Contenu
L’enfer des vivants n’est pas chose à venir ; s’il y en a un, c’est celui qui est déjà là, l’enfer que nous habitons tous les jours, que nous formons d’être ensemble. Il y a deux façons de ne pas en souffrir. La première réussit aisément à la plupart : accepter l’enfer, en devenir une part au point de ne plus le voir. La seconde est risquée et elle demande une attention, un apprentissage, continuels : chercher et savoir reconnaître qui et quoi, au milieu de l’enfer, n’est pas l’enfer, et le faire durer, et lui faire de la place.
Italo Calvino, Les Villes invisibles (Le Seuil, 1996, p. 189).
The Leftovers est une série apocalyptique basée sur le roman éponyme de Tom Perrotta [1], également coscénariste de la série. Si cette série ne montre pas — à la manière d’un blockbuster — le monde en train de s’effondrer, elle nous révèle (qui est le sens littéral de l’apocalypse) de manière métaphysique comment survivre à la catastrophe. La série commence trois ans après la disparition brutale d’environ 2 % de la population mondiale. Il n’y a pas eu d’explication, de justification, ni de raison à cet événement. Il n’y a pas non plus de corps à pleurer ni à enterrer. Comme le montre la séquence d’ouverture du pilote, un 14 octobre, certaines personnes ont tout simplement disparu.
Mais alors, comment « refaire monde » pour reprendre l’expression de Michaël Fœssel dans cet après où plus rien n’a de sens [2] ? Comment faire son deuil et passer à autre chose dans ces conditions ? Comment (sur)vivre pour ceux qui restent (les leftovers) ?
Générique
Le générique de la première saison ressemble à une fresque de la chapelle Sixtine. Cette similitude est la seule contrainte exigée par Damon Lindelof, le scénariste et producteur de la série, pour la création de cette séquence qui apparaît comme une représentation du Ravissement (Rapture). En effet, le Ravissement est un événement de l’eschatologie chrétienne, dans lequel les chrétiens seraient transportés au ciel et rassemblés pour y rencontrer le Christ à son retour, sept ans avant l’établissement de son règne. C’est Paul qui en parle dans son Épître aux Thessaloniciens : « Nous, les vivants, nous qui serons encore là pour l’Avènement du Seigneur, nous ne devancerons pas ceux qui seront endormis. Car lui-même le Seigneur, au signal donné par la voix de l’archange et la trompette de Dieu, descendra du ciel, et les morts qui sont dans le Christ ressusciteront en premier lieu ; après quoi nous, les vivants, nous qui serons encore là, nous serons réunis à eux et emportés sur des nuées pour rencontrer le Seigneur dans les airs. Ainsi nous serons avec le Seigneur toujours » (4 : 15-17). Le récit de Paul qui décrit l’envolée des vivants pour rejoindre le ciel ressemble effectivement au générique de la série comme on peut le constater en regardant les images suivantes de la représentation traditionnelle du Ravissement (à gauche), et du générique de la saison 1 des Leftovers (à droite).
La musique du générique retranscrit également ce parallèle [3]. En effet, elle commence par un gong, un coup bref accompagné d’une nappe de synthétiseur dans le registre grave qui s’atténue progressivement. Ce son annonciateur de l’apocalypse laisse place à une répétition d’un motif mélodique exposé au violon alto, accompagné par un chœur de femmes et par des arpèges ascendants aux cordes dans le registre médium. Ces arpèges renforcent l’idée d’élévation spirituelle induite par la présence du chœur qui connote une complainte de ceux qui restent (les leftovers), grâce notamment au vibrato synonyme d’émotion et d’humanité.
De plus, ce « tableau » de la Renaissance italienne donne l’impression paradoxale d’être animé tout en restant immobile. Cette sensation, liée au mouvement de la caméra alternant des prises de vues en plongée, des zooms, des panoramiques circulaires, montre d’un côté les « appelés » et, de l’autre, ceux qui restent, les leftovers. Ce générique présente des scènes particulières qui se détachent de l’ensemble du tableau : une femme recroquevillée pleure son bébé qui s’envole, un père brandit de colère le poing levé vers le ciel alors que d’autres semblent plus craintifs. Ce sentiment est corroboré par la mélodie elle-même légèrement inquiétante. L’ensemble de ces scènes particulières forme un édifice circulaire, une sorte de danse macabre qui n’est pas sans rappeler L’Enfer de Dante.
Enfin, la dernière note de violon, la tonique, crée un sentiment de repos et de résolution. Elle se prolonge sur le titre de la série, qui disparaît dans un fondu au blanc saturant l’écran. Cet éclat de lumière réalise la promesse messianique de l’apocalypse, à savoir dévoiler le commencement.
