Réalisation : Jean-Pierre Jeunet.
Origine : France, sortie le 25 avril 2001 dans 432 salles.
Production : Victoires productions – Tapioca films – France 3 cinéma.
Effets spéciaux : Duboï.
Scénario : Guillaume Laurant et Jean-Pierre Jeunet.
Musique : Yann Tiersen.
Durée cinéma : 120 minutes.
Interprètes : Audrey Tautou (Amélie Poulain), Mathieu Kassovitz (Nino Quincampoix), Jamel Debbouze (Lucien), Rufus (Raphaël Poulain, père d’Amélie), Claire Maurier (Suzanne), Isabelle Nanty (Georgette), Yolande Moreau (Madeleine Wallace, concierge), Urbain Cancelier (Collignon, épicier), Dominique Pinon (Joseph), André Dussolier (voix off). Sujet : Amélie Poulain, jeune fille timide, fantasque et déterminée, décide de réparer « les cafouillages » de la vie des autres. Elle-même rencontrera l’amour en la personne de Nino Quincampoix, caissier à mi-temps au « palace vidéo, roi du porno » et réparateur de photomatons.
Contenu
Avant-propos
Cette étude cinématographique sur Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain expérimente la thèse esthétique centrale dans la théorie critique des industries culturelles, présente dans plusieurs articles de la Web-revue : la forme esthétique est du contenu [social] sédimenté. Cette thèse est centrale, non seulement parce qu’elle récuse la distinction fond/forme, mais surtout parce qu’elle jette un pont entre la dimension esthétique et la dimension sciences sociales.
Il s’agit aussi d’expérimenter la présence de tensions esthétiques, de batailles artistiques (souvenons-nous de « la Bataille d’Hernani » au XIXe siècle) qui renvoient, par un jeu de médiations propres, à l’articulation entre la sphère esthétique et la sphère idéologique et politique.
Rappel historique
La bataille d’Hernani est le nom donné à la polémique et aux chahuts qui entourèrent en 1830 les représentations de la pièce Hernani, drame romantique de Victor Hugo. Héritière d’une longue série de conflits autour de l’esthétique théâtrale, la bataille d’Hernani, aux motivations politiques au moins autant qu’esthétiques, est restée célèbre pour avoir été le terrain d’affrontement entre les « classiques », partisans d’une hiérarchisation stricte des genres théâtraux, et la nouvelle génération des « romantiques » aspirant à une révolution de l’art dramatique et regroupée autour de Victor Hugo.
Dans ce conflit, déjà, les positions des uns et des autres étaient surdéterminées par leurs convictions politiques. Chénier était conscient lui-même de la portée idéologique du conflit et de la place stratégique du théâtre, lui qui écrivait dans « l’épître dédicatoire » de sa pièce que, « si les mœurs d’une nation forment d’abord l’esprit de ses ouvrages dramatiques, bientôt ses ouvrages dramatiques forment son esprit. »
(Source : article Wikipédia)
Notre hypothèse : pointer la présence d’un révisionnisme anti nouvelle vague, d’une opposition réactivée entre nouvelle vague et réalisme politique (un réalisme poétique revisité par les nouvelles images de synthèse) ; bref, pointer une querelle qu’on pensait datée, voire dépassée dans l’histoire du cinéma et qui resurgit aujourd’hui au travers de la valeur scénario dans les écoles de cinéma qui lorgnent de plus en plus vers les séries télévisées et leur esthétisme publicitaire d’effets et de filtre de type Photoshop. Cet esthétisme ou maniérisme ne se confondant pas avec l’esthétique, comme travail critique de la forme sur le matériau cinématographique qui lui préexiste.
Que n’a-t-on pas dit sur la Tour Eiffel (l’avènement d’un nouveau matériau : le fer, moins « noble » ?), le Musée d’art moderne George Pompidou (« la raffinerie » et l’art contemporain), les Colonnes de Buren (la colonne comme symbole du pouvoir religieux ou politique, qui devrait dominer le regard du commun des mortels ?) et la Grande Pyramide du Louvre (l’ancien, le moderne) lors de leur surgissement dans l’espace public qu’un conservatisme voudrait figer à une époque, mais laquelle, grande question des historiens et des archéologues ? Et pourtant personne ne proteste contre les monuments comme Notre Dame de Paris revisitée par Violet le Duc, ou le redécoupage de Paris par le baron Haussmann ! Que dire aussi de Ramsès 2 qui se réappropriait une partie du patrimoine des anciens pharaons en y apposant son cartouche et les symboles de sa gloire ?
Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain me semble un bon exemple de produit culturel parapublicitaire à prétention artistique (la dimension esthétique étant présente dans la créativité de type publicitaire comme dans la création artistique), même s’il est daté, ce qui permet un recul. Par ailleurs, j’ai choisi ce film mais j’aurais pu en prendre un autre sur le même créneau prétendument « artistique » : Diva (1981) ou 37°2 le matin (1991) de Jean-Jacques Beineix, Le Grand Bleu (1988) de Luc Besson ou Les Choristes (2004) de Christophe Barratier. Dans le champ des industries culturelles, nous nous intéressons souvent à des objets qui, sans être des chefs-d’œuvre impérissables, constituent, à un moment donné, des « phénomènes de société ». Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain fait partie de ces films qui semblent trancher par leur « originalité » avec les routines du matériau cinématographique du jour et prétendent, tout en assurant les recettes, accéder au statut artistique.
Bref, cet exemple permet d’étayer une démonstration autour de cette thèse et d’affirmer l’importance de la coupure esthétique entre art et culture tout en rappelant une de mes propres hypothèses : cette coupure ne doit pas servir à séparer le bon grain artistique de l’ivraie industrielle, mais, en entérinant la séparation entre création artistique et créativité communicationnelle à message de type publicitaire, à dégager les logiques propres des industries culturelles et multimédias.
J’essaie de montrer dans cet article que la forme esthétique, comme contenu social sédimenté, est à pointer dans les enjeux, conflits et tensions qui trament le rapport de la forme et de la technique au matériau de départ.
