La Web-revue : de la Kulturindustrie d’hier aux industries culturelles, créatives et numériques d’aujourd’hui, s’est ouvert un champ interdisciplinaire pour tous ceux dont les recherches interrogent la culture populaire industrialisée et les médias. Cette rubrique propose de suivre les actualités des industries culturelles et créatives du côté des professionnels de la publicité et du marketing, qui sont souvent divisés quant à la bonne stratégie à adopter face à l’innovation technologique constante, d’où des débats « internes » dont doit tenir compte l’approche critique de la Web-revue.
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Netflix débarque en France : le début de la fin de la télévision « linéaire » ?
Le leader mondial de la vidéo à la demande a débarqué officiellement en France le 15 septembre. De l’avis général, les industries nationales du cinéma et de la télévision seront sensiblement touchées à terme. Selon Médiamétrie, 36% des internautes français ont déjà relié leur ordinateur à leur téléviseur, chiffre qui grimpe à 47% chez les 15-24 ans. Aux États-Unis (étude de Michael Nathanson, analyste chez MoffettNathanson LLC), l’usage en direct de la télévision a décliné de 13% entre 2013-14, sauf chez les plus de 55 ans. Petit retour sur l’histoire d’une start-up qui vise à révolutionner la consommation des programmes audiovisuels, alors qu’on regarde déjà de plus en plus la télévision à la carte et de façon individualisée.
Après l’échec rapide de son premier modèle en 1996 (un site de location en ligne de films en VHS), Netflix a commencé à fonctionner réellement en 1997 avec la généralisation du DVD, format beaucoup mieux adapté à l’e-commerce par la poste. La formule gagnante ? Netflix proposait de louer, en 24 heures et contre un abonnement de 16,99 $, trois DVD pour une durée illimitée, accompagnés d’une enveloppe de retour prépayée. C’en sera fini des vidéoclubs ; le plus gros d’entre eux, Blockbuster (60 000 salariés, 9000 magasins) a fait faillite en 2010. Dès 2002, Netflix entre en bourse, mais avec la montée en puissance de l’Internet à haut débit, son fondateur et PDG Reed Hastings sait que les jours de la location de supports physiques sont comptés. Il ouvre un service en mode continu (streaming) gratuit, et commence à constituer patiemment un stock de vieux films et de séries télévisées.
En 2007, la société a connu un nouvel essor avec l’émergence d’un véritable marché en mode continu. Netflix propose contre 7,99 $ l’accès en illimité à la totalité de son catalogue. En 2010, fort de ses 15 millions d’abonnés, elle bascule entièrement son offre sur Internet. Mais en 2011, elle subit un revers potentiellement fatal. Les coûts augmentent en spirale : la société se lance dans la production (House of Cards) ; les prix d’acquisition passent de 180 millions $ en 2010 à 2 milliards $ en 2011 ; enfin, les frais de la bande passante explosent car, en début de soirée, le site consomme un tiers du trafic Internet aux États-Unis. Pour compenser tout cela, Hastings tente d’augmenter le prix de l’abonnement, mais les clients se désabonnent par centaines de milliers et la valeur boursière tombe de 300 $ à 50 $ en espace de quelques mois.
Dans le domaine de la culture, où la valeur d’usage est très aléatoire, les modèles d’entreprise sont plus fragiles qu’ailleurs. Hastings décide de changer de stratégie : inventer la télévision du futur, conçue comme une offre de contenus disponible à la demande en ligne, modèle qui se substitue à la télévision programmée ou « linéaire », à horaires fixes et charcutée par des interruptions publicitaires. Pour faire bonne mesure, le groupe a élaboré un algorithme (comme chez Amazon) qui propose au téléspectateur des programmes censés l’intéresser au vu de ses visionnements antérieurs. Ce modèle semble payant. Depuis 2013, Netflix compte plus d’abonnés qu’HBO, alors que près d’un million d’Américains ont résilié leurs abonnements au câble. En juin 2014, la société a revendiqué 50 millions d’abonnés (dont 35 millions aux États-Unis), soit une augmentation de plus d’un tiers en un an. L’action est montée à 482 $ pour une valeur totale de 29 milliards $, six fois plus que Canal +, TF1 et M6 réunies.
