La guerre entre Silicon Valley et Hollywood – Ted GIOIA
Traduction d’un post sur le compte Substack de l’auteur, The Honest Broker, le 2 octobre 2025 (DB).
Hollywood a produit beaucoup de films de guerre : Il faut sauver le soldat Ryan, Apocalypse Now parmi d’autres. Mais oubliez cela. C’est Hollywood lui-même qui est devenu un terrain de bataille. À mon avis, Hollywood ne sera qu’une ville fantôme dans cinq ans, mais d’ici là, cela n’aura probablement pas d’importance. Bien avant ce délai, il sera racheté par Silicon Valley. On pourrait bien laisser en place quelques points de repère historiques comme le panneau Hollywood et les étoiles sur le trottoir de Hollywood Boulevard, mais l’écosystème des studios sera mort.

Apple a gagné 22 trophées à la cérémonie des Emmy Awards en septembre dernier. Comment une entreprise de la tech a-t-elle trouvé le moyen de créer de la fiction audiovisuelle mieux que les sociétés traditionnelles de production ? Car Apple n’est pas le seul exemple : Netflix est une autre entreprise basée à Los Gatos (Silicon Valley) qui se spécialisait naguère dans la distribution des vidéos. Il n’y avait aucune raison de penser qu’il pourrait dominer un marché impulsé par la créativité. Mais il l’a fait.
Inhabituellement, Netflix a deux PDG. L’un habite à Los Gatos et l’autre à Los Angeles, respectivement Tom Peters (ex-McKinsey, la société de conseil aux entreprises) et Ted Sarandos. Comme Netflix n’a foi que dans les algorithmes, les métriques, et les grands ordinateurs, toute ressemblance aux studios de Hollywood est superficielle. La société cherche désormais à remplacer les acteurs et les équipes par des bots, processus entamé avec Tilly Norwood, une actrice numérique créée par l’IA. Le syndicat des acteurs de cinéma et de télévision (Screen Actors’ Guild) a déclaré son opposition au remplacement des acteurs humains par l’IA, mais déjà les agents artistiques veulent signer des personnages numériques et en faire des stars (1).

Silicon Valley et Hollywood font semblant de coopérer, mais en réalité, ce sont des adversaires engagés dans un combat mortel. Silicon Valley croit en des machines qui peuvent prendre des décisions. Hollywood, par contre, a été construite sur la créativité humaine et sur l’expression individuelle iconoclaste. Les deux agendas ne peuvent être réconciliés.
La guerre a commencé sur la question du copyright ; pour Silicon Valley, tout n’est que données et contenus à approprier gratuitement sur ses plateformes. Historiquement, Hollywood a fait beaucoup d’efforts pour renforcer son contrôle des copyrights, mais sa dernière victoire remonte à 1998 avec une loi qui a étendu la protection de ses films et sa propriété intellectuelle à 100 ans. Beaucoup dans l’industrie plaisantaient que la nouvelle loi n’était faite que pour protéger un rongeur en danger d’extinction, car Disney ne voulait pas que Mickey Mouse tombe dans le domaine public.
La loi de 1998 appartient au passé. Il n’y aura plus d’extensions du copyright, car Silicon Valley a désormais le dernier mot. Les batailles récentes à propos des données utilisées pour entraîner l’IA le montrent bien : les grandes plateformes ont simplement passé outre la loi, acceptant de payer des amendes peu onéreuses. Il existe une profonde haine du copyright à Silicon Valley. Toutes les grandes plateformes sont remplies de vidéos et d’images volées, qu’on peut faire défiler sans fin : des extraits des films et des séries télévisées, des résumés des matchs, etc. Refusant de payer pour la créativité dont il a besoin, Silicon Valley est en train d’avaler Hollywood à une vitesse effrayante. La guerre touche à sa fin.