Concrètement, je pense avoir dégagé un ensemble d’oppositions pertinentes qui traversent la stratégie esthétique du film de Jean-Pierre Jeunet :
Première opposition : nouvelle vague/réalisme poétique
Je pointe une tension entre deux écoles cinématographiques, la nouvelle vague et le réalisme poétique. Cette opposition est clairement à l’œuvre dans le film de Jean-Pierre Jeunet. Dans un premier temps, elle est retravaillée dans le sens d’une réconciliation, les audaces « formelles » de la nouvelle vague s’alliant à l’univers poétique populaire du réalisme poétique.
Deuxième opposition : Marcel Carné/Jean Renoir
Il existerait dans Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain une trace (comme un symptôme psychanalytique) du conflit entre Jean Renoir et Marcel Carné. Une référence implicite du film de Jean-Pierre Jeunet est Hôtel du Nord de Marcel Carné. Or Jean Renoir, un des inspirateurs de la nouvelle vague était farouchement opposé au réalisme poétique et à son populisme de gauche : Le Quai des brumes (qu’il nommait « Le Cul des brèmes ») versus La Bête humaine, par exemple. Il y a chez Jean Renoir le refus d’un esthétisme qui cherche à donner des lettres de noblesses artistiques, une sorte de beauté, à la misère psychologique et sociale.
Troisième opposition Jean-Luc Godard/Bertrand Tavernier :
Il existe aussi aujourd’hui un deuxième courant qui, sans s’inscrire dans un esthétisme, participe au renouveau d’une forme de réalisme psychologisant et sociologisant. Ce courant se retrouve autour de la réhabilitation de la valeur scénario « façon qualité française » prétendument bafouée par la nouvelle vague. En faisant du scénariste Jean Aurenche l’une des deux figures principales de son film Laissez-passer (2003), en rendant hommage ainsi au duo de scénaristes Jean Aurenche et Pierre Bost (Douce (1943) et La Traversée de Paris (1956) de Claude Autant-Lara, Jeux interdits (1952) de René Clément et L’Horloger de Saint-Paul, son premier long-métrage en 1973), Bertrand Tavernier prend position rétrospectivement contre François Truffaut, qui les avait vilipendés. Le jeune Turc des Cahiers du cinéma refusait, au nom du cinéma d’auteurs, ce « cinéma de scénaristes », où le metteur en scène se contenterait de mettre des cadrages et des mouvements d’appareil sur les mots définitifs des « écrivains de cinéma ». La place d’Agnès Jaoui et Jean-Pierre Bacri dans le paysage cinématographique français (Le Goût des autres, 2000) et l’émergence d’une nouvelle revue comme Synopsis s’inscrivent dans ce courant où le cinéma renvoie in fine à la notion de langage cinématographique. Un projet devrait passer par les filtres « littéraires » successifs du synopsis, du scénario original ou d’une adaptation (spécialité d’Aurenche et Bost), puis être fixé dans un découpage technique, voire un story-board complet qui ne laisse plus grand place, au moins dans son principe, à l’irruption de l’acte manqué, de l’humain.
Je précise que mon objectif n’est pas de statufier la nouvelle vague, mais de rappeler ses apports, qui ne sont pas sans liens avec ceux du cinéma ethnographique d’exploration. A la fin des années 1950, les caméras légères électriques, et la possibilité de les synchroniser avec un magnétophone vont dans les deux cas, et à moindre frais, aider les cinéastes dans la voie déjà rouverte en France par Jean Renoir dans La Règle du jeu (1939). La figure de Jean Rouch, un pilier du cinéma ethnographique français, a fréquenté un temps la nouvelle vague : souvenons-nous de son sketch « Gare du Nord » dans Paris vu par… (1965) aux côtés de Jean-Luc Godard, Claude Chabrol, et Éric Rohmer.
Le plan-séquence devient le révélateur dans la durée du procès filmé, qu’il soit documentaire ou fictionnel ; les courtes focales permettent, toujours dans la durée, le traitement simultané de deux processus filmés en premier et en arrière plan. Dans leurs stratégies, certains cinéastes de la nouvelle vague proposent ainsi de ne pas sombrer dans le pseudo-réalisme psychologique ou sociologique en mettant en œuvre l’idée que la caméra peut capter quelque chose de la réalité si on lui laisse ainsi qu’au spectateur le temps de regarder et pas seulement de voir.
Extrait du plan séquence de Week-end, 1967, Jean-Luc Godard
Cette démarche exploratoire va à l’encontre de la communication audiovisuelle publicitaire ou parapublicitaire et de son timing. Par parenthèses, la télévision (les journaux télévisés et les magazines dans leur idéologie de la transparence) aurait toujours beaucoup à apprendre de cette double école d’observation filmique.
Je propose donc d’interpréter la thèse de la forme esthétique comme contenu social sédimenté sur la base des polémiques explicites, mais le plus souvent implicites, qui sont cristallisées dans les choix formels et techniques de retraitement du matériau.
Par ailleurs, Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain intègre des « nouvelles images » qui brouillent un peu les pistes en « relookant » de très anciennes références culturelles.
La théorie critique des industries culturelles dénonce l’hégémonie des industries culturelles, qui se réclament d’un art démocratisé et populaire, aujourd’hui segmenté et ciblé, pour tenter d’occuper tout l’espace artistique. Cette dénonciation justifie en partie sa coupure esthétique, trouvant à mon avis une bonne application dans la stratégie marketing du film de Jean-Pierre Jeunet.
