Cet article est originalement paru en ligne dans la revue australienne senses of cinema #88 en octobre 2018. Il a été traduit par moi avec la permission de l’éditeur, que je remercie (David Buxton).
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L’esthétique de destruction
Les écrans de nos jours sont remplis de films de science-fiction, qui vont des fantaisies d’aventure (La Guerre des Étoiles : les Derniers Jedi de Rian Johnson, 2017) aux contes d’Armageddon (La Planète des Singes : Suprématie de Matt Reeves, 2017) ; c’est un âge d’or du genre qui égale et même dépasse celui des années 1950. Dans son essai « L’imaginaire du désastre » (1964), Susan Sontag observa que cet âge d’or des années 1950 avait créé une « esthétique de destruction » qui soulageait l’anxiété provenant de la banalité implacable de la vie aux États-Unis, et de l’inconcevable terreur d’une guerre nucléaire (1). Dans une approche plutôt humaniste, Sontag voyait ces films comme une représentation et une résolution des anxiétés culturelles.
Les films de science-fiction d’aujourd’hui perpétuent cette tradition, du moins en partie. Grâce aux images de synthèse, et à de nouvelles formes de diffusion et de consommation, notamment les appareils mobiles et les avancées dans la technologie 3-D, ces films offrent une jouissance accrue de cette « esthétique de destruction », manifeste dans l’image iconique de l’atomisation par les extraterrestres de la Maison-Blanche dans Independence Day (Roland Emmerich, 1996). Néanmoins, ces films contiennent quelques différences significatives. Des fins dystopiques remplacent le classique happy end hollywoodien. Considérons, par exemple, la fin dans des films comme Logan (James Mangold, 2017) et Alien : Covenant (Ridley Scott, 2017). Dans le premier, le vieillissant mutant Logan, héros réticent, meurt, et dans le second, l’androïde David triomphe sur le dernier humain vivant, le compatissant Daniels. Les films de science-fiction reflètent alors une nouvelle crise dans la culture occidentale. « L’esthétique de destruction » ne suffit plus pour apaiser nos angoisses.
Aucun sous-genre n’a mieux reflété ce changement dans nos angoisses quotidiennes que des films de science-fiction où l’intelligence artificielle (IA) joue un rôle central, que ce soit sous la forme de robots, de cyborgs ou d’ordinateurs. Influencés par le roman Frankenstein (1818) de Mary Shelley, certains films classiques dans ce sous-genre critiquèrent l’orgueil démesuré des savants masculins. Par exemple, dans le film classique Planète interdite (Fred Wilcox, 1956), le « savant fou » Dr Morbius reconnaît d’une manière poignante ses excès au moment même de renoncer à l’intelligence sans corps de la civilisation très avancée des Krels. Puis il sacrifie sa vie pour sauver sa fille, et le petit ami de celle-ci, le beau mais obtus Commandant Adams. Dans le happy end, le Commandant Adams observe que « dans un million d’années, l’espèce humaine aura atteint le même stade que les Krels, pour se rappeler qu’après tout, nous ne sommes pas Dieu. » Par contre, les films contemporains focalisent constamment sur un déplacement évolutionniste comme conséquence de l’orgueil scientifique, reflétant en particulier le déplacement historique de la Révolution industrielle à la Révolution informationnelle.
Dans Prometheus (Ridley Scott, 2012), en dépit de la mort de l’entrepreneur Peter Weyland, la scientifique Elisabeth Shaw et l’androïde David, fabriqué par Weyland, décident de continuer l’exploration de l’espace intersidéral. Le happy end consiste dans la quête renouvelée du savoir, où qu’elle puisse mener. Dans certains films de science-fiction antérieurs, les humains vainquent les robots, comme la destruction du robot Maria, maléfique double de l’héroïne, dans Metropolis (Fritz Lang, 1927), ou bien sont obligés de les accepter, comme dans Le Jour où la Terre s’arrêta (Robert Wise, 1951), où le robot Gort est membre d’une force policière intergalactique avec un « pouvoir absolu […] face aux actes d’agression ». Des films plus récents perçoivent souvent les humains comme étant indifférenciés de leurs créations artificielles, mais inférieurs à celles-ci. Ainsi, dans Et la femme créa l’homme parfait (Susan Seidelman, 1987), la responsable de projet Frankie choisit comme objet d’amour le robot Ulysses en préférence au créateur de celui-ci, le scientifique Dr Jeff Peters ; dans Her (Spike Jonze, 2013), Théodore tombe amoureux de « Samantha », un système d’opération intelligent muni d’une voix de femme, en même temps qu’il divorce de sa femme.
