Vivre pour toujours : la tournée de réunion d’Oasis – Mr MARKET
Traduction adaptée d’un post sur le site Sublation magazine, le 12 septembre 2025 (DB).
On dit que Noel Gallagher, guitariste du groupe Oasis, a composé Live Forever pour tourner le dos à la négativité du grunge, genre populaire dans les années 1990. Et il a supposément dit après avoir entendu I Hate Myself and I Want to Die de Nirvana qu’il ne partageait pas ce sentiment. Maintenant, 30 ans plus tard, à la tournée de réunion d’Oasis, le public composé d’un mélange de trois générations semble exprimer le même sentiment à propos du déclin dirigé de la Grande-Bretagne.
Pour beaucoup, la popularité de la tournée d’Oasis en 2025 est surprenante ; après tout, le groupe s’était séparé en 2009, après un dernier concert désastreux à Saint-Cloud, où les deux frères Gallagher sont venus aux mains. Le programme des concerts n’inclut qu’une seule chanson qui ne figure pas sur les trois grands albums enregistrés entre 1994 et 1997. On ne peut donc comparer la tournée d’Oasis avec celle de Taylor Swift (Eras Tour), qui a fait les plus grosses recettes de tous les temps. Mais celle d’Oasis a peut-être une importance plus profonde. Oasis (classe ouvrière, fils d’immigrés irlandais, de Manchester) est célèbre pour la rivalité avec le groupe Blur (classe moyenne, de Londres, plus « artistique »). Même si Blur a gagné « la bataille de la Britpop » en 1995 avec leur tube Country House (qui a surclassé Roll with It d’Oasis), sa tournée de réunion en 2023 n’a pas fait des vagues. Oasis, en revanche, a fait exploser le site Ticketmaster avec 14 millions de demandes pour 1,4 million de tickets.
En voyant le groupe en concert, on commence à comprendre pourquoi. Oasis est plus grand que nature sur un grand écran, accompagné des images intercalées et des angles de caméra insolites. Les deux frères Gallagher (Noel et Liam, le chanteur), naguère en conflit permanent, ressemblent à des icônes dans un opéra rock, et non à des hommes de 50 ans jouant de vieilles chansons. Les images sur l’écran recoupent deux décennies : les « swinging sixties » et la période sombre des années 1970, les couleurs vives et fleuries des années 1960 contrastant avec des images des lotissements ouvriers délabrés et les usines désaffectées de leur jeunesse mancunienne. Pourquoi les images des années 1960 ? Noel Gallagher n’a jamais caché la forte influence exercée sur lui par les Beatles, indirectement (l’arrangement en cordes montantes dans Whatever) ou directement (l’introduction au piano dans Don’t Look Back in Anger). Les Beatles évoquaient un sens de possibilité par rapport au rationnement des grises années 1950, possibilité qui s’exprimait à travers la Nouvelle Gauche et la politique de modernisation technologique du gouvernement travailliste. La culture populaire des années 1990 en Grande-Bretagne a été teinté de nostalgie pour les années 1960.
Oasis a toujours prétendu faire de la musique pour des fans qui « sont comme nous, qui aiment boire une pinte de bière, rire entre amis et écouter une bonne chanson », mais aussi pour « des poètes, des rêveurs, ceux qui sentent la musique ». Comme les frères Gallagher, on peut faire partie des deux camps. Mais dire qu’Oasis (et plus généralement la Britpop) a vraiment innové musicalement serait exagéré. Leur musique a toujours donné l’impression d’un retour au bon vieux rock and roll. C’est peut-être parce que Noel Gallagher (comme pas mal de guitaristes célèbres) est un autodidacte, et à ce jour, ne peut lire ou écrire la notation musicale. Bien que gaucher, il a appris à jouer comme un droitier à 13 ans, en copiant les Beatles, les Smiths, et les Stone Roses. C’est la possibilité d’apprendre à jouer de la guitare en autodidacte qui a mené chaque nouvelle génération à retourner à la musique rock. L’accessibilité essentielle de la guitare comme outil artistique la permet d’enregistrer ce qui est à la fois spécifique et universel pour chaque génération. Dans les années 1990, c’est ce qu’a produit des poètes et des rêveurs appartenant à la classe ouvrière en Grande-Bretagne après la révolution néolibérale de Margaret Thatcher.