Le plan de communication du Fabuleux Destin d’Amélie Poulain
La campagne de promotion du Fabuleux Destin d’Amélie Poulain n’a duré qu’un mois, évitant le matraquage trop à l’avance d’un blockbuster. Elle a joué le jeu de la séduction vis-à-vis des relais médiatiques : vous allez être les découvreurs d’un film vraiment nouveau et différent ; et surtout elle a misé sur le créneau de l’œuvre d’art contre le produit de simple divertissement. La stratégie générale de communication et le plan média qui en ont découlé illustrent ce que souligne Laurent Creton dans Cinéma et marché :
Tous les objets artistiques qui s’inscrivent dans la série industrielle ont en commun de mettre en question le statut traditionnel de l’œuvre d’art. La fonction d’un marchand d’art est de parvenir à créer une valeur commerciale à partir d’un objet investi de valeur esthétique par une communauté spécialisée. Le commerce du cinéma relève d’une logique qui place l’art non pas comme origine mais comme accessoire de la vente des objets culturels industrialisés. En fonction de cet objectif, on examine dans quelle mesure et comment la variable artistique pourrait être éventuellement utilisée. Dans certains cas, l’art est un argument de vente. Dans d’autres, c’est l’inverse : longtemps la Palme d’or de Cannes a été réputée avoir un impact négatif sur les entrées, en particulier des films destinés à un large marché. (Creton, 1997, p. 47)
Une de mes étudiantes, Ana Margarita Chan Navarrete, qui a travaillé sur le succès de la stratégie de communication du Fabuleux Destin d’Amélie Poulain a pu, dans un long entretien avec Jean-Michel David, responsable de la campagne de promotion du film, montrer comment la variable artistique a été sciemment utilisée. Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain, sorti en France le 25 avril 2001, a conquis un vaste public de spectateurs et de professionnels : huit millions de spectateurs sont allés voir le film. Pour la campagne de promotion, le budget était de 12,7 MF, un budget conséquent mais pas exorbitant.
Pour mémoire, je rappelle aussi que Jean-Pierre Jeunet, le réalisateur, a réalisé en complicité avec Marc Caro quelques films « décalés » comme on aime à le dire aujourd’hui. Cet argument de vente culturel et surtout esthétisant rappelle par bien des aspects le travail de publicitaires innervant leurs premiers films : Delicatessen (1991), La Cité des enfants perdus (1995). Mais juste avant Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain, Jean-Pierre Jeunet a été coopté seul pour réaliser aux États-Unis le quatrième volet de la saga Alien : Alien, la résurrection (1997).
Après cette consécration par l’industrie américaine (20th Century Fox), le réalisateur sacrifiant au mythe du balancier entre art et industrie, déclare donc dans son interview :
Quand je suis revenu des États-Unis, j’avais envie de faire un petit film français très personnel, un petit truc un peu cheap, c’était le film que j’avais envie de faire depuis toujours, que j’avais dans la tête, mais pour moi c’était un petit film très risqué, en aucun cas je ne risquais de faire un malheur avec ce film-là, c’était clair dans ma tête. Je me souviens pendant les premières interviews d’avoir dit : quel bonheur ce doit être de faire un film qui atteint le grand succès populaire, dont tout le monde s’empare mais moi ça ne m’arrivera jamais parce que j’étais conscient de ne pas faire de film comme par exemple : La Vérité si je mens ! [Thomas Gilou, 1997] et jamais je n’aurais pu imaginer qu’on serait au point de les rattraper aujourd’hui, de faire le score de ce film-là, et ça a été un immense cadeau d’atteindre avec ce film-là un succès populaire. Ça a été un immense cadeau. (Jean-Pierre Jeunet, bonus du DVD du Fabuleux Destin d’Amélie Poulain)
Jean-Pierre Jeunet, dans cet extrait d’interview, utilise en aval (sortie DVD) une stratégie de communication cohérente avec la campagne de promotion en amont (sortie en salle) du film, ce que Laurent Creton appelle (Creton, 1997, p. 47) la variable artistique des produits culturels à prétention culturelle se distinguant des produits de simple divertissement.
Les termes d’un débat franco-américain
Je rappelle les termes du débat franco-américain, né de l’accord commercial GATT (General Agreement on Tariffs and Trade), sur l’exception culturelle. Si les producteurs de l’industrie culturelle cinématographique américaine distinguent de facto entre beaux-arts et industrie de l’entertainment, une tradition européenne et surtout française au travers de ses réalisations, ses critiques et théoriciens, a très vite défendu, dans l’histoire du cinéma, à côté des « beaux-arts », l’existence d’un art du spectacle populaire.
Rappel : Comment sommes-nous tous devenus américains (1/4 à 4/4), documentaire, Arte
Ainsi, Léon Moussinac, un des fondateurs de la critique cinématographique, un des introducteurs du cinéma soviétique en France, ami de Louis Delluc, ami personnel d’Eisenstein, rappelle-t-il les combats liés à la tradition des ciné-clubs, des films d’art et d’essai, des associations comme l’Ufoleis (Fédération des ciné-clubs de la Ligue française de l’enseignement et de l’éducation permanente).
Le Ciné-Club de France prolongeait, en ce temps-là [1925], le combat commencé avec le C.A.S.A. [Club des Amis du Septième Art] de Canudo, le Ciné-Club de Louis Delluc, et le Club français du Cinéma. Nous organisions des séances privées où nous nous efforcions, à quelques-uns, de présenter à la discussion critique des films choisis, parmi les plus représentatifs, parfois les plus méconnus, français et étrangers, susceptibles d’amener au cinéma, encore méprisé par les intellectuels, le plus grand nombre de partisans. La critique indépendante était faible et souvent débordée par la publicité commerciale. Le public populaire allait au cinéma, chaque semaine, dans la salle de son quartier, sans connaître d’avance, souvent, le programme projeté, malgré le slogan que nous étions quelques-uns à répandre : « N’allez pas au cinéma chaque semaine par habitude, mais pour applaudir ou siffler un film. » (Moussinac, 1964, p. 20).
Dans Naissance du cinéma, déjà, Léon Moussinac définissait l’enjeu culturel du cinématographe :
…c’est le merveilleux caractère du cinéma que de posséder tous les éléments capables de le faire participer activement à la grande gestation du monde moderne. Lui seul, ajoutai-je, a la voix assez puissante pour dire tout ce qu’il y a à dire et à la même heure sur tous les points de la terre, lui seul est capable d’être compris de toutes les foules assemblées… (Moussinac, 1964, p. 19).
Cette revendication d’un art populaire « universel », soutenu par un mouvement d’éducation populaire, fait partie de l’histoire de la position culturelle française sur le cinéma. Le tandem Carné-Prévert, dans un registre moins militant, en sera un exemple frappant.
Comme l’écrit Laurent Creton (Creton, 1997, p. 47), l’industrie va intérioriser la variable « qualité culturelle » pour des produits de divertissement à prétention artistique. Et le mythe du grand film populaire (en terme de succès en salle) qui soit en même temps une grande œuvre artistique, une œuvre de réconciliation de tous les publics, est né. Faire sauter le verrou entre art d’élite et art de masse.