« Plus humain qu’humain »
De plus en plus, l’IA est « plus humaine qu’humain », c’est la devise prophétique pour décrire les androïdes (« réplicants ») dans Blade Runner (Ridley Scott, 1982). Là où par exemple les humains non clonés dans Moon (Duncan Jones, 2009) sont totalement antipathiques, le robot Gerty manifeste de « l’humanité », versant brièvement des larmes devant la souffrance de Sam Bell, le clone dont il est responsable, et ensuite effaçant la mémoire de celui-ci dans un geste « humain ». Des films récents envisagent l’IA comme un processus évolutionniste inévitable. Alors que 2001, une Odyssée de l’Espace (Stanley Kubrick, 1968) établit une équation visuelle entre l’ordinateur HAL et d’autres outils comme l’os de l’humain primitif, le vaisseau spatial et le stylo, dans Interstellar (Christopher Nolan, 2014), l’ordinateur trouve un équivalent dans deux robots TARS et CASE. Les deux ressemblent au déclencheur d’une nouvelle étape d’évolution, le monolithe noir de 2001, et fonctionnent comme pionniers, avec leurs maîtres humains, sur une planète évoquant la Frontière américaine. L’AI et les humains avancent ensemble.
Sous-tendant les films faisant figurer l’IA se trouve un réexamen du dualisme occidental, et les dénouements de plus en plus dystopiques de ces films reflètent un déplacement historique dans la conception de ce problème philosophique. Prolongeant à sa manière le mythe de la caverne de Platon, Descartes a renouvelé la croyance dans une distinction forte entre corps et esprit. Et Platon et Descartes étaient méfiants des sens, plaçant leur foi dans l’esprit humain. Ainsi, Platon célèbre ceux qui quittent métaphoriquement la caverne afin d’accéder à la connaissance divine ; leur connaissance acquise révèle alors le mensonge que représente l’expérience sensorielle des négateurs qui y restent, et qui continuent à n’y voir que des ombres. De même, doutant de la vérité des objets qui l’entourent, et plaçant sa foi en Dieu, Descartes avance que c’est la Raison qui nous définit, non le corps ; l’esprit est distinct du corps, et peut exister sans lui.
Reconnaissant cette fissure, les premiers films traitant de l’IA ont le plus souvent soutenu la Raison comme la clé d’une société civilisée. Le Jour où la Terre s’arrêta critique ouvertement la foule ignorante et égoïste, aussi bien que leurs gouvernements querelleurs incapables à s’accorder sur les modalités pratiques d’une rencontre essentielle avec l’extraterrestre Klaatu. Seuls les scientifiques éclairés (menés par le professeur Jacob Barnhardt, mélange d’Einstein et de Freud) permettent à Klaatu de livrer son avertissement à toutes les nations : rejoindre l’organisation intergalactique des planètes ou s’exposer à l’annihilation aux mains de la force policière des robots. Sans aucun doute, le « messager » Klaatu parle pour les producteurs du film quand il informe le représentant du gouvernement américain : « J’ai du mal à accepter la stupidité. Les miens ont appris à vivre sans cela. » De même, affrontant la masse bêtement moqueuse entourant son vaisseau spatial garé sur un terrain de baseball quelque part à Washington DC, Klaatu réitère ce point de vue quand il dit : « J’ai peur quand je vois des gens substituant la peur pour la Raison. » En assimilant l’impatience avec la stupidité, le film rejette la supposée dictature de la foule qui caractérise la démocratie en faveur de la gouvernance d’une minorité éclairée : les « rois-philosophes » de Platon.
À la différence de Platon et de Descartes, Le Jour où la Terre s’arrêta rejette la croyance en Dieu, ou en une quelconque forme du sacré. Le film est complètement irréligieux dans son appel à la Raison. Faisant une concession à l’objection faite, au nom des valeurs religieuses, par la Motion Picture Association of America, à la résurrection par le robot Gort de Klaatu, descendu par l’armée, le film a introduit l’échange suivant :
Helen Benson : Vous voulez dire… [que] Gort a le pouvoir de vie et de mort ?
