Cet article, traduit par moi, est paru dans la revue américaine Dissent Magazine, été 2021 (David Buxton).
Quand j’avais sept ans, mon meilleur copain Matt et moi voulions créer un jeu vidéo. Nous avons dessiné des niveaux minutieux, des paysages extraterrestres avec faune exotique, des obstacles de saut complexes ; nous avons découpé de bels avatars dans du papier de bricolage pour les négocier. Pendant des semaines, nous nous planifions le jeu ensemble, imaginant des scénarios tordus, des pouvoirs surhumains, des obstacles à défaire et à maîtriser. Nous notions des chiffres et des symboles, consignant des statistiques brumeuses et des critères de réussite. C’était passionnant. Le monde du jeu et notre pouvoir en son sein semblaient infinis, limités seulement par notre imagination, notre écriture enfantine et l’encre de nos feutres.
Après un mois, Matt s’est tourné vers moi avec un air sérieux : « OK, maintenant comment rendre ce jeu réel ? » J’ai été confus et blessé par la question. Je pensais que nous le jouions déjà. Mais au fond de moi, je savais que nous n’avions pas la capacité à créer un jeu qui existait réellement. Nous nous prétendions, même si ce mot ne rend pas justice à notre accomplissement créatif. Le plaisir venait de nos envolées d’imagination, en créant des règles à rompre aussitôt, dans un jeu sans fin de limites et de résolutions. Le jeu consistait à imaginer le jeu. Mais Matt ne le voyait pas de cette façon. Il s’amusait, mais il croyait en même temps que nous pouvions transformer nos découpes en papier en un paysage numérique qui fonctionnerait, que notre jeu n’était qu’une phase préparatoire, un prélude de quelque chose de réel et d’assorti de règles. Il a été déçu quand je le lui ai dit : « Matt, nous ne pouvons faire ça, nous ne sommes que des gamins. » Sachant que j’allais le blesser, j’ai ajouté exprès : « tout cela, nous avons fait semblant. » C’était la fin du jeu entre nous.
Le critique Michael Thomsen compare les jeux vidéo à des prières : « Elles promettent plus quand elles sont moins spécifiques. » Cette dynamique atteint sa forme extrême dans ce que les journalistes spécialistes appellent « le cycle du battage » (hype cycle). On annonce un nouveau jeu des années avant sa sortie, souvent avec une bande-annonce qui ne le montre pas en action. (Parfois, comme le nouveau God of War, la bande-annonce n’est qu’un écran-titre avec de la musique). C’est le gamer prospectif lui-même qui doit faire un effort d’imagination ; les commentaires YouTube abondent de spéculations enchantées, encouragées par les développeurs des jeux, qui laissent fuiter des bribes d’information aux publicitaires, aux journalistes et aux streamers sur Twitch.
Le cycle du battage fonctionne parce que les gamers ne peuvent s’en passer. Imaginer un jeu parfait est un plaisir distinct de celui de jouer. Comme l’écrit Thomsen : « Penser des jeux quand ils sont encore virginaux et non souillés par l’usage peut être révélateur, inspirant des désirs futurs au seuil d’être nommés. » Pour Thomsen, « les jeux vidéo promettent des formes diverses d’accomplissement d’un désir » ; de manière plus significative, « ils rassurent le gamer que le désir compte toujours, qu’un mécanisme attend quelque part pour accueillir celui-ci, et qui répondra au moins de façon consistante. »
Comment alors comprendre ceux qui conçoivent et développent les jeux vidéo ? Sont-ils des dieux aimants, réalisant nos prières, inventant des mondes pour nous à habiter ? Ou sont-ils indifférents ? Sont-ils condamnés à nous décevoir ? Après tout, on confie aux concepteurs une tâche digne de Sisyphe : transformer nos désirs en réalités fonctionnelles et rentables. À la fin du cycle du battage, il ne reste qu’une marchandise, un monde virtuel rempli de tâches qui font perdre du temps, et de mécaniques dérivatives, ne souffrant pas la comparaison avec le rêve – déception qui déclenche parfois du ressentiment et des retours du bâton.
Dans son nouveau livre Press Reset : Ruin and Recovery in the Video Game Industry, Jason Schreier, journaliste à Bloomberg News et coanimateur du podcast populaire Triple Click, rend une vérité beaucoup plus prosaïque : les développeurs des jeux ne sont pas des dieux. Ce sont des gens, des travailleurs, des rêveurs priants comme Matt et moi, négociant souvent douloureusement le fossé entre désirs et obligations, entre travail et divertissement.