Netflix ne peut, cependant, se reposer sur ses lauriers. Pour enrichir son catalogue, déjà bien plus conséquent que celui de Canal+ pour un abonnement beaucoup moins cher (entre 8 € et 12 € par mois, selon les options), elle dépensera 3 milliards $ en 2014. Le groupe va aussi lancer trois nouvelles séries : Marco Polo, Marvel’s Daredevil, et la troisième saison d’Orange is the New Black. En plus, il vient de conclure un accord avec The Weinstein Company pour produire la suite du film Tigre et Dragon qui sera disponible chez les abonnés à partir du 28 août 2015, sans sortie préalable en salle. Netflix a aussi annoncé la production des quatre prochains films du comique Adam Sandler (Amour et Amnésie), choix déterminé, selon Ted Sarandos, directeur des contenus, par l’algorithme du site en matière de revisionnages. Quatre séries de superhéros ayant New York pour décor sont également prévues en 2015 : Daredevil, Luke Cage, Jessica Jones, et Iron Fist, plus une mini-série où le quatuor font cause commune, The Defenders.
Aux États-Unis, Netflix ne manquera pas de concurrents. En plus d’Hulu et d’Amazon qui existent déjà, HBO va lancer en 2015 un service en continu sans abonnement. CBS et la chaîne hispanophone Univision vont lancer un service avec abonnement, et la chaîne de câble Showtime va probablement suivre. En réaction à ces annonces en octobre (et à d’autres mauvaises nouvelles), la cote de Netflix a dégringolé en une semaine de plus de 25% à la Bourse de New York.
L’international constitue un second défi. Déjà présente dans plus de 40 pays, Netflix a débarqué aussi cet automne dans les pays suivants : l’Autriche, la Belgique, l’Allemagne, le Luxembourg, et la Suisse. En France, elle n’était disponible sur aucun box au moment du lancement, faute d’accord avec les fournisseurs d’accès à Internet (FAI). Mais cela va changer rapidement. Se démarquant de leurs concurrents, Bouygues, et puis Orange viennent d’annoncer l’hébergement prochain de Netflix sur leurs box ; les autres FAI ne devraient pas tarder à suivre. Signe de sa puissance, Netflix ne proposerait que 10% de rémunération aux FAI, au lieu des 30% habituellement pratiqués. Actuellement les services de VOD sont en majorité consommés via les box (c’est le cas pour 80% des abonnés de CanalPlay, lancé il y a 3 ans et comptant aujourd’hui 520 000 abonnés). Avec un catalogue de 2000 films et de 120 séries, CanalPlay est le principal concurrent de Netflix en France. D’autres (iTunes, Mubi (cinéma d’auteur), FilmoTV (cinéma d’auteur), Jook (jeunesse et animation), et Numericable) sont présents sur le marché du SVOD (service de vidéo à la demande par abonnement) avec des offres plus restreintes mais plus pointues. L’Institut national de l’audiovisuel (INA) va lancer en mars 2015, moyennant un abonnement mensuel en dessous de 8€, un SVOD contenant plus de 25 000 titres, bien plus que Netflix et CanalPlay réunis, mais uniquement composé d’émissions de patrimoine comme Thierry le Fronde, Belphagor, etc.
Reed Hastings a notamment déclaré à Télérama le 25 août : « La télévision linéaire va encore durer un peu grâce au sport […] Mais elle aura disparu dans vingt ans, car tout sera disponible sur Internet ». Selon Eric Scherer, directeur de la prospective de France Télévisions : « On bascule peu à peu vers l’hyper-offre de contenus sur tous supports. La consommation de demain sera à la demande, à la carte et en mobilité […] On va vers une coexistence des deux usages [direct et différé]. Information, sport et grands événements resteront consommés en linéaire ». Certains programmes bénéficient déjà de cette consommation « non linéaire ». Bruno Patino, directeur général aux programmes, antennes et développement numériques de France Télévisions, prétend : « Les telenovelas latino-américains que nous diffusons sur France Ô ont une audience non linéaire deux à trois fois supérieure à leur audience linéaire ».
Sise à Luxembourg (et bientôt à Amsterdam), donc exempte des obligations françaises d’investissement dans la production et aux quotas de diffusion, Netflix renvoie la balle au consommateur : « Demander d’exposer davantage de titres en français, c’est quasiment une violation de notre service. Cela devrait dépendre de vous ». Le Conseil d’État envisage « d’imposer aux acteurs concernés d’agir sur leurs algorithmes, en favorisant la prise en compte des critères de promotion de la diversité culturelle ». La ministre de la Culture, Fleur Pellerin, sans citer de nom, a parlé de la nécessité de « neutralis[er] l’avantage concurrentiel » ainsi retiré. Afin d’apaiser la polémique, Netflix a accepté de se plier à la chronologie française des médias qui protège la sortie des films en salle. Mais on ne pourra jamais ordonner le téléspectateur de regarder tel pourcentage d’œuvres françaises, et même une régulation minimale demandera une modification du droit européen.