Religion
Le générique de la première saison met donc en scène un épisode de la Bible, le Ravissement, apportant une signification religieuse à la disparition de ces personnes. Cet épisode biblique a influencé un nombre important de films et de livres, comme la série littéraire Left Behind de Tim LaHaye et Jerry B. Jenkins (les 16 tomes ont été traduits en français sous le titre Les Survivants de l’apocalypse aux Éditions Vida). Cette série s’inspire librement de l’Apocalypse de Jean, avec une perspective millénariste héritée de John Nelson Darby, un prédicateur évangélique au 19e siècle.
Contrairement, à Left Behind, dans The Leftovers, la question de savoir si les disparus sont des élus n’est pas tranchée. Par exemple, Matt, le pasteur de Mapleton consacre sa vie à prouver que ce qui est arrivé le 14 octobre n’est pas le Ravissement. Il a assemblé un inventaire de tous les crimes et péchés des disparus. Il distribue des tracts dans la rue, ce qui lui apporte beaucoup d’animosité, y compris de la part de sa propre sœur, Nora. Elle est devenue un symbole du 14 octobre, car elle y a perdu son mari et ses deux enfants ce jour-là. Malgré cette tragédie et pour prouver qu’il a raison, Matt, n’hésite pas à l’informer que son mari avait une liaison avec l’institutrice de ses deux enfants. Pour lui, si les disparus ne sont pas des hommes bons, c’est qu’ils n’ont donc pas été « appelés » par Dieu et par conséquent ce n’est pas la fin des Temps.
Face aux nombreuses interrogations soulevées par le Ravissement, une réponse est apportée par les Guilty Remnants, sorte de secte qui est apparue après le 14 octobre. Habillés en blanc, ayant fait vœu de silence, ils fument continuellement des cigarettes comme un geste d’autodestruction. Ils ne veulent que se souvenir.
Cette nouvelle « religion » avec son nihilisme extrême et son comportement antisocial entre en conflit avec la société qui se montre extrêmement violente à leur égard. Une de leur membre est même attachée à un arbre et lapidée. Cette image nous rappelle, évidemment, les châtiments corporels subis par les premiers Chrétiens.
Les Guilty Remnants essayent même de recréer un 14 octobre « à l’envers » en reconstituant les corps des personnes disparues à l’endroit précis où elles se trouvaient au moment du Ravissement. Dans ce monde à la dérive, une entreprise cynique, appelée Loved Ones, fait des profits en vendant des reliques grandeur nature du défunt, comme l’explique sa publicité diffusée dans l’épisode 3 de la première saison (que l’on voit pendant que Matt rentre du supermarché) :
« Ils sont partis, mais beaucoup de choses d’eux sont toujours là. Vous avez essayé de tourner la page, de vivre normalement, mais vous vous accrochez à eux, car vous n’avez pas su comment faire. Les figures de deuil Loved Ones vous permettent de dire cet adieu, même avec une simple photo. [La société] Loved Ones peut créer une ressemblance tangible du disparu, une figure de deuil pour un enterrement ou une crémation, qui permettra à vous et à votre famille de vous sentir entiers de nouveau. Parlez avec un associé Loved Ones aujourd’hui, ou visitez notre site en ligne pour recevoir notre dossier informatif. Ils feront toujours partie de votre famille, mais maintenant ils sont partis. Loved Ones a toujours été bien noté par nos clients, et notre entreprise dépasse souvent leurs attentes quant au coût et à la ressemblance. Nous ne pouvons pas changer ce qui s’est passé… » [4]
Le happening qu’organisent les Guilty Remnants est très mal perçu dans la communauté de Mapleton, qui dans sa majorité ne veut pas revivre de traumatisme trois ans après. D’ailleurs, « Personne n’est prêt à se sentir mieux » clame Kevin, le shérif au début de la série.
Le monde des leftovers est peuplé d’endeuillés ravagé par la désolation, un « processus organisé délibérément qui menace de dévaster le monde – un monde qui partout semble avoir atteint sa fin – avant qu’un nouveau commencement, naissant de cette fin, n’ait eu le temps de s’imposer » [5].
Cercle
La série commence par des pleurs de bébé sur un fond noir où apparaît une date, le « 14 octobre ». Une femme, dans une laverie automatique, téléphone alors que son bébé n’arrête pas de pleurer. C’est une scène d’une extrême banalité. Alors que cette femme, toujours au téléphone, et son garçon sont dans la voiture, le silence se fait, le bébé a arrêté de pleurer. Sans que la caméra change de plan (la caméra est passée du siège auto à la maman pour revenir au bébé), on découvre qu’il a disparu. La mère, paniquée, sort de la voiture pour le chercher. Dans la rue, on entend un petit garçon qui appelle son père, la mère continue à appeler son bébé, on voit des voitures qui se percutent, des cris qui se prolongent, la mère qui hurle « Je ne comprends pas, il était juste là », elle demande que quelqu’un appelle 911. Puis l’écran fond au noir. Il y a continuité sonore, car on entend les appels des secours des personnes qui ont perdu quelqu’un. Ce fond noir est à rapprocher de celui de Zero Dark Thirty, film de Kathryn Bigelow de 2012, où l’on écoutait pendant plus d’une minute 30 secondes les (vrais) appels des victimes passés aux secours le 11 septembre 2001, comme on peut l’entendre.
