Les sonorités numériques nous ont envahis, elles sont partout, et d’abord au creux de nos mains lorsque chaque jour tintinnabulent les 2,5 milliards de smartphones dans le monde. Fondés sur un code informatique binaire constitué de 0 et de 1, les premiers sons numériques sont basiques, rudes et sans nuances ; ils évolueront grâce à la puissance de calcul de plus en plus grande des processeurs, jusqu’à imiter aujourd’hui les sons instrumentaux de manière suffisamment juste pour être de convaincants artefacts.
Je répondrai ici – brièvement – à trois questions fondamentales. La musique à base de nombres permet-elle enfin l’affranchissement des limitations instrumentales ? Contient-elle la possibilité de chimères sonores jusqu’à présent inouïes ? Serions-nous devenus de simples managers du son, dont le rôle décisionnel se réduirait, au même rythme que les avancées de l’intelligence artificielle ?
Bien que les musiques populaires fassent depuis longtemps usage des technologies numérique du son, j’ai choisi ici des exemples sonores provenant du champ des musiques expérimentales, car ce sont bien celles-ci qui furent à l’origine des premiers sons issus de l’ordinateur.
Contenu
Les premiers computers
« La musique a toujours été limitée acoustiquement par les instruments car leurs mécanismes ont des restrictions physiques. Nous avons produit des sons et de la musique, directement à partir de nombres, surmontant ainsi, les limites conventionnelles des instruments. Ainsi, l’univers musical n’est maintenant plus circonscrit que par nos perceptions, et notre créativité. » Max Mathews dans la revue musicale allemande Gravesaner blätter , 1962.
Après la Seconde Guerre mondiale, les centres de calculs gouvernementaux aux États-Unis abritent les premiers ordinateurs au monde. Ils sont coûteux, massifs, et uniquement accessibles à un personnel très restreint : les chercheurs et ingénieurs habilités. Au début des années 1950, c’est un petit nombre de chercheurs qui s’intéressent donc aux technologies numériques. Parmi eux, aux Bell Laboratories (New Jersey), John Pierce fait figure de génie. Il est non seulement l’inventeur du codage numérique du son (PCM, Pulse Code Modulation) avec son collègue Max Mathews, chercheur et violoniste, mais travaille aussi sur le transistor, la communication par satellite et trouve même le temps d’écrire de la science-fiction !
En 1957, le linguiste et acousticien Newman Guttman élabore la première « musique » codée sur ordinateur. D’une durée de 15 secondes, The silver scale est une prouesse à l’époque, où même la synthèse analogique n’en est qu’à ses débuts. On est cependant encore très loin de pouvoir jouer directement des notes en temps réel sur un clavier et les temps de calculs sont énormes. Max Mathews explique : « Vingt minutes de temps de calculs d’ordinateur sont nécessaires pour chaque seconde de son produit, ce doit être une seconde remarquable pour que cet effort en vaille la peine. » Il est amusant de constater que c’est bien le département de recherche d’une société de téléphonie qui inventa l’informatique musicale.
En 1959, Mathews et Guttman publient un premier article sur la musique informatique : « Generation of music by a digital computer ». En 1961, un autre article établit les premières représentations symboliques des composants de la synthèse numérique. Ces symboles, encore utilisés aujourd’hui, permettent d’imaginer des circuits de synthèse, grâce à un système de modules de fonctions différentes reliés entre eux : oscillateurs, filtres, enveloppes. Il s’agit-là d’une sorte de nouveau solfège spécialisé, où l’on visualise symboliquement le trajet du signal sonore. La programmation musicale électronique devient alors un processus un peu plus compréhensible par des artistes non techniciens.
Trois exemples tirés du catalogue de Jean-Claude Risset
Deux axes de recherche apparaissent
La synthèse sonore, par rapport aux instruments analogiques de l’époque (orgues électriques, orgue Hammond, thérémine, ondes Martenot), s’avère infiniment plus précise, avec des paramètres mémorisables, modulables, et dont le niveau de complexité s’accroit en même temps que la taille de la mémoire des ordinateurs. Un nombre virtuellement illimité d’oscillateurs et de filtres permettent la création de timbres nouveaux, uniquement restreints par la puissance de calcul des processeurs. Parallèlement, on recherche la modélisation des instruments classiques. À partir de 1964, Max Mathews invitera régulièrement l’ingénieur et compositeur français Jean-Claude Risset à travailler au sein des laboratoires Bell sur la synthèse des instruments à vent (la trompette en particulier).