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Le premier livre de Schreier, Blood, Sweat and Pixels : The Triumphant, Turbulent Stories Behind How Video Games Are Made, se focalise sur les défis techniques dans la fabrication des jeux. Press Reset se préoccupe plutôt du coût humain. Ses personnages sont les concepteurs, les programmateurs et les scénaristes travaillant pour les grands studios (majors), qui ont produit les titres les plus vendus des dernières décennies (et qui contribuent largement aux revenus annuels de l’industrie atteignant 150 milliards de dollars) : le jeu d’horreur interplanétaire Dead Space ; l’étonnant jeu crossover de Disney/Nintendo, Epic Monkey ; et le shooter science-fiction, BioShock, situé dans une bathysphère dystopique dessinée par un disciple d’Ayn Rand. Quelques chapitres sont consacrés à l’expérience de quelques auteurs renommés, mais le centre d’intérêt reste les employés de base, responsables d’un aspect, petit mais essentiel, des jeux que nous aimons.
Ce qui unifie ces travailleurs, selon Schreier, c’est la passion pour les récompenses créatives apportées par la fabrication des jeux, et l’ambivalence profonde quant aux conditions du travail. Alors que beaucoup d’emplois dans l’industrie sont bien rémunérés, permettant aux salariés de vivre dans des villes parmi les plus chères au monde, ils sont marqués par des périodes de surtravail extrême, et par un niveau extraordinairement élevé de roulement du personnel. Pendant la période appelée « le crunch », juste avant la sortie commerciale d’un jeu, des semaines de 100 heures ne sont pas inhabituelles. « En échange du plaisir de gagner sa vie en créant de l’art, déclare Schreier, un développeur doit accepter que tout puisse s’effondrer sans avertissement. » (Des échanges encore moins tentants s’offrent au mineur éthiopien qui déterre les minéraux rares utilisés dans la fabrication des cartes mères, ou à l’ouvrier chinois qui assemble les consoles, ou même au vendeur de ces mêmes consoles à Walmart – mais c’est là un autre livre).
Schreier s’intéresse principalement à ce qui se passe quand les studios ferment, ce qui se produit avec une fréquence inquiétante : « Discutez avec n’importe qui avec un peu d’expérience dans l’industrie, et il racontera le jour où il a été licencié. » Dans un chapitre bien documenté, nous découvrons 38 Studios, une entreprise vouée à l’échec, fondée par la vedette de baseball (et futur soutien de Donald Trump) Curt Schilling, qui a mis la clé sous la porte après avoir obtenu un prêt de 75 millions de dollars garanti par l’État du Rhode Island. Quand ce studio trop dépensier a subitement fait faillite, les employés n’ont reçu ni leurs derniers salaires ni des indemnités. Ceux qui ont changé de résidence pour accepter son offre d’emploi ont dû débourser des milliers de dollars aux entreprises de déménagement après que Schilling a fait faux bond sur sa promesse d’en payer les frais.
Le cas de 38 Studios est loin d’être unique. Un vétéran de l’industrie dit à Schreier : « Après tous les licenciements que j’ai vécus, je subis le syndrome de stress post-traumatique chaque fois que je reçois un mail annonçant une réunion générale du personnel … Je suis certain que c’est une expérience commune chez les développeurs. » En effet, les fermetures de studio sont si fréquentes dans Press Reset que les histoires et les personnages commencent à se ressembler. Des variations sur le même parcours traversent les chapitres : les employés font le crunch pour boucler le jeu dans les délais, il est distribué avec succès et ils font la fête ; peu après, ils sont convoqués à une réunion qui s’annonce de mauvais augure, où ils apprennent qu’effectivement tout le monde est viré ; encore sous le choc, ils boivent une dernière bière triste ensemble avant de rentrer chez eux pour mettre à jour leurs résumés. Certains décident de devenir « indépendants », travaillant sur des jeux moins ambitieux, mais où ils ont davantage de contrôle créatif ; d’autres quittent l’industrie. En dépit de leur indispensabilité à chaque étape de la fabrication, les travailleurs sont traités comme des parts jetables de la machine à profits. « La volatilité, dit Schreier, est devenue le statu quo. »
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Schreier n’analyse pas en détail les aspects structurels qui créent une telle instabilité. (Pour un portrait plus vif des processus de travail et de production dans l’industrie du jeu, lire Jamie Woodcock, Marx at the Arcade (lien vidéo), 2019). L’excuse avancée par les directeurs est que l’industrie est soumise à un cycle d’expansion et de récession (boom and bust), conditionné par la sortie de nouveaux matériels. Investir dans les jeux est à risque et à rendement élevés ; certains aux coûts de développement importants sont des échecs cuisants, alors que d’autres rapportent des milliards de dollars. Les plus grands studios rachètent et revendent régulièrement les plus petits, souvent à la suite d’un échec, ce qui mène fatalement à des licenciements et des relocalisations.
