Économiste, universitaire et homme politique, Yanis Varoufakis (ci-dessus) fut ministre des Finances du gouvernement radical Syriza en Grèce entre janvier et juillet 2015, lors de la tentative échouée de renégocier la dette publique grecque face aux doctrinaires néolibéraux d’un Eurogroupe dominé par des banquiers allemands. Il raconte son expérience dans le livre Conversations entre adultes (Les Liens qui libèrent, 2017, porté à l’écran (Adults in the Room) par Costa-Gavras, 2019). Ce qui suit est un extrait traduit d’un long entretien avec Evgeny Morozov, posté sur le site de Yanis Varoufakis le 23 avril 2022. L’entretien entier (en anglais), qui parle aussi des cryptomonnaies, et de l’émergence de ce que Varoufakis appelle le « techno-féodalisme », peut se trouver ici (David Buxton).
Evgeny Morozov : Au début des années 2010, avant d’être ministre des Finances, vous avez travaillé comme économiste maison chez Valve, une entreprise américaine de jeux vidéo. Comment vos compétences de spécialiste de la théorie des jeux (game theory) ont-elles été utiles pour comprendre l’économie du monde virtuel ? Ensuite, qu’avez-vous appris sur le fonctionnement interne de l’économie réelle à travers cette expérience ?
Yanis Varoufakis : Il y a dix ans, le métavers existait déjà chez les communautés des gameurs. Les jeux de Valve avaient engendré un chiffre d’affaires si important que l’entreprise était excitée et effrayée en même temps. Certains actifs numériques, jusque-là distribués gratuitement dans le jeu, commençaient à être échangés contre des milliers de dollars sur eBay, bien avant qu’on n’ait parlé des jetons non fongibles (NFT ou non fungible tokens).
Que se passerait-il si les prix de ces biens spontanément lucratifs devaient s’effondrer ? Voilà ce qui empêchait les cadres chez Valve de dormir la nuit. Cela peut se voir dans le courriel où on m’a sollicité : « Ici [à Valve], on discutait de la question de fusionner deux environnements virtuels (créant une économie commune), et alors qu’on abordait quelques problèmes épineux concernant la balance des paiements, j’ai pensé « c’est comme l’Allemagne et la Grèce », idée que je n’aurais pas eue sans avoir suivi votre blog. »
J’ai accepté l’invitation pour plusieurs raisons. L’une était la perspective d’étudier un secteur de l’économie en tant que chercheur omniscient ; puisque j’avais accès à toutes les données en temps réel, je n’aurais pas besoin de statistiques [fournies par d’autres] ! Une autre était l’attrait de jouer à Dieu, c’est-à-dire de faire dans une économie numérique ce qu’aucun économiste ne pourrait faire dans le monde « réel » : modifier les règles, les prix, les quantités pour voir ce qui se passerait. Un autre objectif était de créer des récits empiriquement fondés transcendant la frontière entre économies « réelle » et numérique.
Qu’est-ce que j’ai appris alors ? Que le comportement observé dément totalement certaines fantaisies néolibérales. Le troc ne cède pas la place à une monnaie fiduciaire, sous la forme d’un simulacre d’or numérique. (Notez que nous avons établi que certains biens se mettent en concurrence pour être numéraires, sans que l’un d’eux ne domine durablement les autres). L’altruisme est toujours présent, comme en témoigne l’importance des dons doublement anonymes. Des relations sociales émergent, même dans ces mondes numériques sans visages, qui « contaminent » les prix et les quantités d’une manière qui n’a peu de rapport avec la vision néolibérale des valeurs d’échange existant dans un vide politique et moral.
Aujourd’hui, dix ans plus tard, il est clair que les communautés de gameurs comme celle que j’ai étudiée chez Valve opèrent en tant que métavers à part entière (pour reprendre le terme de Mark Zuckerberg). Les gameurs sont d’abord attirés par le jeu lui-même, mais une fois « dedans », ils y restent pour vivre une grande part de leurs vies, faisant des amis, produisant des biens à vendre, consommant de la culture divertissante, discutant entre eux, etc. L’ambition de Zuckerberg est d’insérer les milliards d’abonnés à Facebook qui ne sont pas gameurs dans une économie sociale numérique diffusée en continu (streamed), fonctionnant avec une monnaie propre à la plateforme qu’il contrôle. Comment ne pas faire de parallèle avec un fief numérique dans lequel Zuckerberg serait le technoseigneur ?
EM : Les NFT sont à la mode actuellement. Leur montée rapide peut être tracée à CryptoKitties, un jeu informatique fondé sur la chaîne de blocs qui est devenu populaire en 2017. Il y a aussi beaucoup de gameurs qui s’opposent aux NFT, et les idées de propriété plutôt problématiques qu’ils incarnent. Est-ce que quelque chose ressemblant aux NFT était déjà à l’horizon pendant votre temps chez Valve ? Pensez-vous que les NFT changeront les idées concernant la propriété, la rareté et la rémunération d’une façon qui pourrait faire avancer un projet progressiste au sens large ? C’est ce que croient certains partisans du Web 3.0.
YV : Les chapeaux dans TF2 ! Les joueurs de Team Fortress 2 (TF2) étaient obsédés par les chapeaux numériques. Initialement distribués gratuitement, certains chapeaux étaient devenus des biens à collectionner une fois retirés du jeu. Les joueurs faisaient du troc du genre « je te donne deux fusils à laser contre ce chapeau-là ». Puis, quand la demande pour tel chapeau a monté suffisamment, le joueur-vendeur quittait le jeu, se rendait sur eBay où il échangeait le chapeau contre (parfois) des milliers de dollars, avant de retourner dans le jeu et de livrer le chapeau à l’acheteur. Il faut souligner le niveau de confiance incroyable entre inconnus qu’implique ce genre de transaction ; le vendeur aurait pu très bien disparaître avec et l’argent et le chapeau. Valve a décidé de réduire ce risque, d’éliminer eBay de l’équation et de se faire un joli bénéfice en créant des salles de vente au sein du jeu (un marché pour des biens numériques possédés et contrôlés par Valve).