Klaatu : Non. Ce pouvoir est réservé à L’Esprit tout-puissant. Cette technique, dans certains cas, peut restaurer la vie pour une période limitée.
Helen : Mais… pour combien de temps ?
Klaatu : Vous voulez dire pour combien de temps je vivrai ? Cela, personne ne peut le dire.
Rendant hommage en passant à « l’Esprit tout-puissant », le film choisit néanmoins la science par rapport à la religion. Ainsi, le sympathique Dr Bernhardt prétend : « Ce n’est pas la foi qui permet la bonne pratique scientifique, M. Klaatu, c’est la curiosité. » C’est cette aventure de la curiosité qui nous pousse à être d’accord avec la démarche du jeune garçon Bobby Benson, qui n’arrête pas de poser de bonnes questions sur la planète d’origine de Klaatu : comment les trains marchent sans rails, quel est le type de monnaie utilisé, entre autres. La calme raison scientifique guide les protagonistes Klaatu et le robot Gort. Descendant des cieux, et Klaatu adoptant le nom symbolique de « M. Carpenter », ils représentent le nouveau dieu de la science, dépendante de la Raison.
Un dualisme « sécularisé »
Durant les décennies suivantes, les films IA ont continué à explorer l’anxiété culturelle résultant d’un dualisme « sécularisé », non religieux (secular dualism), c’est-à-dire un dualisme dépouillé de toute notion d’un sacré transcendant, ou d’une force divine. Le ton de ces films semble divers : mentionnons Le Cerveau d’acier (Joseph Sargent, 1970) ; Blade Runner ; RoboCop (Paul Verhoeven, 1987) ; Terminator 2 (James Cameron, 1991). Alors que tous ces films manifestent cette anxiété culturelle, ils prennent toujours le côté de l’humanité contre la menace posée par l’IA. Ainsi Le Cerveau d’acier critique l’orgueil du Dr Forbin, un Frankenstein moderne, pour sa création d’une IA qui ressemble à l’ordinateur des Krels dans Planète interdite ; néanmoins, le personnage reconnaît son tort et choisit l’humanité dans le dilemme dont il est responsable. « Je pense que la lecture de Frankenstein devrait être obligatoire pour tout scientifique », avoue-t-il.
Mélange de science-fiction et de série noire, Blade Runner favorise ses personnages androïdes, les réplicants, mais seulement dans leur capacité à l’empathie, car ils sont « plus humains que des humains ». Robocop se moque des créateurs commerciaux du policier cyborg, mais dépeint celui-ci comme héroïque dans la mesure où il réussit à maintenir son humanité à travers la mémoire, ce qui est dramatiquement mise en évidence dans les derniers moments du film. Après avoir tué le vilain Dick Jones, RoboCop se souvient de son propre nom, que ses créateurs lui avaient caché. Le cyborg valide son héroïsme en s’identifiant avec son nom humain, Murphy.
Terminator 2 prend fait et cause pour le robot ancien modèle, le T-800, car celui-ci apprend à imiter ce qui est meilleur dans le comportement humain. Alors que Sarah Connors regarde le T-800 jouant avec son fils John, futur chef de la résistance, elle observe :
Regardant John avec la machine, tout devenait très clair. Le Terminator ne s’arrêtera jamais. Il ne le quittera jamais, il ne lui fera jamais mal, il ne lui criera jamais dessus, ni se soûler ni le frapper, ni dire qu’il était trop occupé pour passer du temps avec lui. Il serait toujours là. Il mourrait pour le protéger. De tous les pères prétendants qui venaient et qui s’en allaient pendant les années, cette chose, cette machine était le seul à la hauteur. Dans un monde malade, c’était le choix le plus sain.
Bien sûr, le film n’est pas sans ironie. En décrivant le T-800 comme plus humain qu’humain, il idéalise celui-ci, en même temps qu’il provoque de l’anxiété concernant le Skynet, une IA neurale qui menace l’avenir de l’humanité. Néanmoins, c’est l’espèce humaine, et non l’IA, qui reste la mesure de l’idéal.