Dans le cadre de ce débat culturel « franco-américain », Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain apparaît comme un avatar de cet oiseau rare, ce « merle blanc » artistique qui, tout en semblant répondre au cahier des charges de l’œuvre d’art (versus produit culturel parapublicitaire), rencontre le plus large public, et est même « nominé » aux Oscars du film étranger, double réconciliation.
Le mouvement de rejet d’une partie de la culture hors de la sphère de l’art peut aussi s’envisager, pour celui qui étudie les industries culturelles, comme une relative émancipation de son objet par rapport à l’histoire de l’art. La coupure esthétique est, il est vrai, un moyen provocateur pour séparer création artistique et créativité parapublicitaire. Cependant, on peut y voir aussi une façon d’autonomiser des objets culturels en leur reconnaissant une dimension esthétique ayant sa propre logique médiatique.
Le postulat de la forme esthétique comme contenu social sédimenté permet de poser la tension intra-esthétique mais aussi la tension entre la sphère esthétique et la sphère sociale sans réductionnisme politique. Il y a un moment esthétique autonome comme il y a un moment théorique autonome. La tension est d’abord théorique, musicale ou cinématographique. Le raccord au social ou au politique existe par un jeu de médiations d’une sphère à l’autre dans leurs historicités. Et c’est ce que je vais expérimenter sur l’exemple de ce film, Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain.
Deux questions
La question 1 :
La distinction critique entre œuvre d’art et produit culturel (en amont, car en aval tout objet esthétique s’intègre via le marketing dans un marché spécifique) nous permet d’interroger la volonté hégémonique des industries culturelles d’occuper tout l’espace de la culture, ce qui remet en cause un prétendu « élitisme ».
Mais implicitement, cette distinction, en autonomisant le produit culturel, ne nous permet-elle pas de dégager les logiques d’un produit culturel « à prétention artistique » ?
La question 2 :
Pour se démarquer d’une « étude immanentiste » de l’œuvre, et sans pour autant recourir à la sémio-pragmatique, le postulat sur la forme esthétique comme contenu social sédimenté ne nous permet-il pas justement, tout en posant leur complémentarité, de distinguer l’approche esthétique de l’approche « sciences sociales » des produits culturels ?
Les concepts mobilisés
Les concepts fondateurs de la théorie critique des industries culturelles mobilisés pour cette expérimentation sont :
Le matériau : le matériau, c’est ce dont disposent les artistes quand ils naissent à l’art dans un ici et maintenant et, bien entendu, le type de rapport -critique ou non- qu’ils entretiendront avec lui.
La technique : le terme esthétique qui désigne la domination du matériau est la technique.
La forme esthétique : « …la campagne dirigée contre le formalisme ignore que la forme qui est donnée au contenu est elle-même un contenu sédimenté » (Théorie esthétique, p. 194). Il faut donc refuser « la division pédante de l’art en forme et contenu » (Ibidem, p. 198).
Les industries culturelles : la coupure esthétique entre œuvre d’art et produit culturel parapublicitaire est aussi une invitation critique à autonomiser l’analyse des logiques propres de ces industries culturelles.
Le concept de matériau
1) le pré-générique :
Voici la transcription de la première intervention de la voix off du narrateur (André Dussolier) qui introduit de façon simultanéiste l’histoire d’Amélie Poulain :
Rappel littéraire sur le simultanéisme
« Il sortit en courant, rentra dans sa chambre et ferma la porte à double tour. le train roulait, le bateau montait et descendait, Hitler dormait, Ivich dormait, Chamberlain dormait, Philippe se jeta sur son lit et se mit à pleurer, Gros-Louis titubait, des maisons et encore des maisons, son crâne était en feu mais il ne pouvait pas s’arrêter, il fallait qu’il marchât dans la nuit aux aguets, dans la terrible nuit chuchotante, Philippe pleurait, il était sans forces, il pleurait, il entendait leurs chuchotements à travers le mur, il n’arrivait même pas à les détester, il pleurait, exilé, dans la nuit froide et minable, dans la nuit grise des carrefours, Mathieu s’était réveillé, il se leva et se mit à la fenêtre, il entendait le chuchotement de la mer, il sourit à la belle nuit de lait. »
Exemple de phrase « simultanéiste », Le Sursis, in Les chemins de la liberté, première parution en 1945, tétralogie de Jean-Paul Sartre, Paris, Gallimard.
Le 3 septembre 1973 à 18 heures 28 minutes et 32 secondes, une mouche bleue de la famille des calliphoridées, capable de produire 14.670 battements d’ailes à la minute, se posait rue Saint-Vincent à Montmartre.
À la même seconde, à la terrasse d’un restaurant, à deux pas du Moulin de la Galette, le vent s’engouffrait comme par magie sous la nappe faisant danser les verres sans que personne ne s’en aperçoive.
Au même instant, au 5ème étage du 28 de la rue Trudaine dans le 9ème arrondissement, Eugène Colère de retour de l’enterrement de son meilleur ami, Émile Maginot, en effaçait le nom de son carnet d’adresses.
Toujours à la même seconde, un spermatozoïde pourvu d’un chromosome X appartenant à Monsieur Raphaël Poulain se détachait du peloton pour atteindre un ovule appartenant à madame Poulain née Amandine Foué.
Neuf mois plus tard naissait Amélie Poulain.
2) Le générique du film :
Après une référence dans le pré-générique à la « haute culture », le simultanéisme, le balancier communicationnel sacrifie, entre autres, au dogme médiatique et replace le récepteur du film au cœur de la communication. Ce « petit film français », suivant l’expression de son réalisateur, serait à la portée du premier amateur éclairé. Un peu de créativité, un ordinateur multimédia et le tour serait joué.
3) Rhétorique de la première séquence :
Le balancier médiatique impose aussi qu’à une rhétorique artistique, plus « noble », succède quelque bon trope journalistique propre aux magazines grand public et cette dichotomie éprouvée dans Elle, Marie-Claire, Biba, etc. du « on aime/on n’aime pas ». Aujourd’hui, cela est devenu aussi une rengaine des articles sur la consommation culturelle.
Le père d’Amélie, ancien médecin militaire, travaille aux établissements thermaux d’Enghien-Les-Bains.