Le protagoniste principal dans tout cela s’appelle David Ellison, issu du monde de la tech, et qui veut devenir un grand nabab du cinéma. Récemment, son père Larry Ellison était l’homme le plus riche au monde pendant une brève période. Ellison père est l’un des fondateurs de l’entreprise de logiciels Oracle, qui a une capitalisation boursière de presque 1000 milliards de dollars. Son fils David a quitté l’université pour se tâter au cinéma, produisant quelques films très rentables comme Baywatch, Spy Kids et la franchise Mission : Impossible. Puis, il s’est mis à dépenser. Beaucoup de propriétés légendaires à Hollywood sont en difficulté, et peuvent s’acquérir à des prix cassés. Ainsi, Ellison fils a racheté la société National Amusement et l’a intégré dans sa propre société de production, lui donnant le contrôle de Paramount Pictures (plus Paramount + et la plateforme Pluto TV), CBS (plus CBS News), MTV, Comedy Central, Nickelodeon et d’autres chaînes de câble. Actuellement, il prépare le rachat de Warner Bros Discovery, qui lui donnerait le contrôle des studios Warner de film et de télévision, HBO, CNN et TNT. La société fondée par Ellison père est en lice pour être l’un des nouveaux propriétaires de Tik Tok. En une génération, la famille Ellison a quitté le domaine des logiciels pour dominer le monde des films et des médias.
Disney est l’actif le plus attractif qu’il reste à acheter. Ce n’est qu’une question de temps avant qu’il soit avalé par l’une des entreprises de la tech, probablement Apple, mais un autre géant de Silicon Valley pourrait également le faire. Il y a beaucoup de capital accumulé à Silicon Valley, et les entreprises de la tech aimeraient posséder leur propre version de Mickey (avec les parcs à thème, etc.). Ça pourrait être Musk. Ou Zuckerberg. Ou Alphabet/Google. Même une société moins connue comme Broadcom (fabricant de microprocesseurs avec une capitalisation boursière de 1600 milliards de dollars) pourrait facilement financer ce rachat.
Ce qui est ironique, c’est que Disney a aidé au lancement de Silicon Valley. Basés dans un garage à Palo Alto, Bill Hewlett et Dave Packard ont reçu une commande – leur première – de Walt Disney en 1939 pour huit oscillateurs à basse fréquence. Cela leur a donné suffisamment de confiance pour créer leur propre société (Hewlett-Packard), qui a ensuite formé entre autres Steve Wozniak, cofondateur d’Apple. Le rachat de Disney par Apple ferait boucler la boucle. Il y a encore quelques pièces sur l’échiquier, mais le gagnant est déjà connu. Hollywood, ou ce qui en reste, deviendra subsidiaire aux intérêts de la tech. Il est impossible de voir une autre issue.
Était-ce inévitable ? Dans un monde meilleur, la créativité serait plus puissante que la rationalité mathématique, l’imagination triompherait sur les algorithmes. Dans ce monde, Hollywood serait plus fort que Silicon Valley. Mais nous ne vivons pas dans ce monde. Dans notre état déchu, tout est proie aux froids profiteurs. Reste la possibilité de créer des plateformes alternatives pour les artistes. Pas à Hollywood, qui deviendra un rouage dans la machine de la tech. Les plateformes alternatives se construiront ailleurs.
Note du traducteur :
1. Tilly Norwood (synthèse de Scarlett Johansson et Natalie Portman) a été créée par Eline van der Velden, patronne de Particle6 Production, une agence spécialisée qui entend créer une quarantaine d’acteurs numériques : « Nous pensons que la prochaine génération d’icônes culturelles sera synthétique : des stars qui ne se fatiguent jamais, ne vieillissent jamais et peuvent interagir avec les fans. » Selon le site d’information Deadline, son agence travaille avec « plusieurs stars hollywoodiennes qui souhaitent apparaître à l’écran sous leur forme plus jeune ou actuelle ». L’agence travaille aussi avec des ayants droit « afin de ramener des artistes légendaires sur grand écran tout en offrant aux studios une nouvelle façon de réimaginer et d’exploiter la propriété intellectuelle existante ». Sur son propre site, Particle6 montre aussi comment recréer la nature inaccessible, les batailles antiques ou des catastrophes ferroviaires ou aériennes : « Notre approche, fondée sur l’IA, couvre l’ensemble du processus de production. [La somme des gains ainsi réalisés] se traduit par une réduction des coûts allant jusqu’à 90 % sans sacrifier la créativité ou la qualité. » (Arnaud Leparmentier, « Hollywood contre l’actrice créée avec l’IA », Le Monde, 7 oct. 2025, p. 24).