Plus que la musique, ce sont les paroles qui résonnent pour les fans d’Oasis aujourd’hui. Qui a assisté à la tournée de 2025 peut vous raconter que presque chaque chanson, même les moins connues, est reprise en chœur ; chanter avec 80 000 personnes est une vraie expérience collective. C’est d’autant plus exhilarant qu’une grande partie du public était encore en couches au moment de la sortie des chansons (c’est mon cas). Pour l’artiste, ça doit être une expérience surréelle de reprendre des paroles que lui-même a écrites il y a 30 ans, surtout pour une chanson sur une femme qu’on avait aimée intensément à l’époque, mais qu’on a oubliée depuis longtemps. Ajouter à cela l’abus des drogues et les voyages constants qui caractérisent le style de vie des stars de rock, et il doit être quasiment impossible de se souvenir de ce qu’on sentait à l’époque. Oasis ne semble pas y voir un problème. Délestées d’un souvenir ou d’un chagrin d’amour de jadis, les paroles apparemment imperceptibles d’Oasis pourraient bien refléter quelque chose de plus profond quand elles sont entonnées en masse. L’art finit par échapper à l’artiste.
Chaque génération revisite les années 1990 de manière différente. Comme l’a dit Chris Cutrone dans un panel sur la crise du néolibéralisme en 2017, le slogan de Trump, « Make America Great Again », est mieux compris, non comme un retour à l’Amérique raciste des années 1950, mais au boom relativement court des années 1990 et à l’optimisme de « la fin de l’Histoire ». Cela dit, Oasis n’a jamais été ouvertement politique ; les années 1990 étaient un moment plutôt post-politique. Noel Gallagher a quand même été critiqué pour s’être rendu à la résidence du nouveau premier ministre Tony Blair après la victoire massive de celui-ci en 1997 (il avait dit qu’il avait de la sympathie pour le New Labour). Mais dix ans plus tard, tout enchantement résiduel avait disparu. Quand Jeremy Corbyn était leader du Parti travailliste, Noel Gallagher a dit que « les Conservateurs ne se soucient pas des gens vulnérables, et les communistes (sic) [c’est-à-dire le Parti travailliste] ne se soucient pas des gens ambitieux ». Pendant le confinement du Covid, il a notoirement été photographié refusant de porter un masque ; en 2024, il a décrit les interventions de certains artistes sur la guerre à Gaza au Festival de Glastonbury comme « sermonneuses, de la vertu ostentatoire ». Lors de la tournée de 2025, il a dédié Half The World Away à « notre famille Royle » (référence à une sitcom (1998-2000) sur les Royle, une famille ouvrière fictive de Manchester ; la sitcom avait utilisé la chanson d’Oasis comme thème). La dédicace a exprimé un mépris typiquement irlandais pour la vraie famille royale. Les fans ne demandaient pas plus. Pas de vertu ostentatoire, mais la possibilité de jeter le bagage politique accumulé depuis les années de gloire de la Britpop, de même qu’on a cherché à la fin des années 1980 à sortir d’une période sombre en recapturant l’esprit des années 1960. La nostalgie pour les années 1990 serait à la fois un oubli et un souvenir.
Oasis a toujours du mal avec sa chanson la plus célèbre, Wonderwall (1995). Lors de la tournée, Liam Gallagher l’a introduit de façon indolente : « c’est encore cette chanson », tellement jouée que normalement elle serait devenue kitsch. Apparemment, le groupe déteste la jouer. Mais même après le millième passage à la radio, elle conserve pas mal de sincérité. Alors que certains ont essayé de la lier à la petite amie de Noel Gallagher de l’époque (qui est devenue sa femme, puis son ex-femme), il prétend que la chanson est plus ouverte, référant à un ami imaginaire qui peut vous sauver de vous-même. Liam Gallagher, quant à lui, prétend qu’elle réfère au panneau dans leur chambre d’enfance partagée, sur lequel les deux frères rêveurs écrivaient « des conneries ».
Dans le film High Fidelity (Stephen Frears, 2000, d’après le roman de Nick Hornby), le protagoniste (trentenaire, névrosé, angoissé et amer, qui gère un disquaire en train de faire faillite) s’adresse à la caméra : « Laquelle était première, la musique ou la misère ? Est-ce que j’écoutais la pop music parce que j’étais misérable ? Ou est-ce que j’étais misérable parce que j’écoutais la pop music ? » On ne peut sortir d’un concert d’Oasis en se sentant misérable. Wonderwall est peut-être d’un goût discutable (cheesy), mais elle n’est pas névrotique. Elle n’est pas languissante. Si elle a un sens, c’est l’ouverture aux possibilités, même si on ne peut ni les articuler ni les comprendre. La possibilité de se sauver de soi-même. Et même si cela se termine dans la douleur, on n’est pas obligé de se sentir amer. « Ne regardez pas le passé avec colère » (Don’t Look Back in Anger). Du moins, plus maintenant.