Quelques sources de Schreier nous donnent une explication plus franche : les directeurs ont tout le pouvoir, et ils « n’ont rien à foutre des salariés ». Zach Mumbach, longtemps employé à Electronic Arts (EA), fait remarquer que, tandis que lui et ses collègues faisaient le crunch jeu après jeu, les cadres rentraient chez eux tous les jours à 17 heures. « J’en avais marre de faire des semaines de 80 heures pour que Patrick Söderlund [ancien PDG d’EA] puisse acheter une nouvelle voiture. On a l’impression que ces types jouent un jeu. Ils jouent avec les budgets, ils jouent avec les revenus, ils jouent avec les coûts fixes. Ils virent des employés, avant d’en embaucher d’autres, juste pour soigner le bilan trimestriel. » Sans voix organisée dans l’industrie – pratiquement personne (à part quelques doubleurs) n’est syndiqué -, les intérêts des travailleurs comptent pour du beurre.
Comme dans d’autres industries créatives, les directeurs exploitent la passion des employés afin de neutraliser toute contestation, et d’obtenir l’assentiment à des conditions de travail iniques. Schreier décrit « un sentiment qu’au fond les gens doivent s’estimer chanceux » pour être là où ils sont. « On croit que travailler dans l’industrie du jeu est un privilège, et qu’on doit être prêt à faire ce qu’il faut pour y rester », a dit Grace Buck, ancienne employée à Telltale Games, au magazine Time en 2019. On encourage les travailleurs du secteur à considérer leurs emplois comme l’accomplissement de leurs fantaisies d’enfance, où on les paie pour créer des mondes de rêve et pour réaliser des désirs. Peut-on demander plus ?
Comme le remarque Sarah Jaffe dans son nouveau livre Work Won’t Love You Back, cette dynamique est désormais un mécanisme disciplinaire essentiel dans le monde du travail. Au lieu de reconnaître le désir des employés pour de la stabilité et d’un meilleur équilibre entre vie professionnelle et vie privée, les studios du jeu, comme d’autres entreprises du numérique, brouillent les frontières entre travail et temps libre : de l’alimentation gratuite et des lits superposés pendant la période du crunch, des tables de ping-pong et de babyfoot dans les bureaux, et des journées entières consacrées à jouer les derniers titres des concurrents. « Le fun est au cœur de ce que nous faisons », proclame un studio sur son site (2). « Nous savons que si nous voulons créer des jeux amusants (fun games), il faut s’amuser (have fun) en fabriquant ces jeux. »
En dépit de sa sympathie évidente pour ses sujets, et de sa colère devant leurs déboires, Schreier réifie plus ou moins l’idée que le travail des concepteurs des jeux consiste à produire du « fun ». « Les jeux vidéo, écrit-il, sont conçus pour apporter du plaisir aux gens, mais ils sont créés dans l’ombre d’une démarche commerciale impitoyable », comme s’il s’agit-là d’une contradiction. L’idée que des lieux de travail « fun » génèrent des produits « fun » relève certes de la propagande patronale, mais elle contient une vérité cachée : les jeux vidéo, comme tout produit créatif, reflètent les conditions de leur production. Et ils tendent à servir les besoins idéologiques particuliers de leur temps.
Pour cette raison, les jeux les plus populaires d’aujourd’hui ne contiennent pas, dans leur cœur, du « fun ». Ce à quoi ils ressemblent le plus, c’est le travail au 21e siècle.
