Cet article est paru dans la revue australienne senses of cinema #92, octobre 2019, et a été adapté et traduit par David Buxton avec sa permission. Le texte original se trouve ici.
En juillet 2019, Avengers : Endgame (Joe et Anthony Russo) – une production porte-drapeau de la franchise Marvel Cinematic Universe – a dépassé Avatar (James Cameron, 2009) pour le titre du film ayant généré les plus gros revenus dans l’histoire du cinéma (1). Cet évènement reflète la formalisation de la franchise comme mode définissant de la production de blockbusters hollywoodiens.
La franchise représente une forme d’industrialisation intensifiée de l’écriture, de la narration et du spectacle, médiatisée par les procédures juridiques de la propriété intellectuelle et de l’autorisation sous contrat (licensing) ; soit un modèle d’échange synergique entre les principes économiques d’un côté, et les innovations artistiques de l’autre. L’universitaire Henry Jenkins explique que « tout concernant la structure de l’industrie moderne de divertissement a été conçu avec une seule idée – la création et la mise en valeur des franchises » (2). Cela s’exemplifie dans les pratiques commerciales de la Walt Disney Company pendant la dernière décennie : en 2009, Disney a racheté Marvel Entertainment pour 4,24 milliards de dollars, en 2012, Lucasfilm pour 4,05 milliards, et en 2019, 21st Century Fox pour 71,3 milliards (dans les trois cas incluant les droits de la propriété intellectuelle). Le succès continu de Disney au box-office démontre la viabilité de la stratégie de la franchise.
La prédominance de cette stratégie dans les années 2010 fait montre d’un équilibre naissant sur les plans créatif, technologique et économique, fondé sur le développement de la propriété intellectuelle. Ce qui renforce cette vogue, c’est la gamme plus large de blockbusters : neuf des dix films aux plus gros revenus historiques sont des franchises (dont huit dans les années 2010) ; les dix films aux plus gros revenus de la dernière décennie sont tous des franchises. Parmi les 50 plus grosses réussites commerciales se trouvent beaucoup de films de franchise : La Guerre des Étoiles, l’univers Marvel, Jurassic Park/World, Fast and Furious, Harry Potter, Les Pirates des Caraïbes, la série des James Bond, Le Seigneur des Anneaux. Autant de marques iconiques mobilisant de multiples genres et touchant plusieurs générations à l’échelle internationale. Quand Kristin Thompson affirme qu’« aujourd’hui, c’est souvent la franchise qui est la vedette » (3), elle signale un déplacement opérationnel dans les stratégies établies de marquage et de production à Hollywood ; le système de franchise reconfigure les formes traditionnelles de vedettariat, de genre, de high concept (facile à résumer), et même d’auteur, le tout afin d’accroître la valeur des propriétés intellectuelles à travers de multiples déclinaisons et plates-formes. Comme le dit Carolyn Jess-Cooke, « l’ère des blockbusters – qui se serait muté en ce qu’on pourrait appeler l’ère de la franchise – a transformé les excès inhérents d’une suite avec sa promesse latente de « plus » en vedette au box-office » (4). Non seulement ces excès inhérents, et ce potentiel pour « toujours plus » établissent une fondation actuelle pour l’ère de la franchise, mais ils permettent aussi son futur développement industriel.
La franchise réalise la finalité hollywoodienne originale de rentabilité à long terme. Commercialisant des intrigues et de l’expression créative, Hollywood doit négocier une dynamique complexe entre art et affaires, tout en sécurisant sa prospérité industrielle. Cela se voit dans la définition de la franchise donnée par Bob Iger, PDG de Disney, comme « quelque chose qui crée de la valeur à travers de multiples entreprises et de multiples territoires dans la durée » (5). Dit autrement par Adam Rogers, journaliste à Wired : « vous ne vivrez pas assez longtemps pour voir le dernier film de La Guerre des Étoiles (6). » La franchise permet ainsi à Hollywood de restaurer la stabilité à la fois créative et économique qu’il a connue pendant son âge d’or (des années 1930 jusqu’aux années 1960). Selon le journaliste Ben Fritz, « indéniablement, l’aube de l’ère de la franchise représente la révolution la plus significative dans l’industrie du cinéma depuis la fin du studio system » (7).