Raphaël Poulain n’aime pas :
- pisser à côté de quelqu’un
- surprendre sur ses sandales un regard de dédain,
- sortir de l’eau et sentir coller son maillot de bain,
Raphaël Poulain aime :
- arracher de grands morceaux de papiers peints,
- aligner toutes ses chaussures et les cirer avec soin,
- vider sa boîte à outils et la nettoyer et tout ranger, enfin.
La mère d’Amélie, Amandine Foué, institutrice originaire de Gueugnon, a toujours été d’une nature instable et nerveuse.
Amandine Foué n’aime pas :
- avoir les doigts plissés par l’eau chaude du bain,
- être, par quelqu’un qu’elle n’aime pas, effleurée de la main,
- avoir les plis des draps imprimés sur la joue le matin.
Amandine Foué aime :
- Les costumes des patineurs artistiques sur TF1,
- faire briller le parquet avec des patins,
- vider son sac à main, bien le nettoyer et tout ranger, enfin.
4) Les références à l’air du temps :
Défile un chapelet de références à l’air du temps médiatique ou à prétention plus culturelle, comme le livre de Philippe Delerm La Première Gorgée de bière et autres plaisirs minuscules auquel il est fait référence, notamment dans l’exaltation des petits plaisirs de la vie :
En revanche, elle [Amélie] cultive un goût particulier pour les tout petits plaisirs :
- plonger la main au plus profond d’un sac de grains,
- briser la croûte d’une crème brûlée avec la petite cuillère,
- faire des ricochets sur le Canal Saint-Martin.
Pour mémoire, le Canal Saint-Martin est le décor principal d’Hôtel du Nord de Marcel Carné.
5) Le casting :
Dans le casting même, le choix renvoie non seulement aux « valeurs » portées par les comédiens, mais ici à un supplément stratégique évident : récupérer l’aura qui s’attache aux metteurs en scène avec qui ils ont tourné (modernité artistique) ou des émissions cultes (nouveauté médiatique) :
- André Dussolier : a tourné avec les réalisateurs de la nouvelle Vague : Truffaut, Rohmer, Rivette et Chabrol. Depuis 1993 acteur fétiche d’Alain Resnais.
- Rufus : comédien de théâtre et acteur de cinéma, personnage austère, lunaire et pince-sans-rire. A déjà tourné dans Delicatessen et La Cité des Enfants perdus de Jean-Pierre Jeunet et Marc Caro.
- Mathieu Kassovitz, réalisateur de La Haine, film « à thèse ».
- Djamel Debbouze, comique français numéro un.
6) Le Paris d’Amélie Poulain :
Ce film propose une image de Paris très folklorique, à la fois très « bourgeoise-bohème » (bobo) et très « américaine » qui n’est pas sans rappeler le décor d’Un Américain à Paris. Après sa stratégie de conquête de la France et sur la base de son côté folklorique, Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain a tenté une stratégie de conquête U.S., notamment en postulant pour l’Oscar du meilleur film étranger qu’elle ne décrochera pas, tout en s’assurant outre-Atlantique un succès d’estime.
7) Le réalisme poétique :
Mais la référence massive est celle faite aux films du réalisme poétique d’avant-guerre. Or une telle référence peut être un simple hommage en passant ou, à la manière d’un Tavernier, une réhabilitation artistique de cette qualité française attaquée par les Cahiers du cinéma ou la Nouvelle Vague. Et là, il peut y avoir ce que je développerai, un enjeu, des conflits, des tensions qui nous mettent en prise avec notre expérimentation sur la forme esthétique comme contenu social sédimenté. Mais dans un premier moment, Jean-Pierre Jeunet, en rassembleur, ne semble pas trancher ou prendre parti. Dans le petit monde d’Amélie Poulain il y a de la place pour tous les plaisirs de la vie ou les plaisirs cinéphiliques…
Dans Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain :
Suzanne (Claire Maurier), la patronne du café :
Mais vous avez fini de les étouffer comme ça ? Une femme, il faut que ça respire.
Joseph (Dominique Pinon), habitué du café et jaloux maladif :
On commence par vouloir respirer et après on veut changer d’air.
Dans Hôtel du Nord, Monsieur Edmond (Louis Jouvet) :
Alors rien tu saisis je m’asphyxie (…) J’ai besoin de changer d’atmosphère et mon atmosphère c’est toi.
Raymonde (Arletty) :
C’est la première fois qu’on me traite d’atmosphère. Si j’suis une atmosphère, t’es un drôle de bled. (…) Atmosphère ! atmosphère ! Est-ce que j’ai une gueule d’atmosphère ?
8) Référence au film Hôtel du Nord :
Écouter et revoir Hôtel du Nord de Marcel Carné dont les scénaristes sont Henri Jeanson et Jean Aurenche :
La technique artistique
9 Le « visuel » :
La technique chez Jean-Pierre Jeunet est d’abord à pointer dans les « visuels » qui nous renvoient à la nomenclature publicitaire, au moment « créatif ». On se souvient aussi de l’analyse critique de cette notion de « visuel » par Serge Daney et de sa distinction entre « visuel » (la télévision, la publicité, par exemple) et « image » (le cinématographe).
10) La place de l’acteur de cinéma :
Si un personnage comme Amélie est d’abord le fruit d’un casting, il est aussi une construction en termes de maquillage, de « filmage », de « sonorisation » et de tout un travail de postproduction. Inféodé aux techniques des sound designers d’aujourd’hui, Jean-Pierre Jeunet sonorise les travellings avant qui recadrent en gros plan Amélie avec des bruits, et plus seulement avec des musiques, selon l’antique tradition hollywoodienne. Devant la signature de tels leitmotive audio-visuels, on peut se poser la question de l’acteur dans ce type de visualisation et de sonorisation, un acteur pris en otage dans un dispositif audiovisuel qui ne lui laisse aucune marge de liberté.
Un rappel historique sur Jean Renoir, « le patron » de la nouvelle vague, s’impose quand on évoque un autre type de rapport aux acteurs. Jean Renoir s’était opposé à la qualité française du réalisme poétique de Marcel Carné. Cette opposition Renoir/Carné nous transporte au cœur d’un conflit esthétique et la réconciliation proposée par Jean-Pierre Jeunet, non seulement n’a pas de sens, mais, qui plus est, achoppe sur cette question de l’acteur. La saveur de ses propos de Jean Renoir invite à l’entendre défendre une facette de sa méthode de travail.