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« Dans le capitalisme avancé, l’amusement est le prolongement du travail. […] [L]’automatisation a pris […] un tel pouvoir sur l’homme durant son temps libre et sur son bonheur, elle détermine si profondément la fabrication des produits servant au divertissement, que cet homme ne peut plus appréhender autre chose que la copie, la reproduction du processus du travail », écrivaient Adorno et Horkheimer en 1944 (1). Suivant cette piste, le théoricien des jeux Steven Poole a fait remarquer en 2008 que les jeux vidéo modernes « semblent aspirer au mimétisme du processus de travail mécanisé ». Nous apprenons les règles du jeu, ou bien sommes disciplinés par celles-ci, recevant du feedback positif quand nous les suivons correctement. « Vous n’avez pas joué le jeu, écrit Poole, encore moins l’avez « maîtrisé ». Vous avez effectué les opérations exigées, comme un employé obéissant. Le jeu est comme du travail. »
Des jeux à gamer solitaire avec beaucoup d’armes à mettre à niveau, de compétences à acquérir, de monnaies à dépenser constituent peut-être l’itération archétypique de ce phénomène. Mais presque tous les jeux contemporains contiennent des éléments mimétiques de travail et d’échange marchand. Ils n’offrent pas des fantaisies d’évasion, des jeux d’imagination comme une finalité en soi ; plutôt, ils offrent une fantaisie de règles, une rationalité qui fait désormais défaut au processus de travail salarié. Vicky Osterweil qualifie ce type de jeu de « simulateur utopique du travail », qui distribue au compte-gouttes des récompenses à des intervalles prévisibles en échange d’un effort de discipline. Ces récompenses facilitent le jeu, permettant d’acheter des enjolivements, de signaler ses exploits aux autres, et de progresser dans une trajectoire logique et satisfaisante vers un but réalisable. Les jeux restent une forme de diversion, mais l’objet de celle-ci n’est pas le travail en lui-même, mais notre déception devant sa volatilité, son arbitraire, sa cruauté et son injustice.
Dans la forme aiguë de cette déception, écrit la journaliste Cecilia D’Anastasio, des camionneurs recourent aux jeux « pour faire jouer les fantômes de leur travail quotidien ». Un camionneur longue distance passe sa semaine de repos peinant sur American Truck Simulator ; un chef quitte sa cuisine à minuit pour se taper Cook, Serve, Delicious avant de se mettre au lit. Dans le monde des jeux, à la différence du nôtre, écrit D’Anastasio, « la productivité est quantifiable et perceptible ». Les jeux compensent une absence de contrôle, de feedback sérieux, de buts clairs et de récompenses justes dans la vie du travail. Ainsi, les jeux restent une forme d’accomplissement d’un désir (wish fulfillment), dans lequel les fictions idéologiques du capitalisme se réalisent. C’est un rêve fruste qui nous réconcilie quelque peu avec les mensonges qu’on nous abreuve.
Qu’autant de jeux populaires soient des simulations hautement réalistes de tuéries est frappant aussi. Comme l’écrit Tom Bissell dans son essai classique sur le jeu de tir à la première personne (first person shooter (FPS)), « il est bien possible que Call of Duty et d’autres jeux dans la même veine révèlent que, tapi dans chaque être humain, est une personne d’ombre qui tue, et qui prend et fait ce qu’elle veut ». De tels jeux, qui récréent le combat militaire et qui récompensent les gamers pour l’élimination efficace des ennemis humanoïdes, sont sûrement symptomatiques sur le plan idéologique, une sublimation de l’agression refoulée et des fantaisies impériaux. Mais les films d’action le sont également. Ce que font les jeux de tir à la première personne, mieux que tout autre genre, c’est de transformer une énigme cognitive extrêmement répétitive – retrouver un point dans un espace à trois dimensions, cliquer et le faire saigner – en un passe-temps infiniment jouissif, voire addictive.
Mobilisant des affects et des humeurs divers, qui incluent des fantaisies de domination patriarcale entre autres, les jeux violents réussissent, écrit Osterweil, à « reconfigurer comme plaisir la répétition, l’apprentissage et l’ennui qu’on doit maîtriser et supporter afin de vivre dans les conditions économiques actuelles ». Amazon, par exemple, incorporent des éléments de jeu – des tableaux de classement, des récompenses fantasques pour un travail effectué dans des délais très courts, même des mini-jeux de style arcade fournis après l’achèvement de certaines tâches d’entretien – afin d’habituer les employés à des heures de travail monotone, physiquement et mentalement. Tandis que la prouesse du joueur FPS s’exprime dans son ratio « tuer/mourir » (kill/death), la valeur de l’ouvrier chez Amazon s’exprime dans son taux de ramassage (pick rate), dans des mesures homologues d’efficacité cognitive et kinétique.