Cette « révolution », cependant, représente moins une réinvention de l’industrie qu’un ré-assemblage d’outils et de stratégies contemporains. En effet, les principes cruciaux de la production en franchise ne sont pas spécialement novateurs, et remontent aux débuts du cinéma. Non novateur aussi est l’intérêt systématique de l’industrie dans les conventions créatives adaptables qui peuvent être reformulées à travers le motif de familiarité avec variations. Dans l’ère de la franchise, le style maison, le genre, le high concept, et le vedettariat sont réappropriés afin de laisser exprimer la différenciation dans diverses propriétés. Les studios Marvel, par exemple, recourent à des genres et des réalisateurs différents – en dialogue avec le style maison – pour introduire de la variation dans la marque familière de la franchise. De même, Lucasfilm a expérimenté avec la forme sérielle dans les films anthologiques de la franchise La Guerre des Étoiles – Rogue One (Gareth Edwards, 2016) et Solo (Ron Howard, 2018) – pour renégocier sa continuité (et son avenir). Cette dynamique entre familiarité et variation fait partie des stratégies créatives permettant aux franchises réussies de rester toujours jeunes. Comme l’explique l’écrivain et producteur Jeff Gomez, « les univers filmiques réussis sont des cadeaux continus. Correctement développés, ils sont pleins de suspense, esthétiques et extrêmement rentables (8). »
Attribuer une telle importance à la franchise hollywoodienne peut être discutable ; comme l’avoue Derek Johnson, de l’université de Wisconsin-Madison, « pour certains, la franchise trans-médiatique est une blague » (9). Le prisme traditionnel de goût et de valeur continue à supposer, de façon dogmatique, que les suites, les reboots, les remakes et le marquage commercial sont redondants, voire destructeurs d’un point de vue créatif. Suite à la sortie d’Endgame, Luke Buckmaster affirme que la continuité séquentielle le disqualifie même d’être un film : « quel espoir reste-t-il pour la situation apocalyptique, ravagée du cinéma moderne ? » (10). Le critique de The New Yorker Richard Brody a un avis similaire sur Avengers : Infinity War (également des frères Russo) : « il n’a que la ressemblance d’un film » (11). Dans Vanity Fair, Nick Bolton déclare que « Hollywood, tel qu’on le connaissait, est déjà fini », dû en grande partie à sa surdépendance aux franchises (12). Derek Johnson explique que « la tragédie culturelle supposée de la franchise médiatique vient de la prédominance de sa similitude structurée et de l’imposition d’une biologie instinctive, irréfléchie à toute créativité ou agence sociale au sein des industries médiatiques » (19). Est-ce cette biologie instinctive qui explique la tendance à la répétition chez les commentateurs lorsqu’ils critiquent les franchises et les suites (sequels) ? Le diagnostic de « sequelitis », très présent dans le journalisme culturel depuis les années 1990, est prolongé par l’observation récente que « les studios ont attrapé un cas monstrueux de fièvre de la franchise » (12). L’ironie de tels clichés est que les critiques récurrentes de répétition sont en elles-mêmes répétitives, ignorant la perspicacité grandissante et des universitaires qui étudient les films en franchise, et des professionnels engagés dans ce type de divertissement.
Le concept d’intertextualité est souvent employé pour comprendre la franchise, s’inspirant du travail de Marsha Kinder sur « le super-système toujours croissant de divertissement, marqué par l’intertextualité trans-médiatique » (16). Dans son travail séminal sur la convergence des médias, Henry Jenkins a prolongé cette idée en conceptualisant le storytelling trans-médiatique comme « une approche plus intégrée au développement des franchises [dans laquelle] l’intrigue se déroule dans de multiples plates-formes, chaque texte faisant une contribution distinctive et valable à l’ensemble » (17). Derek Johnson affirme, cependant, que « la question de la multiplication de la production et de la reproduction des franchises n’implique pas toujours les trans-médias » (18). Son travail apporte un examen compréhensif de comment des franchises « permettent des échanges entre nœuds dans les réseaux industriels » (19). Dans ce contexte, le principe de « licence artistico-commerciale » (creative license) est un moyen d’« explorer la franchise comme médiation de la créativité et de la production collaborative hautement industrialisée » (20). Johnson établit alors un cadre pour l’étude des franchises médiatiques comme un réseau complexe de relations industrielles, créatives et sociales.
