démocratique de la masse constitue du « bruit » qui ne peut que brouiller les signaux transmis d’une direction élitiste au réseau interconnecté de subordonnés. Même quand l’heure vient d’écrire une constitution pour l’État libre de Luna, les conspirateurs recourent à des ruses de procédure pour neutraliser les membres du Congrès qui n’appartiennent pas à leur clique. Dans la fiction de Heinlein, les individus malins prévalent à la démocratie de masse ; c’est une bonne chose.
Le roman pousse le solutionnisme à l’extrême quand Mannie utilise un superordinateur doué de sensation nommé Mike pour renverser le gouvernement colonial terrien sur Luna. Anticipant l’exubérance des entreprises dotcom, Heinlein suggère qu’un ordinateur peut fomenter du changement, mieux qu’un mouvement ou une organisation. Les tactiques révolutionnaires de Mike reflètent l’obsession du roman pour la communication : une grande part du livre est consacrée aux efforts de dresser l’opinion publique contre l’Autorité lunaire et de semer la confusion dans les rangs gouvernementaux à travers du piratage et des campagnes médiatiques. Comme les guerriers du clavier d’aujourd’hui – Musk en est un – l’élite révolutionnaire chez Heinlein veut changer le monde en manipulant l’information.
Quand la guerre révolutionnaire éclate, la supériorité technique de Mike émerge comme le facteur décisif. Contrôlant des catapultes électromagnétiques, le superordinateur fait projeter des rochers qui s’écrasent sur la Terre avec la force des explosions atomiques. Les Nations fédérées de la Terre acceptent alors d’accorder leur indépendance aux colonies lunaires après cette démonstration de force. À la fin, les Loonies réussissent leur émancipation politique grâce à un gadget.
Les marchés et les machines
Ultérieurement, ces idées ont nourri ce que Richard Barbrook et Andy Cameron appellent l’idéologie californienne, un mélange d’utopisme technologique et de libertarianisme économique épousé par les artisans et les ingénieurs du numérique travaillant à Silicon Valley. Comme l’observent Barbrook et Cameron, les évangélistes de l’idéologie californienne sont souvent des fans de science-fiction qui apprécient Heinlein, et qui se voient comme des rebelles contreculturels, faisant advenir un âge d’or de la liberté en construisant le marché électronique. Ils croient que, libéré des contraintes physiques et étatiques, le marché produirait de nouvelles technologies pour faire face à tout problème, à tout besoin possible.
À la base, Révolte sur la Lune reflète le dogme répandu qui voit la cybernétique comme la clé de la compréhension de l’univers. Dans cette croyance, tout, que ce soit des marchés ou des écosystèmes, apparaît comme des processeurs de l’information fondés sur des mécanismes de feedback. Comme un thermostat, ils réagissent aux circonstances changeantes sans contrôle humain. Puisque l’économie est un système autorégulateur trop complexe pour être comprise, encore moins maîtrisée par des humains, les idéologues californiens affirment qu’elle devrait être isolée de l’interférence démocratique par un ordre juridique mondial élaboré par des experts néolibéraux.
Musk s’entiche de cette idéologie depuis sa participation dans PayPal dans les années 1990 ; il est logique qu’il soit attiré par Révolte sur la Lune. Il est si imprégné de cette façon de voir le monde qu’il entretient l’idée que la réalité est une simulation de l’ordinateur. De bien des façons, Musk se modèle sur le personnage de Mannie le technicien, le rebelle aux bonnes blagues qui veut que le gouvernement s’écarte de son chemin pour qu’il puisse agir à bon compte. Quand il tombe sur un embouteillage, il ne le voit pas comme l’échec de la planification urbaine, ou comme la conséquence du sous-investissement dans les transports publics. Sa solution à tout est une invention développée et mise au marché par un génie rebelle œuvrant dans le secteur privé. Sa foi dans des solutions technologiques est si grande qu’il imagine que les machines soient des suzerains potentiels attendant leur prise du pouvoir. Sa peur d’une apocalypse provoquée par des robots fait penser à Mike le superordinateur.
Son acquisition de Twitter et ses tentatives de le délester des restrictions sur la parole semblent motivées par la même idéologie. Fred Turner affirme que l’opposition de Musk à la modération des contenus vient de la croyance que l’information se doit d’être libre. Quand les paroles s’assimilent aux données, et non au dialogue, il devient impossible de comprendre pourquoi un discours haineux pourrait être nocif.
Ce système de croyances écarte l’idée que la société soit déchirée par des antagonismes, encore moins par la lutte des classes. Musk verra toujours des problèmes comme le désastre climatique en termes purement techniques, et non liés au comportement des entreprises à la recherche des profits. Alors que la science-fiction peut révéler les contradictions du capitalisme et nous encourager à imaginer des alternatives, la persona futuriste de Musk est une imitation bon marché. En tant que libertarien et technocrate, il ne peut faire mieux que de laisser la révolution aux machines.
* Jeu de mots en anglais qui assimile ironiquement les habitants de la Lune aux cinglés (loonies).
Lire dans la Web-revue, Marion Lemonnier, « Evgeny Morozov, critique du web-centrisme et du solutionnisme » (2015) ; Imane Sefiane, https://industrie-culturelle.fr/industrie-culturelle/neuromancien-matrix-particularites-esthetique-cybernetique/
CARROLL Jordan S., «Pour comprendre Elon Musk, il faut avoir lu Robert Heinlein – Jordan S. CARROLL», Articles [En ligne], Web-revue des industries culturelles et numériques, 2023, mis en ligne le 1er janvier 2023. URL : https://industrie-culturelle.fr/industrie-culturelle/pour-comprendre-elon-musk-il-faut-avoir-lu-robert-heinlein-jordan-s-carroll/