L’aide à la composition, où l’ordinateur génère une partition en fonction de règles d’orchestrations et d’harmonies préprogrammées : système tonal traditionnel, dodécaphonique, indéterminée ou même stochastique (Iannis Xenakis avec la pièce ST/10 en 1962). Dans ce cas, l’ordinateur ne sort aucun son, le résultat devant être joué par des instrumentistes. Mais un problème se pose d’emblée : les primitifs computers IBM de l’époque ne produisent que des suites de notes dont le caractère arbitraire ne réussit pas à convaincre. Aujourd’hui encore, l’ordinateur s’avère être un bien piètre compositeur, et l’ennui nous gagne rapidement à l’écoute de ses partitions complexes, où aucune émotion ne transparaît. L’ordinateur compose sans enjeu autre que celui de suivre des règles préétablies. En outre, alors même que sa virtuosité technique est bien supérieure à la nôtre, les tensions/détentes et autre rubato qui déclenchent l’émotion y sont totalement absentes.
Complexité ne rime donc pas avec musicalité, et les premières musiques informatiques restent cantonnées à des études qui peinent à sortir du cercle restreint de la musique expérimentale. De l’aveu même de certains (dont Xenakis), la composition synthétique doit toujours être retouchée afin d’être un tant soit peu intéressante.
Lejaren Hiller : Illiac suite (1956)
Lejaren Hiller : Algorithm I (Version I & IV, 1968)
Iannis Xenakis : ST/10 (1962)
En 1969, Jean-Claude Risset crée le premier catalogue de sons générés numériquement (An introductory catalog of computer synthesized sounds, CD Wergo, « Computer music currents » n°13). Agrémenté de nombreux exemples sonores, ce catalogue constitue en quelque sorte les premiers « presets » que l’on retrouvera enregistrés dans des synthétiseurs numériques vingt ans plus tard. Codé en langage Fortran, chaque son peut être aussi écrit sur papier, grâce à la symbolisation inventée par Mathews décrite plus haut. Cette symbolisation permet de surpasser l’obsolescence rapide des ordinateurs et de leurs systèmes d’exploitation. Il devient alors tout à fait possible aujourd’hui de transcrire les sons de Jean-Claude Risset sur n’importe quel ordinateur (voir plus haut).
Jean-Claude Risset : Little Boy (1968)
Jean-Claude Risset : Mutations (1978)
Le développement des programmes
Rapidement, Max Mathews comprend qu’il sera nécessaire que ses recherches sur la musique numérique s’accompagnent d’un programme encore plus accessible aux artistes avertis. Il invente donc un programme (la série « MUSIC »), dédié à la synthèse numérique, avec des lignes de codes simplifiées à rentrer dans l’ordinateur. Un CNA (Convertisseur Numérique vers Analogique) permet ensuite l’écoute des sons. Cependant, le peu de puissance des processeurs de l’époque rend absolument impossible un rendu sonore immédiat, l’inspiration musicale se trouvant ainsi bridée par les très longs temps de calculs nécessaires.
En 1967, le compositeur John Chowning, de l’université de Stanford, met au point, grâce à MUSIC V, la synthèse par modulation de fréquence qui deviendra, lorsque la firme Yamaha en achètera le brevet en 1970, la synthèse la plus vendue au monde avec leur synthétiseur vedette, le DX7 (1983), entendu dans la presque totalité des musiques populaires des années 1980. John Chowning est aussi l’un des premiers compositeurs importants (avec Xenakis et Risset) à composer des musiques numériques ambitieuses de qualité, bien loin de la simple démonstration technique et les austères petites études d’auparavant.
En 1991, le chercheur américain Miller Puckette, qui travaille alors en France à l’IRCAM, crée le programme MAX (un hommage direct à Mathews), où les modules de synthèse sont affichés à l’écran, reliés par des câbles virtuels gérés manuellement par la souris. Il s’agit d’une avancée majeure, où l’on n’a plus aucune ligne de code à rentrer pour générer sa musique. Les premières versions de MAX, cependant, ne permettent que de gérer des signaux de commande MIDI (un système de commande digital entre l’ordinateur et les synthétiseurs). Il ne s’agit donc pas encore de synthèse à proprement parler mais cette visualisation des modules rend la programmation beaucoup plus accessible et facilite grandement les processus de composition les plus complexes.
A partir de 1996, sous l’impulsion de David Zicarelli, MAX devient MAX MSP, qui permet de gérer les flux audio en direct, avec une latence dépendant uniquement de la puissance du processeur de l’ordinateur. Cette avancée majeure permet non seulement d’accéder à toutes les formes de synthèse numériques connues, mais aussi d’émuler des synthèses analogiques plus anciennes (additive et soustractive).
Aujourd’hui
La fusion des deux axes de recherche des débuts de l’informatique est maintenant réalisable et l’ordinateur mêle beaucoup plus efficacement les processus de synthèse et de composition dans une même fenêtre de commande. Dans le « live électronique » des concerts de musiques contemporaines d’aujourd’hui, un son de synthèse et même une séquence musicale complexe peuvent être générés à partir d’une note jouée par des instrumentistes. Il devient alors possible de gérer timbres, rythmes, hauteurs et positions spatiales de manière conjointe, le tout déclenché par des interfaces physiques avec une sensibilité d’action et une rapidité de plus en plus grande. Mais l’instrument acoustique reste ici indispensable, et compense, avec ses imperfections, l’aspect figé du son informatique.