La franchise domine le divertissement du 21e siècle, car elle fait la synthèse des forces historiques de Hollywood au sein des conventions juridiques et gestionnaires portant sur le divertissement. Bien que la franchise représente une hyper-industrialisation de la production, les principes l’étayant – longévité commerciale, protection légale, formulation créative – ont toujours été présents. Rejeter le cinéma en franchise revient donc à ne pas comprendre comment fonctionne Hollywood actuellement.
Lire l’interview avec Jeff Gomez, producteur trans-médiatique, par Tara Lomax (en anglais).
Lire l’interview de Derek Johnson par Henry Jenkins (en anglais, sur son site personnel).
Pour quelques définitions du concept « réseaux trans-médiatiques », voir le site de Marsha Kinder (en anglais).
Lire « La franchise, une forme culturelle ?», de Hélène Monnet-Cantagrel, Mise au point, 10, 2018.
D’autres textes (en anglais) de Tara Lomax se trouvent ici.
- Non ajusté pour l’inflation.
- Henry Jenkins, Convergence Culture: Where Old and New Media Collide (New York: NYU Press, 2006), p. 113.
- Kristin Thompson, The Frodo Franchise: The Lord of the Rings and Modern Hollywood (Berkeley: University of California Press, 2007), p. 6.
- Carolyn Jess-Cooke, Film Sequels: Theory and Practice from Hollywood to Bollywood (Edinburgh: Edinburgh University Press, 2009), p. 46.
- Richard Siklos, “Bob Iger Rocks Disney »,” Fortune International 159.1 (2009): n.p.
- “The Forever Franchise,” Wired 23 : 12, December 1, 2015, https://www.wired.com/2015/11/building-the-star-wars-universe/
- The Big Picture: The Fight for the Future of Movies (Boston : Houghton Mifflin Harcourt Publishing, 2018, p. 17.
- “10 Keys to Building Successful Shared Universe Movie Franchises: A Memo to Studio Executives,” Medium, 13 June 2017, https://medium.com/@Jeff_Gomez/10-keys-to-building-successful-shared-universe-movie-franchises-a9d983884ad3.
- Derek Johnson, Media Franchising: Creative License and Collaboration in the Culture Industries (New York: New York University Press, 2013), p. 1.
- “Avengers: Endgame and the Apocalypse of Cinema,” Daily Review, 25 April 2019, https://dailyreview.com.au/avengers-endgame-apocalypse-cinema/82852/.
- “Avengers: Infinity War Review: The Latest Marvel Movie is a Two-and-a-Half-Hour Ad For All the Previous Marvel Movies,” The New Yorker, 27 April 2018, https://www.newyorker.com/culture/richard-brody/avengers-infinity-war-reviewed-the-latest-marvel-movie-is-a-two-and-a-half-hour-ad-for-all-the-previous-marvel-movies.
- “Why Hollywood As We Know It is Already Over,” Vanity Fair, 29 January 2017, https://www.vanityfair.com/news/2017/01/why-hollywood-as-we-know-it-is-already-over.
- Derek Johnson, Media Franchising, p. 1.
- Linden Dalecki, “Hollywood Media Synergy as IMC,” Journal of Integrated Media Communication (2008): 48, note 2.
- Brian Lowry, “Studios catch monstrous case of franchise fever,” CNN Entertainment, 7 June 2017, https://edition.cnn.com/2017/06/07/entertainment/franchise-fever-studios/index.html.
- Marsha Kinder, Playing with Power in Movies, Television, and Video Games: From Muppet Babies to Teenage Mutant Ninja Turtles (Berkeley, University of California Press, 1991), p. 1.
- Jenkins, Convergence Culture, p. 293, 95–96.
- Derek Johnson, Media Franchising, p. 32.
- ibid., p. 29.
- ibid., p. 25. [Ici, le terme « creative license » réunit, par jeu de mots, la licence artistique et la licence commerciale (NdT)].
LOMAX Tara, « L’ère de la franchise : le Hollywood des blockbusters dans les années 2010 – Tara LOMAX », Articles [En ligne], Web-revue des industries culturelles et numériques, 2020, mis en ligne le 1er janvier 2020. URL : https://industrie-culturelle.fr/industrie-culturelle/ere-franchise-hollywood-blockbusters-annees-2010-tara-lomax/
Tara Lomax a soutenu sa thèse de doctorat en cinéma à l’université de Melbourne (Australie) en 2019. Elle a écrit plusieurs articles sur les franchises trans-médiatiques. Elle est actuellement productrice au développement de l’émission « Underworld Wrestling »(Amazon Prime).