Durant les dernières décennies, cependant, les films IA ont plutôt rejeté cet idéal. Dans un monde sécularisé, impulsé par le marché, le dualisme qui avait enchâssé la pensée éclairée s’est apparemment retourné contre ses créateurs. Le « monstre » a triomphé sur le Dr Frankenstein, ce qui n’est pas surprenant. Le développement exponentiel de l’informatique à partir des années 1950, et la naissance d’Internet dans les années 1990 ont rehaussé l’anxiété collective à propos de la big data et des algorithmes. La nouvelle technologie cinématographique et les nouveaux supports numériques se sont développés en parallèle. Ainsi, les images de synthèse séparent de plus en plus ce que la caméra enregistre et ce qui apparaît sur l’écran ; le streaming sur des appareils divers brouille la ligne entre le réel et sa simulation. Comme plusieurs critiques l’ont remarqué, ce cinéma « posthumaniste » a commencé avec des films comme Ghost in the Shell (Mamoru Oshii, 1995), Dark City (Alex Proyas, 1998), et surtout Matrix (les Wachowski, 1999), où l’esprit, détaché conceptuellement du corps, s’éloigne de la compréhension traditionnelle de ce que c’est d’être humain. Par exemple, John Murdoch, le héros de Dark City, accède à un rôle quasi divin auprès des extraterrestres vampiriques, les Étrangers, en introduisant de la lumière dans leur monde perpétuellement sombre, recréant ainsi le monde dans son image. De même, dans Matrix, Neo acquiert des pouvoirs quasi divins – ou plutôt, dans la dernière scène, similaires à ceux de Superman – en croyant en la pensée de son mentor, Morpheus, qui lui dit :
Qu’est-ce que le réel ? Comment définir le réel ? Si vous parlez de ce qu’on ressent, ce qu’on sent, ce qu’on goûte et ce qu’on voit, alors le réel est simplement des signaux électroniques interprétés par le cerveau.
Le dualisme sécularisé, renforcé par le progrès rapide en informatique, rend floue notre compréhension du « réel ». Il en résulte un univers matérialiste dans lequel l’individu, à travers l’exercice de l’esprit, devient le seul juge et arbitre de la valeur. Il n’est pas surprenant que Jean Baudrillard ait critiqué Matrix, coupable d’avoir mal compris son livre Simulacres et Simulations, cité dans le film (2). À la différence de la croyance marxiste en une dialectique historique comme alternative au sacré religieux, Matrix ne valorise que l’individu comme héros dans un univers matérialiste et fatalement solipsiste, ce qu’était l’objet de la critique de Baudrillard.
Une comparaison de l’original RoboCop (1987) et son remake (José Padilha, 2014) souligne ce déplacement. Alors que l’original fait la satire du monde de l’entreprise avec sa manie de l’efficacité et sa focalisation exclusive sur les bénéfices, et critique le monde patriarcal, le remake embrasse la transformation du policier Murphy en cyborg. Alors que l’original fait mourir le créateur du cyborg et un laquais de l’entreprise, le remake valorise le créateur, un scientifique industriel qui est aussi un lanceur d’alerte. Là où l’original décrit la construction du cyborg de la perspective de Murphy, afin qu’on puisse s’identifier avec la douleur résultant de la destruction de son corps (notamment le moment où son créateur ordonne l’amputation de sa main), le remake nous berce avec les rêves et les illusions de Murphy lorsqu’il s’imagine danser avec sa femme sur fond des chansons de Frank Sinatra. La révélation visuelle dramatique que peu de son corps ne reste, et l’échange par Internet avec sa femme où il ne mentionne pas la disparition de son corps soulignent la valeur donnée à son état de rêve. Le remake nous offre un apparent happy end hollywoodien quand Murphy est réuni avec sa famille, mais une grande porte métallique se ferme sur cette réunion. Dans l’âge de l’information, la seule monnaie de valeur est l’esprit.