La violence du jeu vidéo, alors, ne fonctionne pas principalement comme un débouché pour un comportement antisocial, encore moins comme un portail dangereux vers la cruauté dans le monde réel, mais plutôt comme un voile agréable pour apprendre une discipline socialement utile. La violence numérique extasiée dissimule et compense la violence banale de la vie quotidienne, celle d’être mis en condition pour un travail obnubilant. Qu’un tel mécanisme puisse maintenir un frisson de transgression misanthropique (incarnée dans le stéréotype du gamer « mal adapté », « antisocial », « réactionnaire ») est la marque de sa sophistication idéologique. En vérité, rien n’est plus normatif, plus docile, plus prosocial que d’acheter et de jouer un jeu FPS. D’une façon ou d’une autre, nous répondons tous à « l’appel du devoir » (call of duty).
Bien que tous les jeux soient idéologiques, tous ne sont pas nocifs. Certains, comme la simulation de Frank Lantz, Universal Paperclips, dévoilent et critiquent les fantaisies pauvres au cœur du jeu. D’autres, comme Disco Elysium (2019), un fantasmagorique néo-noir, détendu et aléatoire, dépassent les meilleurs espoirs de la théorie ergodique. Il est tentant d’attribuer la distance entre ces titres et ceux produits par les grands studios à la simple recherche de bénéfices. Comme l’écrit Schreier : « L’industrie des jeux vidéo, comme toute activité artistique, est construite sur la tension entre deux camps : les créatifs et les financiers. Le conflit entre les développeurs essayant de produire de l’art et les éditeurs essayant de dégager des profits remonte à l’origine des jeux. » La plupart des développeurs dans Press Reset aspirent à créer des jeux plus intéressants que ceux fabriqués par les grands studios. S’ils ont les moyens de partir ailleurs, ils le font.
Une hypothèse moins confortable serait que les studios produisent à la chaîne des « simulateurs utopiques du travail » parce que ceux-ci s’accordent à nos désirs, et aux besoins de l’économie. Je suis d’accord avec Osterweil que les jeux vidéo sont « fondamentalement une technologie de reproduction ». Ils contribuent « à créer, à maintenir, à organiser et à former des travailleurs et des sujets, ce qui les aide à fonctionner dans une société et une économie au fond invivables ». Les techniques et les grammaires des jeux ont évolué en même temps que les avancées dans l’automatisation, la mondialisation, la production et la logistique à flux tendus, l’économie domestique, et le travail précaire ou à temps partiel. Pour emprunter à Adorno et Horkheimer, le gaming « se meut donc strictement dans les ornières usées des associations habituelles » (3), lesquelles sont modelées par notre relation aux formes de travail. Comme tous les produits de divertissement, les jeux nous façonnent en sujets exigés par le capital.
De quels sujets s’agit-il ? Dans son livre Bullshit Jobs, le regretté David Graeber remarque que si, comme nous le ferait croire le théoricien évolutionniste du jeu Karl Groos (à la suite de Schiller), le « jeu de faire semblant est l’expression la plus pure de la liberté humaine », alors « le travail de faire semblant est l’expression la plus pure du manque de celle-ci ». Ce dernier, écrit Graeber, « est l’exercice la plus pure du pouvoir comme finalité en soi ». Autrement dit, les enjeux ne pourraient être plus élevés : si le jeu vidéo est vraiment un jeu, c’est l’expression de nos meilleures capacités en tant qu’êtres humains – notre amour de la liberté, de l’imagination, des lubies de la création. Mais si c’est un travail (comme cela me semble le cas dans les moments où je n’arrive pas à oublier le côté répétitif du gaming), alors notre affection pour lui est vraiment lugubre, indiquant une concession extraordinaire aux conditions actuelles de l’absence de liberté.
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Press Reset est une contribution admirable au corpus croissant du journalisme qui explore les injustices de l’industrie. Quand on sait qu’il y a sept ans à peine, le monde du gaming a fait des convulsions face à la moindre tentative modeste d’appliquer les leçons du féminisme et de l’antiracisme aux jeux, il est encourageant que les journalistes critiques comme Schreier – qui a été la cible de pas mal de bile réactionnaire – continue d’écrire.
Dans le dernier chapitre, Schreier propose quelques solutions aux problèmes qu’il identifie. L’une d’elles est la syndicalisation. « Chaque nouveau licenciement ou fermeture de studio montre que l’industrie des jeux doit faire plus pour protéger ses employés, écrit Schreier, et les syndicats sont une partie essentielle et inévitable de cette équation. » Au moment d’écrire, aucun grand studio aux États-Unis n’est syndiqué, mais le consortium Game Workers Unite (GWU) fait campagne pour les droits des travailleurs dans l’industrie. La division britannique de GWU a rejoint l’Independent Workers’ Union of Great Britain en 2019. Et le syndicat Communication Workers of America a lancé une initiative pour organiser les game workers en janvier 2020.