Les NFT diffèrent à deux égards des actifs numériques comme les chapeaux dans TF2 : la chaîne de blocs élimine l’intermédiation d’une entreprise comme Valve ; elle permet à l’actif numérique de migrer de son jeu ou domaine original vers un autre domaine numérique.
Est-ce que je pense que les NFT ont un potentiel subversif ? Voyons cela. Dans un environnement numérique, les NFT sont des marchandises comme les autres. Ils reflètent le triomphe de la valeur d’échange (par laquelle le capitalisme a écrasé la valeur d’usage ou la valeur d’expérience) au sein d’un métavers, que ce soit celui de Valve ou celui de Zuckerberg. En cela, les NFT n’offrent rien de nouveau dans les mondes numériques, sauf peut-être qu’ils renforcent l’idéologie du capitalisme (où la valeur d’échange règne en maître). Dans le monde analogue, les NFT n’ont de valeur que dans la mesure où le pouvoir de se vanter de la propriété de quelque chose leur donne une utilité à ceux qui s’y attachent de l’importance. Quand bien même, ce faisant, ils obligent des maisons de vente aux enchères comme Sotheby’s ou Christie’s (qui monopolisaient jadis le commerce en droits de se vanter) à se transformer, les NFT ne subvertissent aucunement les droits de propriété qui créent et sous-tendent le pouvoir exorbitant de l’oligarchie.
Alors, non, je ne vois pas tellement de potentiel radical dans les NFT. Cela étant dit, une société technocommuniste libre dans l’avenir pourrait les intégrer dans un réseau de technologies qui nous aidera à garder la trace de nos identités, de nos droits de propriété, etc.
EM : On a beaucoup parlé du fait que dans certains pays du Sud mondial comme les Philippines, des jeux fondés sur la chaîne de blocs comme Axie Infinity (2018) créent une économie parallèle permettant aux joueurs d’échanger des jetons virtuels – dont la valeur est récemment montée en flèche – contre de la monnaie fiduciaire. Le fondateur de Reddit prétend que tous les jeux dans l’avenir suivront ce modèle de jouer pour gagner de l’argent, ajoutant que « 90 % des gens ne joueront pas un jeu si leur temps n’est pas récompensé correctement ». Comment interpréter cela ? S’agit-il d’une dystopie en plus du capitalisme mondialisé ? Ou faut-il y voir une petite amélioration par rapport au travail surexploité, la conséquence peut-être de la pandémie qui a obligé beaucoup de gens de rester chez eux ?
YV : Quand j’ai travaillé pour Valve il y a dix ans, il y avait des milliers de jeunes en Chine, à Kazakhstan et ailleurs qui se faisaient pas mal d’argent en fournissant des services aux communautés de joueurs. Des joueurs d’un niveau supérieur étaient bien payés par ceux qui voulaient les regarder jouer. Il n’y a donc rien de nouveau dans l’idée d’une économie parallèle permettant aux gens vivant dans des pays pauvres de gagner de l’argent en jouant, ou d’offrir leurs services au sein du jeu.
Était-ce une bonne ou une mauvaise chose ? Bien entendu, c’était positif pour un jeune de Shenzhen de pouvoir gagner 60 000 dollars par an en dessinant des chapeaux numériques sur son ordinateur personnel, au lieu d’abîmer son corps dans un atelier de misère. Mais pourrait-on envisager de sortir tous les travailleurs de Shenzhen et ailleurs de la surexploitation en les faisant migrer dans un métavers ? Pas avant qu’il n’existe des robots qui travaillent pour tous, reproduisant les conditions matérielles de la vie de tout le monde. Tant que nous n’avons pas d’esclaves mécaniques au service de toute l’humanité (et non seulement produisant des marchandises qui sont la propriété des 1% des 1%), l’idée que les gens doivent jouer comme des robots pour gagner leur vie et pour avoir le droit d’être humain dans leur temps libre est d’une misanthropie portée à l’apothéose.
Lire aussi dans la Web-revue, Loïc Beaubras, « Processus de création et de marketing des jeux vidéo ».
Yanis Varoufakis est né à Athènes en 1961. Il a enseigné la science économique aux universités d’Essex, d’East Anglia, de Cambridge, de Sydney, de Glasgow, d’Austin (Texas) ; il est actuellement en poste à l’université d’Athènes. Il a écrit des traités universitaires sur la théorie des jeux et plusieurs livres remarqués de vulgarisation, y compris un mémoire de son expérience de ministre grec des Finances entre janvier et juillet 2015 (Conversations entre adultes, 2017), et un roman de science-fiction (Another Now, 2020). Il est actuellement député au parlement grec en tant que dirigeant du MeRA25, branche grecque du parti pan-européen DiEM25 qu’il a cofondé en 2016.
VAROUFAKIS Yanis, «Les jeux vidéo et les NFT (extrait d’un entretien avec Evgeny Morozov) – Yanis VAROUFAKIS», Articles [En ligne], Web-revue des industries culturelles et numériques, 2022, mis en ligne le 1er septembre 2022. URL : https://industrie-culturelle.fr/industrie-culturelle/les-jeux-video-et-les-nft-extrait-dun-entretien-avec-evgeny-morozov-yanis-varoufakis/
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