On se dirige donc vers deux usages distincts de la télévision : le flux (direct) en linéaire, et le stock (différé : films, séries, documentaires) en non linéaire. Ce double usage fera cohabiter deux modèles économiques : le financement par la publicité, et le financement par l’abonnement individuel. Selon Nicolas de Tavernost (à droite), président du groupe M6, « les programmes de flux devront être des événements », soient externes (informations, retransmissions sportives) ou créés en interne (télé-réalité ou concours). Quant à elle, Netflix France a déjà commandé un térabit par seconde de bande passante, soit une capacité de 5 millions d’abonnés, la moitié des clients de Canal+.
Les derniers résultats sont bien en deçà des prévisions de Netflix : seulement 3 millions de nouveaux abonnés dans le monde depuis l’été, dont 980 000 aux États-Unis. On ne dispose pas de chiffres pour la France, mais ZDNet pointe un retard sur les objectifs du site pour l’Europe : seuls 560 000 abonnements gratuits ont été enregistrés pour son lancement dans six pays européens (dont la France), au lieu des 900 000 escomptés.
Sources : « Le Monde », supplément « Éco et entreprise », 14-15 sept. 2014 : « Que le carnage commence » (Stéphane Lauer) ; « La fin de la télévision à papa » (Alexis Delcambre) ; « Les algorithmes, qui analysent les usages, suscitent un grand débat » (Alexandre Piquard). « Libération », 15 sept. 2014, pp. 24-5 : « La France embarquée par Netflix » (Raphaël Garrigos et Isabelle Roberts) ; « Libération », 1 oct. 2014, p. 29 (« Netflix cinéaste ») ; « Libération », 3 oct. 2014 (« Netflix, l’idée fixe du PAF ») ; « Libération », 7 oct. 2014, p. 31 (« l’INA… ») ; « Libération », 21 oct. 2014, pp. 30-31 (« SVOD : stream et châtiments » ; Raphaël Garrigos et Isabelle Roberts). « Les Echos », 15 sept. 2014 : « Le pari osé de l’américain Netflix pour conquérir les écrans français » (Grégoire Poussielgue, Nicolas Rauline, Lucie Robequain) : « Libération », 29 oct. 2014, pp. VI-VII. Dépêche AFP consulté dans « The New Zealand Herald », 19 oct. 2014.
L’arrivée de Netflix en France constitue un test pour sa stratégie de conquête internationale, les Français gardant toujours une certaine préférence – certes en déclin – pour des productions nationales, couplée avec une tradition – elle aussi en déclin – de cinéphilie largement disparue ailleurs. Mais Netflix est très loin d’être une espèce de cinémathèque en ligne ; aux États-Unis, où le catalogue est pourtant mieux pourvu que dans d’autres pays, on ne compte qu’un seul film de Stanley Kubrick, et surtout des films de Disney, des blockbusters d’il y a quelques années, et des saisons entières de séries pas toujours très fraîches. Une offre qui risque de décevoir les Français ; le projet d’une version marseillaise de House of Cards scénarisée par le romancier connu Dan Franck pourrait passer pour anecdotique. Pour mémoire, TF1 s’est cassée les dents avec sa politique entre 2007-10 de calquer des séries françaises sur des séries américaines à succès.
L’enjeu immédiat pour Netflix sera de transformer un probable succès commercial en réussite économique, car elle ne gagnera pas grand-chose avec le prix actuel d’abonnement. À partir de l’année prochaine, elle sera contrainte de payer le TVA dans les pays européens où elle fait des affaires. Il faudra que la qualité de la diffusion en continu (streaming) soit meilleure qu’aux États-Unis, où la congestion du trafic ne cesse de poser problème. Il faudra aussi que l’engouement actuel pour les séries américaines se maintienne. Essentiellement société de distribution, Netflix est tributaire des boîtes de production et des marchés primaires, ses capacités propres de production étant très limitées pour l’instant.