Ce rapprochement entre ces deux séquences place le 14 octobre au même niveau que le 11 septembre, à savoir comme un événement majeur de l’Histoire. D’ailleurs, quand il s’agit des attentats de 2001, on n’a pas besoin de mentionner l’année, tant elle est connue. Est-ce pour cette raison qu’il n’y a pas d’année rattachée à la date du 14 octobre lors de l’ouverture de la série ?
Puis, sur ce fond noir, apparaît un panneau écrit « Trois ans plus tard ». Il y a donc une longue ellipse entre cette courte scène d’exposition qui dure moins de trois minutes et la série qui commence. De plus, ce fondu au noir que l’on retrouve à l’ouverture et à la fermeture de la séquence renvoie à une figure narrative, celui du cercle. Cette figure est extrêmement présente tout au long de la série. En effet, grâce aux flashbacks, aux effets de caméra, au montage alterné, etc., nous retrouvons le motif circulaire à différentes échelles (à l’échelle de la saison, d’un épisode particulier où bien d’une scène).
C’est le cas de l’épisode 9, « The Garveys at their best », épisode flashback avant la disparition fonctionnant de manière circulaire. Cet épisode comprend deux parties, la première, la plus longue, se situe la veille du ravissement. On nous présente de manière détaillée les personnages principaux (c’est-à-dire la famille Garvey, ainsi que Nora). On comprend mieux qui ils étaient avant cet événement et quels étaient leurs projets.
La seconde partie de l’épisode se déroule le lendemain, à savoir le jour J, le 14 octobre. Ces deux jours commencent de la même façon, à savoir Kevin qui court dans Mapleton sur la même musique diégétique (ce qui n’est pas sans nous rappeler la première scène du pilote) [6]. On pourrait alors penser comme les philosophes grecs qui concevaient le monde comme un éternel retour (à l’image du cercle d’ailleurs) qu’à Mapleton chaque jour débute de la même façon.
Parallèlement, le montage alterné qui accentue l’effet circulaire est de plus en plus resserré, les séquences se faisant de plus en plus courtes. L’épisode se termine, au moment précis du ravissement, par une séquence où la musique extra diégétique a encore une fois remplacé les dialogues comme si on en avait plus besoin pour comprendre ce qui se déroulait sous nos yeux.
La figure circulaire est présente aussi symboliquement dans la scène qui se déroule le 14 octobre, à la fête de la science. En effet, Tom propose à sa sœur de participer avec d’autres élèves à une expérience scientifique, à savoir construire un circuit électrique. Les élèves forment alors un cercle, le frère et la sœur sont à l’extrémité du circuit. La caméra tourne autour de ce cercle que l’on voit également en plongée totale (c’est-à-dire que l’angle de vue est à 180° au-dessus du sujet). Ce placement de la caméra est assimilé à une vision divine.
La lumière créée par le circuit se reflète sur le visage radieux de Tom. Quand la lumière s’éteint subitement, le visage de Tom se renferme. On comprend ce qui vient de se passer : le ravissement a eu lieu, une personne du cercle a disparu. Cette scène peut se lire comme une métaphore de la cohésion du monde, car pour que le monde fonctionne harmonieusement, le cercle ne doit pas être rompu.
Et tout comme une lumière qui s’éteint subitement, un cri, un visage terrifié regardant un écran d’échographie, du silence, des draps vides qui volent, sont autant d’images qui suggèrent le ravissement. Pour comprendre cette perte du monde, le spectateur de The Leftovers se fait voyant celui qui, pour paraphraser Godard, ne perçoit pas « une image juste », mais « juste une image » : « dans cette expérience, le monde se soustrait à la narration pour se livrer comme un affect » [7]. La disparition devient l’élément qui permet alors de voir c’est-à-dire de saisir ce qui nous échappait jusqu’à présent grâce à une vision rétroactive.