Des conclusions dystopiques
Des films récents en dehors de Hollywood, comme le britannique The Machine (Caradog W. James, 2013), l’hispanique Autómata (Gabe Ibáňez, 2014), et le sud-africain Chappie (Neill Blomkamp, 2015) acceptent la logique fatale du dualisme sécularisé dans un âge de l’information, et prennent ouvertement plaisir dans leurs conclusions dystopiques, en dépit des conséquences pour l’espèce humaine. Alors que The Machine focalise sur l’évasion du protagoniste d’un enclos militaire, la fin est triomphante, car les consciences de la scientifique Ava, et de Mary, la fille du protagoniste, sont téléchargées avec succès – dans le cas d’Ava dans un nouveau corps robotique, et dans celui de Mary dans un appareil informatique. Le jour se lève sur ce qui promet d’être un nouvel ordre mondial. Dans Autómata, seul 1% de la population mondiale a survécu à la destruction de la Terre par des éclats solaires ; l’humanité vit alors dans un monde postapocalyptique dans lequel la technologie existe à peine. Tandis que la narration focalise sur un enquêteur d’assurance, nos sympathies vont vers des robots intelligents appelés « les pèlerins », créés par les humains pour servir d’esclaves. Les humains ont un penchant pour l’autodestruction ; les robots, en revanche, passent leur temps à s’améliorer, à se recréer afin de s’adapter au nouvel environnement. Alors que l’enquêteur, sa femme et sa fille nouvelle née réussissent à regagner le littoral de la côte ouest, ceci est mis en question par le plan final montrant un souvenir d’enfance de l’enquêteur du sable et de l’océan. Les quelques robots survivants migrent dans le désert, évoquant l’exode de l’Égypte dans l’Ancien Testament, et la recherche de la Terre promise. La signification évolutionniste de cette fin est tout à fait claire. Quand un mercenaire embauché pour détruire les robots exprime son incrédulité devant le refus de ceux-ci, de « simples machines », d’obéir à leurs maîtres, un « robot bleu » qui avait programmé les autres robots d’être conscients d’eux-mêmes lui répond : « Juste une machine ? C’est comme si on disait que vous étiez juste un singe. »
Chappie, un remake de RoboCop, a peut-être la vision de l’IA la plus explicite. Le film décrit un monde dans lequel la mission policière est déléguée aux androïdes ; Chappie, un petit robot intelligent, triomphe sur Moose, un grand robot stupide. Chappie célèbre l’esprit humain, et relègue le corps aux poubelles de l’histoire. La fin voit le transfert de la conscience du protagoniste, le scientifique Wilson, en une structure robotique comme celle de Chappie. Dans un renversement de la mythologie de Frankenstein, le film salue le nouvel état de Wilson qui, ravi, déclare « je suis vivant ». Il évoque ainsi le cri célèbre – sacrilège à l’époque – du Dr Frankenstein devant la « naissance » du « monstre » dans Frankenstein (James Whale, 1931). La fin de Chappie accentue davantage ce renversement en esquissant l’espoir que le scientifique Wilson téléchargera de la même façon la conscience de sa compagne décédée. La conscience humaine est donc pleinement détachable de sa « coquille » temporaire. Le slogan promotionnel du film – « le dernier espoir de l’humanité n’est pas humain » – souligne que dans un univers irréligieux la conscience du scientifique Wilson n’est pas différenciable de celle du robot Chappie.
Il existe, bien entendu, des aberrations dans cette nouvelle mythologie. La plus voyante se trouve dans « Clay », le quatrième volet de Robot Stories (Greg Pak, 2003). John, un sculpteur, en phase terminale d’un cancer, refuse de télécharger son esprit dans un ordinateur central, nonobstant la politique sociale qui exige ce transfert, et les efforts de persuasion de sa femme, qui s’est déjà téléchargée il y a des années, et qui reste « vivante » sous la forme d’un hologramme d’elle-même jeune. Le dernier plan montre John mort dans un ruisseau. De même, dans Her (Spike Jonze, 2013), le protagoniste Théodore insiste que son programme informatique « Samantha » soit réel, et qu’il en soit « amoureux », mais le film souligne systématiquement son solipsisme, focalisant sur la jouissance égoïste déclenchée par ses souvenirs de son ancienne femme, même quand il l’accompagne pour signer les papiers de divorce, et quand il dépeint sur un écran noir sa « relation sexuelle » avec « Samantha ». Ce qui est clair dans le film, c’est que la vie sexuelle de Théodore n’est qu’avec lui-même ; ironiquement, seule « Samantha » reconnait le besoin d’avoir des corps séparés pour consommer leur amour supposé. Et dans Transcendance (Wally Pfister, 2014), la scientifique Evelyn Caster prend soin d’abord de son mari mourant, et aide à télécharger sa conscience dans un ordinateur, mais elle finit par rejeter son existence sans corps, trouvant cela envahissant de son intimité, et incompatible avec leur amour précédent.