C’est justement là où le débat autour de l’arrivée de Netflix déçoit le plus. Que le modèle de télévision linéaire financée par la publicité (et accessoirement par la redevance) soit en déclin semble acquise, mais rien n’indique que la vidéo à la demande va forcément rafler la mise. On oublie que son modèle actuel est dépendant du stock déjà amorti par le cinéma et par la télévision, et ne pourrait exister sans eux. Il n’y a aucune discussion sur les conséquences des nouvelles modalités de consommation qui s’annoncent sur les formes télévisuelles. En ligne de mire, la forme série, qui peut rester dix ans à l’antenne dans la même grille. Résistera-t-elle à l’accès immédiat à une saison entière qu’on peut consommer en un week-end ? Fait-il sens alors de tourner autant d’épisodes d’une même série ? Quelle sera la valeur dans la durée d’un stock de séries « périmées » ? Et plus important, quelle sera la rentabilité de séries produites directement pour la diffusion en continu, et non amorties par la « subvention » publicitaire ? Finalement, il est loin d’être certain que dans vingt ans (l’horizon donné par Hastings), on organisera ses soirées de manière aussi prévisible que suggérée : ou bien un match de foot en direct, ou bien un film ou une série sur une plateforme payante. Même-là, le modèle économique qui sous-tendra cette activité ne sera pas forcément le même qu’aujourd’hui. Des changements sociaux et politiques qui se répercutent sur la conception même du « temps libre » ne devraient pas être exclus.
Le visionnage en différé augmente en France
L’épisode 12 de la série Blacklist, diffusée sur TF1, vient d’établir un nouveau plafond dans la consommation en rattrapage, détrônant la mini-série britannique Broadchurch (France 2). Deux semaines après sa diffusion hertzienne (3,7 millions), on compte 1,2 million de visionnages en différé. Depuis 2011, Médiamétrie intègre dans sa mesure d’audience les enregistrements numériques via les box. Depuis le 29 septembre, elle intègre aussi les replays via les box (hors sites internet, comptabilisés à part). L’intérêt de l’intégration de la consommation en différé dans le taux d’audience est qu’on n’oublie pas un seul téléspectateur (« l’audience consolidée »).
La consommation en différé devient de plus en plus courante. Selon Julien Rosanvallon (à gauche), directeur du département télévision de Médiamétrie : « Entre 20 et 25% de la population française consomme des programmes en catch-up. […] Les fictions fonctionnent plutôt bien en catch-up, de même que les divertissements, surtout ceux ciblés vers les jeunes, ainsi que les formats d’humour« . Alors que la mini-série P’tit Quinquin (Arte) a recueilli 626 000 visionnages en plus de l’audience de 1,3 million en direct, le premier épisode de Koh-Lanta (TF1) n’a été vu en replay « que » 800 000 fois, alors qu’il a été suivi par 6,9 millions de téléspectateurs en direct. « Il faudra comprendre, dit Rosanvallon, comment s’articule la consommation entre catch-up et télé en live ». Commentaire : il s’agit de gonfler les audiences à des fins publicitaires en mesurant la consommation en différé via les box, à l’exclusion des sites (et a fortiori des sites payants de streaming). Car en passant par les box pour les rattrapages, on s’expose toujours théoriquement aux annonces publicitaires, même si on peut les zapper. Le communiqué de Médiamétrie (car c’est de cela qu’il s’agit) cache-t-il un léger vent de panique dans les milieux télévisuels et publicitaires devant la nouvelle donne qui s’annonce ?
Source : « Libération », 30 sept. 2014, p. 29, « Avec le replay, l’audience est levée » (Raphaël Garrigos et Isabelle Roberts).
Un nouveau modèle pour mesurer la publicité numérique
Le problème de la mesure (metrics) de la publicité numérique n’a pas disparu, loin de là (voir « Actualités #1 » ; « #2 » ; « #8 »). Depuis octobre 2014, le quotidien britannique The Financial Times propose aux annonceurs des tarifs fondés sur le nombre d’heures leurs annonces sont exposées aux lecteurs-cibles. La mesure en CPH (cost per hour) rompt avec le modèle de tarification, établi depuis deux décennies, en termes de volume (CPM, cost per 1000 (impressions ou vues). Le nouveau modèle est l’invention de Jon Slade (à gauche), directeur commercial de la publicité numérique au Financial Times.