Schreier préconise aussi la généralisation du travail à distance afin que les développeurs n’aient pas besoin de refaire leur vie à chaque fermeture ou relocalisation d’entreprise. Il loue le modèle commercial de l’entreprise Disbelief, dont les salariés bénéficient d’emplois sécurisés, en travaillant sur plusieurs contrats avec les grands studios en même temps. « Je pense que dans l’avenir, il y aura une petite équipe responsable de la vision créative, et de la sous-traitance de toutes les autres tâches », dit l’un des fondateurs de Disbelief. Étant donné la fréquence avec laquelle les tâches fastidieuses de programmation sont déjà sous-traitées à des ouvriers à faible coût en Inde et en Chine, cette prévision semble vraie, mais je ne pense pas que ce soit la panacée qu’imagine Schreier.
En attendant, beaucoup de développeurs qui en ont assez de travailler pour un grand studio s’en vont pour créer leurs propres entreprises, petites et indépendantes. Celles-ci sont aussi capables d’exploiter ses salariés que les grands studios, et sont plus susceptibles de faire faillite. Mais quand il s’agit d’un petit groupe de collègues, tous copropriétaires, l’enjeu n’est pas le même. Comme l’un des créateurs d’Enter the Gungeon (2016), grand succès indépendant, dit à Schreier : « On fait toujours le crunch, et c’est toujours aussi dur, vous pouvez me le croire, mais il y a une différence énorme quand on le fait pour un jeu où on possède une part des recettes. »
Améliorer les conditions du travail pour les développeurs est un but louable. J’espère qu’ils se syndiqueront, et qu’ils pourront créer des collectifs indépendants s’ils le souhaitent. Mais à mesure que les journalistes spécialistes deviennent plus critiques des pratiques comme le crunch et de la volatilité de l’industrie, et que les critiques en général s’inquiètent des gaz toxiques dégagés par certains jeux sur le plan idéologique, j’aimerais lire davantage d’enquêtes écrites à la première personne.
Les médias spécialisés sont peuplés (et payés) par des gens qui adorent les jeux ; ils ont tendance à ne pas poser les questions fondamentales sur ce que font les jeux, et ce qu’ils font à nous. (Malheureusement, les critiques cités dans cet article ne sont pas représentatifs de la culture générale du gaming). Il est évident que ceux qui aiment les jeux de rôle ne sont pas tous des conformistes obéissants ; tous les jeux ne sont pas mécaniques et sans inspiration. De temps en temps, un titre sort qui m’enchante et me défie à la manière d’un grand roman ou film, avec les méthodes endémiques à une forme d’art interactive (par exemple, Disco Elysium). Mais c’est chose rare. Normalement, je passe des heures dans des jeux dont le statut d’un divertissement – encore moins d’une forme d’art – reste un mystère pour moi, alors que j’avance péniblement, en me traînant de contrôle à contrôle, de niveau à niveau. Dans quelle sorte de sujet suis-je façonné par ce processus ? Et quel type d’économie politique demande un sujet pareil ? Pour être honnête, que ferais-je autrement avec mon temps ?
On ne peut s’échapper des pièges englobants du capitalisme contemporain en rêvant, je le sais bien. Mais on peut se piéger encore plus en s’abandonnant au rêve.
Notes :
1. Adorno et Horkheimer, Kulturindustrie, Éditions Allia, 2012 (1947), p. 41.
2. J’ai conservé le mot anglais fun en raison de ses connotations enfantines (surtout dans l’expression « have fun »), perdues dans les traductions habituelles « amusant » ou « divertissant » (NdT).
3. Adorno et Horkheimer, op. cit., p. 42.
D’autres articles sur les jeux vidéo dans la Web-revue :
Loïc Beaubras (2019) ;
Pierre Louis (deux articles) (2015) ;
L’auteur :
Sam Adler-Bell est journaliste indépendant (The Nation, The New Republic, Jacobin, The Intercept, In These Times, Business Insider) et analyste au Century Foundation. Il vit à New York City.
ADLER-BELL Sam, « Les jeux vidéo : du travail sans détente – Sam ADLER-BELL », Articles [En ligne], Web-revue des industries culturelles et numériques, 2021, mis en ligne le 1er octobre 2021. URL : https://industrie-culturelle.fr/industrie-culturelle/jeux-video-du-travail-sans-detente-sam-adler-bell/