Posté sur « unemployed negativity », le blogue de Jason Read, le 30 août 2023. Original ici (DB).
La dominance des films relevant de la propriété intellectuelle (IP films) est impulsée par un affect central (1) : la nostalgie, le sentiment que le passé avait une qualité indéfinissable qui le rendait meilleur. Mais il n’est pas évident si ce sentiment est déterminé par les films eux-mêmes, ou par les souvenirs de l’enfance. De quoi exactement est-on nostalgique ?
En posant cette question, je reprends le concept spinoziste d’affect, qui nous dit quelque chose sur nous-mêmes, nos corps et nos capacités, et en même temps quelque chose sur l’objet qui nous a affectés, quoique de manière confuse, brouillée. Il est difficile, cependant, de savoir lequel est lequel. Si on cherchait une définition spinoziste de la nostalgie – qui n’existe pas, du moins explicitement -, on pourrait dire que c’est de la jouissance avec l’idée d’une cause absente. Cela la rend spécialement ambivalente, car il n’est pas clair si la cause n’est que momentanément perdue, ou si elle est disparue à jamais. Est-il possible de la revivre, d’accéder de nouveau à sa jouissance, ou devient-elle un objet de tristesse ? Le règne de la propriété intellectuelle dépend de la confusion à l’égard de l’objet du désir, et de l’ambivalence de l’affect. On nous fait croire que ce sont des propriétés intellectuelles provenant du passé que nous désirons, alors que ce sont peut-être plutôt les souvenirs de notre enfance. Comment alors former une idée adéquate de cette nostalgie et comprendre ses vraies causes ?
Ma réponse est encadrée par deux vagues souvenirs. Le premier, quand j’étais doctorant il y a une vingtaine d’années, était quelque chose que Max Pensky, mon professeur, a dit à propos de Walter Benjamin, à savoir que la nostalgie est souvent la mémoire d’un stade antérieur de marchandisation. Le second est une remarque du rappeur Boots Riley dans une interview, à savoir que beaucoup de décisions prises par de riches producteurs sont fondées sur une ignorance réelle de la musique ou des films qu’ils financent. En termes spinozistes, ils ne connaissent que l’effet, ce qui se vend ou pas. Boots Riley a fait cette remarque pour expliquer comment son groupe d’agit-prop gauchiste, The Coup, a obtenu un contrat : par calcul financier, le label voulait signer un autre groupe d’Oakland (Californie). On pourrait citer maints autres exemples. Le succès massif de La Guerre des Étoiles dans les années 1970 est souvent cité pour expliquer le nombre de films de science-fiction par la suite, liste qui inclut aussi pas mal d’échecs lamentables. Pour reprendre le langage benjaminien, cette ruée vers l’argent, couplée d’une méconnaissance du succès de La Guerre des Étoiles explique comment on a pu fabriquer une figure du monstre denté du film Alien comme jouet à donner aux enfants pour Noël.
Fabriquer un jouet aussi effrayant issu d’un film réservé aux adultes n’a du sens que si on raisonne en termes d’effets et de catégories larges. Alien est classé comme un film de science-fiction, La Guerre des Étoiles aussi ; les jouets du dernier ont fait beaucoup d’argent. Cette erreur de marketing est inimaginable aujourd’hui. Cela est également vrai d’un autre objet de nostalgie mal placé, le téléfilm musical The Star Wars Holiday Special (1978). Aujourd’hui, aucun studio ne gaspillerait la valeur de sa propriété intellectuelle sur un nanar pareil.
Les studios ont fait du progrès depuis dans la gestion de leur propriété intellectuelle. The Guardians of the Galaxy Holiday Special, sorti sur la plateforme Disney+ le 25 novembre 2022, est moins un mash-up bizarre du space opera et de la variété qu’un moment de synergie multi-plateforme, promouvant Disney+ et suscitant de l’intérêt pour le prochain épisode de la franchise au cinéma. Soyons clairs sur ce que le succès veut dire dans ce contexte. Il veut dire du retour sur investissement, et non tel autre critère ; il s’agit de la valeur d’échange et non de la valeur d’usage. La période dominée par le film relevant de la propriété intellectuelle, de 2008 jusqu’à maintenant, a vu un retour sur investissement conséquent. Cela ne veut pas dire que tous ces films réussissent ; même le MCU (Marvel Cinematic Universe), où chaque film est une publicité pour le prochain, se fissure face à la contradiction entre synergie de la marque et clôture narrative. Les formes actuelles d’extraction de données, qui permettent de connaître non seulement ce que les gens regardent, mais quand et pour combien de temps, ne peuvent créer de modèle garanti à reproduire le succès. Le modèle produit donc des copies.
L’industrie culturelle de nos jours s’oriente vers la production de calques, composés d’éléments extraits qui fonctionnent déjà – un prince intergalactique, une arme qui en jette, une quête, un sous-fifre extraterrestre, etc., – plutôt que de parier que la popularité d’un film du genre space opera (La Guerre des Étoiles) pourrait se transférer dans un film d’horreur avec un monstre et une entreprise malveillante (Alien). Le phénomène en ligne de « Barbenheimer » (Barbie + Oppenheimer) peut être compris comme une célébration, non de l’échec ou de l’originalité, mais de l’incapacité de l’industrie culturelle à programmer quoi que ce soit. Un moment de contre-programmation fâcheux – on sentait qu’il ne reviendrait pas – a été transformé en un évènement culturel, décidé par le public et non par l’industrie.
Il n’empêche … Les échecs sont désormais moins intéressants qu’autrefois. Dans l’été 1982, La Chose (John Carpenter) et Bladerunner (Ridley Scott) sortirent le même jour. Les deux furent des échecs au box-office, mais en transformant leurs genres respectifs, ils sont devenus des classiques. C’est de cela que je suis nostalgique : pour l’échec, pour le type d’échec qui ne reviendra pas. Ainsi, pour moi, la nostalgie est un affect triste, la mémoire d’une phase de marchandisation dans le passé qui semblait plus créative, moins certaine, par comparaison avec la subsomption réelle de la créativité sous le règne de la propriété intellectuelle.
Note
1. IP films : films en franchise qui font figurer des personnages pré-existants dans un autre médium (notamment la bande dessinée), grâce aux droits achetés sous licence (Batman, Spiderman, etc.) (NdT).
Voir dans la Web-revue sur l’univers cinématographique Marvel :
https://industrie-culturelle.fr/industrie-culturelle/methode-marvel-raisons-succes-liam-burke/
READ Jason, « Nostalgique pour rien : industrie et affect – Jason READ», Articles [En ligne], Web-revue des industries culturelles et numériques, mis en ligne le 1er octobre 2023. URL : https://industrie-culturelle.fr/industrie-culturelle/nostalgique-pour-rien-industrie-et-affect-jason-read
Jason Read est un philosophe, spécialiste de Marx, Spinoza et Deleuze, qui enseigne à l’université de Maine du Sud à Portland (États-Unis). Depuis 2006, il tient un blog intitulé « unemployed negativity » (recommandé), alimenté plusieurs fois par mois.