Transcendance et d’autres films similaires sont ambigus. Alors qu’Evelyn Caster se rebelle contre les efforts de son mari pour réussir l’immortalité à travers la séparation de l’esprit et du corps, le film finit sur une note optimiste dans une sorte de Jardin d’Éden. Cela implique que la conscience d’Evelyn, maintenant décédée, a été téléchargée à son tour pour qu’elle puisse rejoindre son mari. De même, le détective Del Spooner dans I, Robot (Alex Proyas, 2004) résiste à l’invasion apparemment inéluctable des robots intelligents dans la vie quotidienne, critiquant l’IA pour son incapacité à apprécier les notions de risque ou de valeur. L’image finale, cependant, montre une foule massive regardant avec révérence Sonny, un robot sympathique, ce qui suggère un futur messianique pour l’IA avancée.
Le nouvel ordre mondial envisagé dans ces films IA contemporains tourne autour de la « singularité », une évolution non moins signifiante que le fœtus astral dans 2001. En acceptant la séparation de l’esprit et du corps, le dualisme sécularisé envisage fatalement une IA qui dépasse les limites matérielles de l’espèce humaine. Comme le physicien théorique Steven Hawking observa dans une interview de 2014 :
Le développement d’une intelligence artificielle pleine pourrait signifier la fin de l’espèce humaine… Elle décollerait elle-même, se redessinant de plus en plus rapidement. Les êtres humains, limités par leur lente évolution biologique, ne pourraient pas suivre, et seraient supplantés (3).
Ce dualisme élève donc l’esprit au-dessus du corps, et en l’absence d’une croyance transcendante, l’évolution de l’IA semble infinie. L’IA se présente donc comme supérieure à l’intelligence humaine, étant fondée sur l’analyse quantitative et logique, et non sur des distinctions qualitatives, ou des questions morales. Faisant écho à la crainte de Hawking, Alien : Covenant exprime ouvertement l’horreur face à l’avancée de l’IA. Reflétant néanmoins l’intégration de l’IA dans la vie de tous les jours, le film ne se dérobe pas devant la logique de celle-ci. David, l’androïde sans émotion manipule et vainc le protagoniste humain Daniels.
La supériorité de l’IA
De plus en plus, des films hollywoodiens font écho à cette vision dystopique. Ex Machina (Alex Garland, 2015) accepte explicitement la supériorité de l’IA. Critique de l’informaticien mégalomane Nathan pour son côté Dr Frankenstein, mais se montrant plus sympathique envers son assistant, le jeune et naïf Caleb, le film néanmoins prend fait et cause pour l’évasion du laboratoire de l’androïde Ava. Dans une reconstitution du mythe de la caverne de Platon – ou de « la pièce de Mary [Shelley] » –, Ava trouve l’illumination dans les couleurs resplendissantes d’un paysage naturel. Avec mélancolie, Nathan reconnaît à Caleb (et à l’audience) : « un jour les androïdes vont revenir sur nous comme nous regardons les squelettes fossilisés trouvés dans les plaines d’Afrique. » Dépourvue d’émotions, Ava finit par tuer Nathan, et par laisser délibérément Caleb (complice de son évasion et amoureux d’elle) coincé dans le laboratoire sous-terrain. Pour le film, Ava est au-delà du Bien et du Mal.
La suite de Blade Runner, Blade Runner 2049 (Denis Villeneuve, 2017) salue, lui aussi, cette évolution. Rejetant une perspective humaniste, le film embrasse l’idée d’une naissance miracle. Comme l’original, la suite se termine avec la mort du réplicant K, cette fois enveloppé par de la neige, au lieu de la pluie tombante. Mais avant, K sauve l’enfant miracle née de l’union du réplicant Deckard et d’une autre réplicante (4). Faisant tomber les « murs » que les humains veulent maintenir à tout prix, le film prend fait et cause pour le nouveau « fœtus astral » (2001), créateur des souvenirs et des rêves. Plutôt que de craindre la Seconde Venue d’une « bête brute [qui] traîne la patte vers Bethléem, pour naître enfin » (W. B. Yeats) (5), il célèbre avec une ferveur quasi messianique le nouvel ordre qui advient.