Jean-Baptiste Favory : UNISONO (2007), extrait
Comme exemple d’un synthétiseur créé de toutes pièces avec Max msp, voici le « patch » qui m’a servi pour composer mes pièces de 2007, UNISONO I et II. Ces pièces ont été jouées par huit musiciens, chacun équipés de huit synthétiseurs UNISONO (Paul Méfano en était le chef d’orchestre).
Synthétiseur UNISONO, patch pour Max msp.
Avec des puissances de calcul sans commune mesure avec le passé et l’apport de l’intelligence artificielle, les algorithmes sont capables d’apprendre et de composer de manière plus convaincante, au moins pour la fabrication de musiques d’application, où l’on cherche à éviter de payer des droits d’auteur. Certaines sociétés proposent maintenant en ligne la génération automatique de musiques d’illustration à partir de mots clefs, où le client décrit l’ambiance musicale qu’il souhaite. Il s’agit cependant plus de « tapis sonores » que de musique à proprement parler, mais pour de nombreuses vidéos du net dites « de flux », cela n’a vraiment pas d’importance. La déshumanisation de la musique appliquée est en marche, et conjointement avec la disponibilité des librairies musicales en ligne libres de droit, elle paupérise beaucoup d’artistes dans une démarcation sans cesse plus nette entre art et industrie.
Logiciel de génération musicale automatique SOUNDRAW
Réponses
Reprenons la question du début : la musique à base de nombres permet-elle l’affranchissement des limitations instrumentales ? La réponse semble affirmative au premier abord, mais beaucoup utilisent la synthèse comme un simple prolongement chimérique au service du son acoustique. Parallèlement à cette pratique, certains compositeurs comme Helmut Lachenmann et Hèctor Parra cherchent à repousser les limites de l’instrumentation classique mais sans l’utilisation de l’électronique. Ils considèrent l’orchestre comme un synthétiseur de timbres nouveaux, mêlant le bruit aux notes. On le voit, il est difficile de trancher sur la question, tant il ne paraît pas encore naturel à beaucoup de musiciens et musiciennes d’opérer à une véritable hybridation où la frontière entre le son acoustique et celui de synthèse deviendrait véritablement inaudible.
Helmut Lachenmann, Mouvement (1983-84)
A la deuxième question portant sur la possibilité de chimères sonores jusqu’à présent inouïes, la réponse est très clairement affirmative. Les techniques de synthèse n’en étant plus à leur prime jeunesse, elles atteignent aujourd’hui un niveau de complexité suffisant pour devenir un outil de composition intéressant. A ce titre et comme exemple, citons la synthèse par modélisation physique, où la création d’instruments virtuels irréalisables matériellement devient possible : des gongs géants de plusieurs dizaines de mètres, des cordes longues d’un kilomètre, etc. Très rare dans les musiques populaires, cette synthèse flexible mais complexe est très prisée dans la musique contemporaine, et notamment chez celles et ceux travaillant à l’IRCAM.
A la dernière question demandant si dans l’avenir les compositeurs et les compositrices ne deviendront que de simples « managers du son », il me semble pouvoir répondre par la négative, au moins pour ce qui est des musiques créatives non fonctionnelles où l’on cherche l’émotion musicale. Par contre, il semble clair que l’intelligence artificielle monte en puissance pour générer des tapis sonores qui ressemblent de loin à de la musique, mais où aucun droit d’auteur n’est réclamé.
Jean-Baptiste Favory (Paris, 1967) est un compositeur français de musique concrète, électronique et instrumentale. Il a aussi composé pour des documentaires et des pièces de théâtre. Derniers disques parus : Le passager (CD ACEL 2019), Cosmos privé (CD ACEL 2017), Things under (LP Feeding tube records 2017). Site perso : http://eljibi.free.fr/
FAVORY Jean-Baptiste , «La musique informatique – Jean-Baptiste FAVORY », Articles [En ligne], Web-revue des industries culturelles et numériques, 2021, mis en ligne le 1er mars 2021. URL : https://industrie-culturelle.fr/industrie-culturelle/la-musique-informatique-jean-baptiste-favory/
Jean-Baptiste Favory est musicien et compositeur de musique électroacoutique. Il a également composé pour des documentaires et des pièces de théâtre. Derniers disques parus : Unisono (Entr’acte, 2010) ; Big Endings (Entr’acte 2009) ; Des sphères (Monotype, 2008). site perso : http://eljibi.free.fr/