Le cercle évoque également un enfermement, un endroit clos duquel il est extrêmement difficile de sortir. De fait, Kévin est un personnage qui ne vit pas bien dans le monde avant la disparition. Il avait demande alors à son père « pourquoi il n’y a pas autre chose ? » Et c’est par l’écriture cinématographique que nous comprenons son étrangeté au monde. Le soir du 13 octobre, il fête avec sa famille et ses amis l’anniversaire de son père. Le visage de Kevin en gros plan se détache des autres personnes de la fête devenues floues. Cette séparation entre lui et le monde, est également visible quand on le voit regarder la fête sans y prendre part. Cet effet est accentué par l’utilisation de la musique extra diégétique qui efface le son diégétique. On se place donc du point de vue sonore de Kevin qui voit les personnes s’amuser, danser et rire, mais ne les entend plus, comme s’il était complètement détaché du monde. L’emploi de ces procédés filmiques est récurrent dans la série pour illustrer la difficulté de vivre des leftovers.
Le lendemain, alors qu’il fume après sa course à pieds, une voiture s’arrête et une vieille femme lui demande s’il est prêt. Au regard étonné de Kevin, elle comprend son erreur et lui dit qu’elle l’a pris pour quelqu’un d’autre. Un peu plus tard sa femme lui demandera « Quelle est ta place, Kevin ? » Tout le monde semble voir son mal de vivre existentiel ; d’ailleurs sa fille pense qu’il va les quitter. Et dans la saison 2, il écoutera très souvent la chanson Where is my mind ? des Pixies. The Leftovers met en lumière le désenchantement du monde, et on pourrait attribuer à Kevin cette pensée de Deleuze : « Il se peut que croire en ce monde, en cette vie, soit devenu notre tâche la plus difficile » [8].
Pour autant, une conclusion pleine d’espoir apparaît dans ce monde totalement désespéré de Kevin et des leftovers. Et c’est à nouveau par la figure du cercle que nous envisageons cette espérance. À la fin de la deuxième saison, Kevin retourne chez lui et retrouve son ex-femme, ses enfants, son fils adoptif, son beau-frère et sa belle-sœur ainsi que sa femme.
Cette séquence prend le point de vue de Kevin, qui revient en effet d’entre les morts. En ouvrant la porte, il découvre, grâce à un panoramique circulaire, toute sa famille (de cœur et de corps), qui l’attend à la maison. La dernière à apparaître en avançant est Nora qui tient une bougie allumée entre ses mains, et lui dit en souriant « tu es rentré ». Cette scène est le pendant inverse de la séquence de la fête de la science, où la lumière s’éteignait parce que le cercle était rompu. Ici, le cercle familial est réuni et harmonieux, de fait, la lumière que tient Nora fonctionne. Le salut sur Terre est donc possible grâce à l’amour, comme le montre le contrechamp sur le visage de Kevin en larmes.
Notes
1. Série diffusée depuis le 29 juin 2014 sur HBO, et depuis le 30 juin 2014 sur OCS City France. Le livre de Perrotta a été traduit en français sous le titre Les disparus de Mapleton (Fleuves Éditions, 2013, puis 10/18, 2015).
2. Michaël Fœssel, Après la fin du monde. Critique de la raison apocalyptique, Seuil, 2012, p. 16.
3. La musique a été composée par Max Richter.
4. « They’re gone, but so much of them is still here. You’ve tried to move on, tried to live a normal life, but you haven’t let go, because you haven’t known how. Loved Ones bereavement figures allows you to say that goodbye, with as little as a single photograph, Loved Ones can create a tangible likeness of your Departed, a bereavement figure for burial or cremation, allowing you and your family to finally begin to feel whole again. Speak with a Loved Ones associate today, or visit us online to receive this informative packet. They’ll always be a part of your family, but, they’re gone. Loved Ones has consistently scored highest in customer satisfaction, often exceeding customer expectations in cost and likeness. We can’t change what happened…»
5. Hannah Arendt, Les Origines du totalitarisme, cité par Michaël Fœssel, op. cit., p. 160-161.
6. The Girl From King Marie de Jody Reynolds et ses premières paroles : « Early in the morning, when the sun is shining, I would take a walk to King Marie ».
7. Michaël Fœssel, op. cit., p. 172.
8. Gilles Deleuze, Qu’est-ce que la philosophie ?, Minuit, 1991, p. 72.
Lire d’autres articles d’Anne-Lise Melquiond
MELQUIOND, Anne-Lise, « Tthe-leftovers-l’apocalypse-intérieure-Anne-Lise-Melquiond », Articles [En ligne], Web-revue des industries culturelles et numériques, 2017, mis en ligne le 1er janvier 2017. URL : https://industrie-culturelle.fr/industrie-culturelle/the-leftovers-apocalypse-interieure-anne-lise-melquiond/
Anne-Lise Melquiond prépare une thèse sur le thème de l’apocalypse dans les séries actuelles à l’université de Paris Ouest (directeur : David Buxton). Elle est enseignante en Lettres – Histoire dans le secondaire à Rouen.