Voici une transcription d’un extrait d’un numéro de l’émission Cinéastes de notre temps consacré à Renoir dans ce portrait par Jacques Rivette.
Jean Renoir :
Maintenant, ce qui est tragique, c’est que, surtout à cette époque-là, on ne considérait pas l’acteur du tout, comme vient de le dire Michel [Simon]. Il était entendu que l’acteur devait débiter son texte… (A Rivette qui l’interrompt) Tu permets…
Jacques Rivette :
Je t’ai vu donner des coups de pieds dans le derrière à un opérateur, à l’assistant, parce qu’il avait pris un mètre pour mesurer la distance entre l’objectif et l’acteur. Il y avait [chez toi] un tel respect de l’acteur (…) Tu as mis à la porte un opérateur parce qu’il avait tiré son mètre.
Jean Renoir :
Oui, oui…
Jacques Rivette :
Le mystère avait été…
Jean Renoir :
Le mystère tombait. Comment voulez-vous qu’un monsieur qui est vraiment prêt à jouer, et c’est un mystère de jouer, en réalité ça ne peut même pas s’expliquer, c’est monstrueux, c’est une sorte de miracle (…) Alors ce monsieur, cet acteur, est prêt à jouer, arrive un autre monsieur qui lui colle un mètre, qui lui chatouille le nez avec un mètre…
Michel Simon :
Et le clap, ce machin sous le nez !
Jean Renoir :
C’est pas pensable. À cette époque-là, j’étais plus jeune et j’avais l’énergie d’interdire ces choses-là et de me fâcher…
Dans cet extrait, le vocabulaire de Renoir est éloquent : même sur un tournage de fiction, le cinéaste devrait respecter une certaine distance avec la personne filmée, lui laisser une relative autonomie. On ne fait pas certaines choses entre êtres humains sauf dans un contexte d’industrialisation qui se généralise.
On le devine, c’est plus qu’un mètre sous le nez ou un clap qu’a dû supporter Audrey Tautou dans Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain. Les réalisateurs sont aujourd’hui des techniciens qui doivent contrôler des effets spéciaux au cordeau, les acteurs travaillant sur fond bleu sans décor. Et les réalisateurs sont aussi nourris d’une culture, quand ce n’est pas d’une pratique de publicitaire, qui prétend contrôler les codes, une sémiologie maniaque détournée, revendiquant une toute puissance communicationnelle.
Bien entendu, on trouve dans l’entretien avec Jean Renoir les principes de la nouvelle vague, et notamment, du moins au début, le refus de tout ce qui fait le folklore technique d’un plateau de cinéma : le rituel du mètre et le rituel du clap. En effet, si la caméra n’enregistre pas la réalité, elle peut capter quelque chose de cette réalité si le temps et l’espace du tournage comme coprésence du sujet filmant et du sujet filmé ne sont pas déjà forclos.
11) Les raccords plan sur plan (jump cuts autrefois appelés « faux-raccords ») :
Rappel historique
Le raccord en plan sur plan est apparu comme effet de style avec Jean-Luc Godard dans À bout de souffle où le réalisateur « reprend la problématique des actions parallèles, qui est la base de la construction dramatique au cinéma, c’est-à-dire quand la réalité est morcelée dans son espace tout en gardant son unité narrative temporelle. Il veut prouver qu’il existe une problématique complémentaire, une façon de construire qui morcèle la réalité dans sa durée tout en lui gardant son unité narrative spatiale. Autrement dit, il démontre, par l’utilisation du plan sur plan, que l’ellipse spatiale est bien distincte de l’ellipse temporelle. »
En brisant le tabou qui faisait du plan sur plan une erreur de raccord, Godard a ouvert de nouvelles perspectives aux cinéastes des décennies suivantes. C’est ainsi que dans les plans-séquence, qui, en dilatant l’espace, apportent aussi un surplus de temps qui n’est pas toujours souhaitable pour la qualité de rythme du film, les monteurs taillent sans états d’âme. « Suivi au steadicam, un personnage s’avance dans la pièce, on raccourcit le travelling, le personnage semble faire un bond, on reprend le plan, on le raccourcit plus loin s’il le faut. Cela fait saut de puce, mais c’est efficace et on ne s’ennuie plus à traverser des espaces inutiles. Cette coupure dans le plan, sans arrêt de caméra mais par un effet de suppression spatiale au montage, qui n’agit que sur le temps, est tout un art, et nécessite un grand savoir-faire qui est en train de s’affirmer, quelques décennies après À bout de souffle ! »
source Wikipédia
Le rapport à la technique reprend chez Jean-Pierre Jeunet des audaces qui datent des années 1960, notamment certains regards-caméra chers à Jean-Luc Godard, dont le célèbre regard qui accompagne la tirade d’À bout de souffle : « Si vous n’aimez pas la ville, si vous n’aimez pas la campagne, allez vous faire foutre ». Avec Jean-Pierre Jeunet, la reprise d’une audace vieille de quarante ans correspond au tempo général de digestion par la publicité des formes artistiques, édulcoration en plus.
Il en va de même des anciens faux raccords de Jean-Luc Godard et de John Cassavetes, intégrés aujourd’hui à la pulsation rythmique des blockbusters.
12) « Les nouvelles images » du Fabuleux Destin d’Amélie Poulain :
Enfin, dans ce rapport à la technique, la recette même du film oscille entre une numérisation des images et des sons appliquée à une volonté poétisante, à cette fonction poétique qui ne garantit pas d’ailleurs une présence poétique.
Si la distinction polémique entre œuvre d’art et produit culturel parapublicitaire trouve sa place et sa fonction, c’est bien dans ce rapport technologique entre dimension poétique et effet esthétique. Il ne suffit pas d’utiliser les filtres « esthétiques » ou « artistiques » du logiciel de publication d’images Photoshop pour s’inscrire dans un processus de recherche artistique.