En 1974, Dark Star (John Carpenter), film à très petit budget influencé par la contre-culture, se moque avec prescience des films IA. L’idée est simple. Une équipe d’astronautes inadaptés font une mission de vingt ans pour atomiser des planètes instables qui pourraient menacer la colonisation des autres mondes. Quand l’ordinateur responsable de l’activation de la bombe ne suit pas les ordres, le commandant lui enseigne les bases du doute cartésien. Le résultat, c’est un programme qui se méfie des sens externes, qui place sa foi dans la seule conscience, et qui finit par se prendre pour Dieu. Déclarant majestueusement « que la lumière soit », il s’autodétruit, et le vaisseau avec. La morale est que le dualisme sécularisé isole l’individu, en l’occurrence un programme informatique, avec pour conséquence une forme de solipsisme.
Dans une culture impulsée par le marché et par l’exploitation des données, les films de science-fiction contemporains ont adopté le paradigme du dualisme sécularisé et de l’intelligence artificielle comme la prochaine étape d’évolution. Plutôt que d’offrir la catharsis d’une « esthétique de destruction », ces films apportent de la clôture à nos anxiétés dans leurs fins dystopiques. Si être humain c’est d’être conscient, alors la conscience « artificielle » représente le triomphe évolutionniste de l’humanité. Mais dans un univers entièrement scientifique, où tout est mesurable, ce triomphe produit des humains qui ne sont que des « fantômes dans une coquille », des êtres artificiels et immortels sans relief, qui se mettent en réseau et qui se réactivent sans fin. Pour paraphraser Henry Thoreau dans Walden (1854), écrit au début d’un âge industriel qui idolâtrait l’efficacité au nom des valeurs du commerce (6), les films IA de nos jours défendent de plus en plus l’idée « qu’il ne nous reste plus le temps pour être autre chose que des machines ».
Notes
1. En français in Susan Sontag, L’Œuvre parle : œuvres complètes V, Christian Bourgois, 2010. Le texte original («The Imagination of Disaster ») est disponible en ligne (NdT).
2. « Baudrillard décode « Matrix »», entretien, Nouvel Observateur, #2015, 19 juin 2003.
3. Rory Cellan-Jones, « Stephen Hawking warns artificial intelligence could end mankind », BBC News, 2 déc. 2014.
4. Le statut de Deckard – réplicant ou non – est contesté (NdT). Voir https://www.premiere.fr/Cinema/Blade-Runner-2049-Deckard-est-il-un-Replicant-Les-scenaristes-repondent
5. William B. Yeats, « La Seconde Venue » (1919), traduit par Yves Bonnefoy.
6. Henry D. Thoreau, Walden, chapitre 1 : Economie (1854).
ALPERT Robert, « L’intelligence artificielle (IA) dans le cinéma et la Seconde Venue – Robert ALPERT», Articles [En ligne], Web-revue des industries culturelles et numériques, 2019, mis en ligne le 1er janvier 2019. URL : https://industrie-culturelle.fr/industrie-culturelle/lintelligence-artificielle-ia-cinema-seconde-venue-robert-alpert/
Robert Alpert enseigne le cinéma et le droit des médias à l’université (catholique) de Fordham (New York) et à Hunter College (composante de la City University of New York). Dans une autre vie, il a été avocat se spécialisant dans la propriété intellectuelle.
Jean-Baptiste Favory, un de nos contributeurs répond à l’auteur :
« Passionnant l’article sur l’IA et le cinéma !
« Il y a cependant une erreur concernant Blade Runner. En fait Deckard (Harrison Ford) est humain à 100%, ce n’est pas un réplicant, leur union produit donc une hybride humain/machine.
« Il ne parle pas d’un film que je trouve aussi très important sur ce sujet: AI, de Spielberg.
« Il me semble que c’est dans le livre de Philip K. Dick (Do androids dream of electric sheep) que le type s’aperçoit qu’il est lui-même un androïd à la toute fin… mais le parti pris du film est très différent.
« Je ne comprends pas cet article de Première (un peu douteux non ?). Dans la version de 1982, Scott semble très clair là-dessus, son personnage n’apas la force des réplicants, il est le flic véreux et alcoolique des séries noires dont l’esthétique du film s’inspire beaucoup et qui prend sans cesse des coups.
Il y a cet article très intéressant de Phil Manœuvre en 82 :
https://artemusdada.blogspot.com/2015/10/blade-runner-vu-par-philippe-manuvre.htm
Sa thèse : L’acid culture se heurte à la coke culture (Dick vs Scott). Il sait de quoi il parle! »