Je propose à des fins d’enseignement et de recherche, sous la forme d’une sorte de mémento, une version synthétique, réactualisée et propédeutique de certains éléments inclus dans mes articles sur la théorie de la Kulturindustrie chez T.W. Adorno et quelques-uns de leurs présupposés philosophiques.
Introduction :
La Dialectique de la Raison d’Adorno et Horkheimer, ouvrage phare de la philosophie critique, nous confronte à un paradoxe fondateur : celui d’une Raison qui, en poursuivant aveuglément son projet d’émancipation de l’humanité, engendre sa propre régression. À l’ère du capitalisme avancé et financier, cette régression trouve une expression emblématique dans le développement des industries culturelles, qui transforment toujours plus la culture en marchandise et étouffent la capacité critique des individus.
1. La Raison en crise : entre Lumières et désillusion
L’héritage des Lumières, porteur d’un idéal d’émancipation rationnelle, se retourne contre lui-même lorsque la Raison devient instrumentale sous la forme d’une industrialisation généralisée de l’humain – voire du citoyen – réduit à un consommateur. Loin d’un progrès éclairé, c’est un horizon d’aliénation idéologique qui se dessine : le savoir devient marchandise, l’art devient produit, la critique devient individualiste, égotiste et parfois même narcissiquement complotiste ! Comme Kafka dans Le Château, nous arpentons un monde où le sens se dérobe à mesure qu’on le poursuit.
2. L’industrie culturelle : esthétisation de la régression
Le concept de Kulturindustrie permet d’analyser comment l’esthétique est détournée à des fins de contrôle idéologique. Le divertissement industrialisé est planifié, standardisé, et présenté comme naturel. La promesse et l’alibi du plaisir sont sans cesse différés : « le seul moyen de se soustraire à ce qui se passe à l’usine est de s’y adapter durant les heures de loisir » (Adorno & Horkheimer). L’art authentique (au sens philosophique de recherche artistique en liaison avec la médiation entre beau (l’art), vrai (science) et bien (morale)), selon Adorno, résiste à cette instrumentalisation en maintenant un écart, une opacité, une communication énigmatique : faire circuler des objets énigmatiques qui nous interpellent en tant qu’humain au-delà d’un message réifié, in fine de type publicitaire.
3. Rationalité, religiosité et sécularisation : une généalogie occultée
La mort de Dieu, proclamée par Nietzsche, marque le début d’une sécularisation qui n’épargne pas la Raison elle-même. Mais la Raison n’a-t-elle pas hérité, dans son universalisme, d’un christianisme implicite, un refus de l’altérité ? Cette « foi laïcisée » masque ses origines mythologiques. Adorno propose une parataxe critique pour faire émerger les impensés religieux au cœur de notre rationalité.
4. Vers une dialectique négative : penser sans synthèse
Contre toute pensée totalisante, Adorno développe une Dialectique négative : un mode de pensée qui refuse la clôture conceptuelle, et qui maintient ouvertes les tensions internes, les contradictions de la pensée. Dans ce cadre, la forme elle-même devient critique de ce dont elle a hérité. La fragmentation de l’ouvrage Dialectique de la Raison est une réponse formelle à une Raison déclinée, éclatée.
5. Une pulsation idéologique : musique, rythme et pouvoir
J’ai proposé dans mon ouvrage : Adorno et les industries culturelles, la notion de pulsation idéologique. En effet, dans les objets culturels les plus banals (la pop, les séries, les jingles), une pulsation idéologique scande notre imaginaire. Le rythme, loin d’être neutre, organise le plaisir, le besoin, la consommation. Cette musicalisation du quotidien masque les rapports de domination. Loin d’être marginale, la musique dite populaire – et surtout industrialisée, se détachant des arts et traditions populaires – est au cœur du dispositif idéologique de socialisation dans le capitalisme avancé et financier.
Conclusion : Réinvestir la rationalité, dialectiquement
Face à la crise de la rationalité et à l’emprise de l’industrie culturelle, il ne s’agit pas de revenir naïvement aux Lumières comme voudraient nous le faire croire certains philosophes médiatiques et réactionnaires, mais de dialectiser la Raison. Une Raison qui intègre l’altérité, qui se reconnaît située historiquement, fragmentaire, traversée de tensions. La philosophie critique, loin d’être un luxe académique, demeure une nécessité pour penser l’invisibilité idéologique.
ARTICLES REFERENTS :
HIVER Marc, «De la crise de la rationalité à la dialectique de la Raison – Marc Hiver», Articles [En ligne], Web-revue des industries culturelles et numériques, 2022, mis en ligne le 1er juin 2022. URL : https://industrie-culturelle.fr/industrie-culturelle/crise-ou-dialectique-de-la-raison-marc-hiver/
HIVER Marc, « Kulturindustrie et crise de la rationalité – Marc HIVER », Articles [En ligne], Web-revue des industries culturelles et numériques, 2015, mis en ligne le 1er février 2015. URL : https://industrie-culturelle.fr/industrie-culturelle/kulturindustrie-rationalite_marc-hiver/
HIVER Marc, « Pulsations idéologiques : le cadre rythmique du meilleur des mondes capitaliste – Marc HIVER », Articles [En ligne], Web-revue des industries culturelles et numériques, 2014, mis en ligne le 1er novembre 2014. URL : https://industrie-culturelle.fr/industrie-culturelle/pulsation-ideologique-industrie-culturelle-marc-hiver/
HIVER Marc, « Mémento pour repenser la théorie de la Kulturindustrie – Marc Hiver », Articles [En ligne], Web-revue des industries culturelles et numériques, 2025, mis en ligne le 1er mai 2025. URL : https://industrie-culturelle.fr/industrie-culturelle/memento-pour-repenser-la-theorie-de-la-kulturindustrie-marc-hiver/
Philosophe, spécialiste des sciences de l’information et de la communication, d’Adorno et des industries culturelles
Dernier livre : « Adorno et les industries culturelles – communication, musique et cinéma »,
L’Harmattan, collection « communication et civilisation »