A contrario, ces « filtres », revisités à bonne distance critique compte tenu de leur appellation même d’« esthétique » ou d’« artistique », ne sont pas condamnés au nom d’un anti-déterminisme technologique mal compris. L’esthétisme publicitaire renvoie à la critique d’une esthétique de l’effet d’inspiration publicitaire. La technologie peut se mettre au service de l’art « contemporain » mais une démarche créative qui ne reposerait que sur des effets ne saurait être assimilée à une création artistique.
13) La fantaisie poétique :
Se fondant sur le constat de la fin des utopies, Jean-Pierre Jeunet tente de réenchanter le monde par la magie de la technique. Mais le bât blesse quand la fantaisie du film lorgne toujours du côté d’une poésie passéiste, se laissant enfermer comme dans une nostalgie qui est finalement le fonds de commerce de bien des industries culturelles notamment celle de l’industrie du disque et de la variété ou, paradoxalement, celle des blockbusters cinématographiques de science-fiction.
La forme esthétique
C’est dans cette troisième partie, par les choix formels du Fabuleux destin d’Amélie Poulain, que s’expérimente le postulat de la forme esthétique comme contenu social sédimenté :
14) L’enjeu esthétique du film :
À la distinction entre création et créativité fait écho la distinction entre esthétique et esthétisme, et d’abord un esthétisme publicitaire et para-publicitaire :
15) L’esthétisme para-publicitaire :
- Quelques effets systématiques de grand angle
- Quelques plongées et contre-plongées qui se « font sentir »
Jean-Pierre Jeunet confond esthétique et esthétisme
16) Où se joue la forme esthétique comme contenu social sédimenté :
Le postulat sur la forme esthétique comme contenu social sédimenté renvoie donc aux conflits, aux tensions qui peuvent être masqués au fil du temps comme les symptômes en psychanalyse sont les marques d’anciens conflits intérieurs qui se sont déplacés et sédimentés.
Les guerres esthétiques souvent très virulentes, bataille d’Hernani, réception des impressionnistes dans les salons, etc., ne sont pas des guerres picrocholines. Par le jeu des médiations qui les relient aux autres sphères des activités et des rapports humains, elles intègrent, à leur façon, une dimension politique. Les polémiques esthétiques sont donc à prendre très au sérieux.
Dans des perspectives très différentes, Pier Paolo Pasolini et Jean-Luc Godard se sont essayé à un cinéma de poésie, dans un nouveau rapport entre le son et l’image. Jean Rouch, qui a débuté comme Jean-Luc Godard dans le contexte de la nouvelle vague, a montré qu’une caméra et un micro pouvait non pas représenter la réalité mais capter quelque-chose de cette réalité dans une relation assumée entre le regardé et le regardeur.
Un retour à la valeur scénario comme primat d’un langage cinématographique exprimant des images, des sons et des idées préconçues, ne laisse aucune place à une quelconque altérité qui n’était pas prévue dans le scénario, le découpage technique, le plan de travail et retombe dans les mêmes travers parapublicitaires d’un cinéma de communication (entertainment = divertissement+communication). Les œuvres à message refusent, du moins dans leur projet idéologique, tout caractère énigmatique au profit, dans le meilleur des cas, d’un simple plan de connotation dont justement la publicité fait son miel.
17) La sublimation :
La question sur le régime de sublimation et le rapport au plaisir dans les industries culturelles ont déjà fait l’objet, de ma part, dans un autre article de Web-revue.
18) Un compromis esthétique :
Même le réalisme poétique est édulcoré car la culture parapublicitaire ne peut se satisfaire d’une vision trop noire (les films de Carné, par exemple) des valeurs qu’elle défend.
19) Le caractère énigmatique de l’œuvre d’art versus la psychologisation des produits culturels :
Amélie Poulain rencontre la question du caractère énigmatique de l’œuvre d’art. Un des personnages exotiques du film, « le peintre aux os de verre » qui passe son temps à recopier des tableaux, s’interroge sur le caractère énigmatique du tableau d’Auguste Renoir : Le Déjeuner des canotiers et notamment sur un personnage en arrière plan du tableau : « la fille qui boit un verre d’eau ».
Un dialogue se développe au cours du film entre Amélie et le peintre autour de ce tableau. Mais là, très vite, la réflexion dérape de l’esthétique vers le psychologisme. Le tableau devient une sorte de test de Rorschach sur la vie affective d’Amélie, et le peintre se fait psychologue. Le film flirte donc toujours avec sa prétention artistique, avec ses jeux de références mais très vite le naturel revient au galop comme le montre cet extrait du dialogue autour du tableau :
Le peintre à la maladie des os de verre :
Eh bien ! Après toutes ces années, le seul personnage que j’ai encore du mal à cerner, c’est la fille au verre d’eau. Elle est au centre et pourtant elle est en dehors.
Le Déjeuner des canotiers, détail sur la « fille au verre d’eau »
Amélie :
Elle est peut-être seulement différente des autres ?
Ah ! Et en quoi ?
Je sais pas.
Quand elle était petite, elle devait pas jouer souvent avec les autres enfants. Peut-être même jamais.
(…)
Amélie :
Vous savez, la fille au verre d’eau, si elle a l’air un peu à côté, c’est peut-être qu’elle est en train de penser à quelqu’un.
Le peintre :
Quelqu’un du tableau ?
Non, plutôt un garçon qu’elle a croisé ailleurs mais elle a l’impression qu’ils sont un peu pareils, elle et lui.
Autrement dit, elle préfère s’imaginer une relation avec quelqu’un d’absent que de créer des liens avec ceux qui sont
présents ?Hum… Peut-être même qu’au contraire, elle se met en quatre pour arranger les cafouillages de la vie des autres.
Mais elle, les cafouillages de la sienne, de vie, qui va s’en occuper ?
Ben… En attendant, il vaut mieux se consacrer aux autres qu’aux nains de jardin.
Elle est amoureuse de lui ?
Oui.
Eh bien ! Je crois que le moment est venu pour elle de prendre un vrai risque.
Justement, elle y pense. Elle est en train de réfléchir à un stratagème.
Ah ! Elle aime bien ça, les stratagèmes.
Oui.