Le nombre de pages vues sur Internet est devenu astronomique, au point où la mesure de clics (dont un pourcentage non négligeable est généré par des robots, voir « Actualités #1 ») n’a plus beaucoup de sens. Au seul mois d’août 2014, environ 3500 milliards de pages étaient « vues », selon ComScore. Les revenus générés par la publicité numérique aux États-Unis ont atteint 43 milliards $ en 2013. Mais environ 70% de cette somme a été siphonné par les dix plus grandes sociétés de ventes publicitaires, dont Google, Yahoo et Facebook. D’autres grand réseaux publicitaires ont partagé la plus grande partie du restant, laissant très peu aux éditeurs de contenus premium. Ces derniers sont touchés aussi par le déplacement vers les mobiles où les taux sont plus faibles, et par la pression vers le bas exercée par les ventes d’annonces par algorithme (« la publicité programmatique »). (Voir « Actualités #24« ).
Un quotidien spécialisé comme le Financial Times se sent lésé. Plus de la moitié de ses revenus viennent des abonnements (677 000, dont les deux tiers en numérique). En moyenne, son site attire environ 12 millions de visiteurs uniques par mois, chiffre assez faible pour un titre de cette envergure (1,6 million de lecteurs). Pour rivaliser avec des éditeurs bénéficiant de lectorats plus importants, le Financial Times met en avant, chiffres à l’appui, les gros revenus de ses visiteurs, et le temps qu’ils passent sur le site, soit une mesure de l’attention (attention metrics). Sans aller jusqu’à proposer celle-ci comme tarif unique, d’autres éditeurs commencent à l’intégrer à des degrés variables dans leurs stratégies, et leurs tarifications, notamment The Economist et The Wall Street Journal.
Mettre l’accent sur le temps et non sur les vues relève d’une tentative de créer de la rareté, qui permet aux réseaux de télévision de demander des sommes exorbitantes, le nombre de créneaux de 30 secondes pendant un sitcom de 30 minutes étant très limité. Selon Tony Haile (à droite), directeur de Chartbeat, une société d’analyse numérique accréditée par le Media Ratings Council (MRC) : « Le temps est la seule unité de rareté sur Internet. On n’a que 24 heures par jour par personne. Donc, on a une ressource contrainte : le temps. Cela correspond directement aux buts de la publicité. Comme dans n’importe quelle économie de la rareté, celui qui en capte le plus peut demander plus ».
Cet accent sur le temps d’exposition ne favorise pas forcément les contenus « de qualité ». On peut toujours gagner de l’attention en postant des vidéos de chats, d’exploits sportifs, de gags etc., à la manière du site Upworthy qui parasite à peu de frais YouTube. Mais certains acheteurs sont intéressés par la mesure de l’attention, face aux intérêts des agences publicitaires, qui profitent des 30% de la publicité numérique consacrés aux traditionnelles « bannières », en deuxième place derrière les annonces liées aux recherches. Pour beaucoup d’éditeurs et d’annonceurs, le système actuel fonctionne très bien.
On se demande si le temps d’exposition d’une annonce fait tant de différence que cela. Une étude effectuée en 2013 par Infolinks a trouvé que seulement 14% (chiffre qui me semble optimiste) des internautes ont pu se rappeler de la dernière annonce « bannière » vue. Certain sites essaient d’améliorer la mesure en CPM par des variantes, à l’exemple de Buzzfeed qui mesure le nombre de partages d’un post sur les réseaux sociaux. Mais ce qui plombe l’industrie publicitaire dans son approche des médias numériques, c’est le taux CTR (click through rate) : en moyenne, 0,1%, chiffre pitoyable (et embarrassant) qui rend académiques les débats sur la « mesurabilité ». Pour le MRC, une annonce est considérée « visible » quand au moins 50% se manifeste pendant un second. Selon ComScore, presque la moitié des annonces « bannières » ne sont jamais vues. Le Financial Times commence la mesure quand 50% d’une annonce apparaît pendant au moins cinq seconds.
Un déplacement éventuel vers la mesure de l’attention aura sûrement des conséquences pour la partie « créative » de l’industrie, sommée déjà à faire des annonces qualitativement meilleures pour les médias numériques, au lieu de la « pollution » actuelle. Selon Jason Goodhart, directeur de l’agence de conseil Moat, l’avenir verra une grande variété de formes de mesure, avec des dosages spécifiques, selon les finalités de l’annonceur, et les propriétés du support.
Source : « Advertising Age », sept. 29, 2014.
Voir aussi sur le débat entre publicité « traditionnelle » et publicité « numérique » : « Actualités #21, juin 2014 ».
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Professeur des universités – Paris Nanterre – Département information-communication
Dernier livre : « Les séries télévisées – forme, idéologie et mode de production », L’Harmattan, collection « Champs visuels » (2010)