En fait, elle est un peu lâche. Je crois que c’est ça que j’ai du mal à saisir dans son regard. »
Conclusion : la raison du plus fort
La question posée par ce film « créatif », au paradigme publicitaire, c’est moins son existence en tant que produit culturel que sa prétention à singer, par un détournement « positif », la notion d’œuvre d’art (versus produit culturel au paradigme parapublicitaire). Finalement, à leur manière, les industries culturelles entérinent l’existence de ce qui sera pour elles des « produits culturels haut de gamme », en tout cas des produits qu’on vendra sur ce créneau, comme l’explique Laurent Creton. La logique psychologisante ou sociologisante de tels produits est, après tout, une des approches de tout produit culturel qui ne se réduit pas à un simple divertissement : traiter en tant que média les « grands problèmes de société » sur le mode de la fiction, comme les magazines de la presse écrite les traitent sur le mode rédactionnel. Mais qu’un film comme Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain veuille occuper et occulter un espace de résistance critique qui n’est pas le sien en mimant la recherche artistique, en multipliant les références culturelles à la façon des publicitaires, alors on comprend mieux la scission interne à la culture et l’opposition critique introduite – la coupure esthétique – entre production culturelle parapublicitaire et recherche artistique.
Un ensemble composite, une première tentative de réconciliation entre la nouvelle vague, pour les « audaces formelles » et le réalisme poétique « pour l’univers poétique populaire », la promotion d’un univers de rêve et de nostalgie « laisser en place le statu quo », tout ce dispositif audiovisuel se met d’abord au service d’une poésie « gentille », domestique, loin évidemment d’un « cinéma de poésie ».
L’attitude formelle objective de Jean-Pierre Jeunet consiste d’abord en un évitement politique des antagonismes, fussent-ils « artistiques » au nom d’une pseudo-réconciliation. Le caractère énigmatique de l’œuvre d’art y est toujours réduit à un traitement psychologisant ou sociologisant. Enfin, le refuge dans une créativité individuelle libératrice se substitue à la résistance de la médiation artistique par son retour critique de la forme sur le matériau.
Il y a aussi confusion entre technique artistique et nouvelles technologies, une forme de déterminisme technologique dans l’art parce qu’il s’agit de récupérer une neutralité supposée de l’outil sans réflexion sur sa place et sa fonction dans la dimension esthétique de l’œuvre d’art.
La publicité, elle, ne s’embarrasse pas de telles questions esthétiques. Quand ce nouveau Goliath culturel, cette culture pub, au nom de sa pseudo-modernité vite dévaluée, prétend devenir un paradigme artistique, les futurs David de la création artistique ne font pas beaucoup le poids. Et pourtant ces méchants David « élitistes » sont sommés de se taire et de laisser « s’exprimer » une pure représentation du pouvoir social et économique !
Qui prétendrait avoir la force de détruire la culture populaire industrialisée, une culture n’ayant, comme je l’ai déjà souligné par ailleurs dans la Web-revue, plus rien à voir avec les arts et traditions populaires ? L’art populaire n’est plus cette tradition souvent orale sédimentée au cours des siècles, mais il est devenu aujourd’hui un ensemble de produits manufacturés à destination d’un public populaire. Et cette production industrialisée est liée à une instrumentalisation de la réception fortement démagogique. Résister aux logiques médiatiques signifie donc d’abord se battre pour conserver un droit bien restreint au plaisir de la pensée sous toutes ses formes, philosophiques, scientifiques et artistiques face à la généralisation du plaisir immédiat de l’oubli de soi dans les industries de l’entertainment ou de l’infotainment. La création artistique, dans son rapport à la philosophie et aux sciences, participe au mouvement de la pensée pour résister à la raison idéologique du plus fort.
C’est pourquoi la loi formelle la plus profonde de l’essai est l’hérésie. On voit ainsi apparaître dans la chose, dans la désobéissance aux règles orthodoxes de la pensée ce qu’elles ont en secret pour finalité objective de tenir caché aux regards.
T. W. ADORNO, « Parataxe » in Notes sur la littérature, Paris, Flammarion, « Champs » (traduction française Sibylle Muller), 1984, p. 29.
RÉFÉRENCES
Adorno, T. W., (1982) : Théorie esthétique, Paris, Klincksieck (traduction française, Marc Jimenez).
Adorno, T. W., Horkheimer, M., (1974) : « La Production industrielle de biens culturels » in La Dialectique de la raison, Paris, Tel Gallimard, (traduction française, Eliane Kaufholz).
Adorno, T. W., (1984) : « Parataxe » in Notes sur la littérature, Paris, Flammarion, « Champs » (traduction française, Sibylle Muller).
Creton, Laurent, (1997) : Cinéma et marché, Paris, Armand Colin.
Daney, Serge, (1997) : Devant la recrudescence des vols de sacs à main, Lyon, Aléas Editeur.
Hiver, Marc (2011) : Adorno et les industries culturelles – communication, musique et cinéma, Paris, L’Harmattan, collection Communication et civilisation.
Hiver, Marc, « Forme esthétique et contenu [social] sédimenté », Web-revue des industries culturelles et numériques, 2013, mis en ligne le 1er octobre 2013. URL : https://industrie-culturelle.fr/industrie-culturelle/forme-esthetique-contenu-social-sedimente-marc-hiver/
Hiver, Marc, « Kulturindustrie et crise de la rationalité », Web-revue des industries culturelles et numériques, 2015, mis en ligne le 1er février 2015. URL : https://industrie-culturelle.fr/industrie-culturelle/kulturindustrie-raison-marc-hiver
Hiver Marc, « Imaginaire, rêve et plaisir – Marc HIVER », Web-revue des industries culturelles et numériques, 2013, mis en ligne le 1er juillet 2013. URL : https://industrie-culturelle.fr/industrie-culturelle/imaginaire-reve-plaisir-marc-hiver/
Lire les articles de Marc Hiver
HIVER Marc, « « Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain » : réconcilier art et industrie ? – Marc HIVER », Articles [En ligne], Web-revue des industries culturelles et numériques, 2017, mis en ligne le 1er mai 2017. URL : https://industrie-culturelle.fr/industrie-culturelle/fabuleux-destin-amelie-poulain-reconcilier-art-industrie/
Philosophe, spécialiste des sciences de l’information et de la communication, d’Adorno et des industries culturelles
Dernier livre : « Adorno et les industries culturelles – communication, musique et cinéma »,
L’Harmattan, collection « communication et civilisation »