Counterpart, la série traitée ici, n’a duré que deux saisons de 10 épisodes entre 2017 et 2019. Malgré un succès d’estime, l’audience aux États-Unis n’a jamais décollé (taux de 0,1 dans la cible des 18-49 ans à la première saison, 0,07 pour la finale de la seconde saison). On pourrait citer en guise de comparaison la série Fringe (J. J. Abrams), elle aussi faisant figurer un univers miroir ; conçue au départ pour un public de masse, elle a dû se réconcilier avec le statut de « série culte », moyennant plusieurs reboots (4 saisons et demie, l’audience américaine tombant de 9,28 millions en 2008 à 3,28 en 2013).
À la lumière de la fameuse remarque de Fredric Jameson – en substance, qu’on peut plus facilement imaginer la fin du monde que la fin du capitalisme -, l’attrait actuel de la figure du double et des univers parallèles qui s’entre-pénètrent devrait se comprendre. Mais force est de reconnaître que, trop entropique, ce thème a du mal à s’adapter à la forme série qui, même dans son versant feuilletonnant, exige de la récurrence et de la stabilité relative. On peut y constater aussi la « faiblesse dans notre imagination » dont parle Jameson, repris par Jason Read : l’univers alternatif est soit une variante du monde capitaliste connu (Fringe, où Central Park à New York est rebaptisé Eldridge Cleaver Park, en hommage au sulfureux porte-parole des Panthères noires qui a fini réactionnaire, et où les Tours jumelles dominent toujours l’horizon), soit d’un monde totalitaire historique (Counterpart). L’article fut posté le 19 juin par Jason Read sur son blog unemployed negativity, et traduit pour la Web-revue par moi (David Buxton).
Les monstres viennent en cycles. La visibilité culturelle des loups-garous et des vampires croît et décroît. Même les films de zombies pourraient disparaître un jour. Peut-être dans l’avenir reconnaîtra-t-on la période actuelle comme celle du double (doppelganger). Je pense non seulement au film brillant de Jordan Peele Us, mais aussi au retour de l’univers miroir dans Star Trek : Discovery et dans la série Counterpart (produite par Justin Marks et diffusée sur Starz).
Quelle est donc la peur (ou l’anxiété) qu’incarne la figure du double ? Pourquoi celui-ci nous fascine-t-il autant ? De toutes les manifestations du double dans la culture populaire actuelle, c’est Counterpart qui s’adresse le plus à notre moment historique. La prémisse de la série est que, vers la fin de la Guerre froide, des scientifiques en Allemagne de l’Est ont accidentellement ouvert un passage vers une réalité alternative, exactement la même que la nôtre. Dans un premier temps, les scientifiques de notre monde (Terre Alpha) saisissent ce monde alternatif (Terre Prime) comme un laboratoire parfait pour l’étude objective de l’espèce humaine. Mais on ne peut étudier un objet sans le modifier, et petit à petit les deux mondes divergent. Quand la série commence, dans notre époque, la population de Terre Prime a été décimée par une épidémie, et les deux mondes sont engagés dans une Guerre froide clandestine, envoyant des espions et autres agents au-delà du mur qui les sépare. D’une manière bizarre, la série est en même temps un thriller post-Guerre froide, et une allégorie de celle-ci. Terre Prime ressemble de plus en plus à la vie d’autrefois derrière le Rideau de Fer, l’architecture est plus austère que la nôtre, et le mur est pourvu de gardes et de bureaucrates. La Guerre froide entre idéologies explicites est finalement remplacée par quelque chose de plus secret.
Dans notre monde, Terre Alpha, Howard Silk (joué par J. K. Simmons) est un gratte-papier de rang médiocre, gentil mais timoré, qui travaille pour les Nations Unies à Berlin ; par contre, dans Terre Prime, c’est un agent de terrain intrépide, impitoyable et sûr de lui. Voici la question que la série ne peut éviter d’affronter en permanence : comment, avec le même ADN et les mêmes expériences d’enfance, une même personne peut-elle devenir si différente ? Mais est-ce bien le cas ? Le double est une figure d’identité et de différence. La ressemblance visuelle est subvertie par une différence inquiétante dans les actions et dans les idéaux, mais cette différence cache souvent une ressemblance plus profonde. (Encore une fois, le film Us est exemplaire dans l’exploration de cette dialectique).
Counterpart entremêle l’identité et la différence, d’un point de vue historique et individuel, dédoublant le monde et les personnages qui y habitent. Dans une période où, supposément, les séries se divisent entre le sociologique (qui dépeint une ère, ou qui invente un monde) et le psychologique (qui dépeint un personnage singulier et ses motivations, peurs, etc.), Counterpart réussit à faire la synthèse de ces deux dimensions.
C’est à travers cet entremêlement qu’on peut aborder la question du double comme allégorie contemporaine. C’est le monstre désigné pour une ère où le pouvoir se justifie de plus en plus par un appel à l’idée d’une nature humaine. Sans engager une polémique sur les forces et les faiblesses du terme « néolibéralisme », on pourrait affirmer que le capitalisme se justifie de plus en plus par un appel à une nature humaine foncièrement avare et compétitive. Bien entendu, l’argument sur « le penchant naturel à échanger » remonte à Adam Smith. Mais la référence contemporaine à l’homo economicus mobilise moins un argument explicite qu’un sens commun implicite, produit et reproduit par la dissémination de mécanismes marchands partout dans la société. Le tournant vers l’idée d’une nature humaine est aussi la conséquence d’un discours qui prétend qu’il n’y a pas d’alternative. Autrement dit, l’absence d’alternative viable renforce encore plus cet aspect anthropologique du capitalisme. Sur la grande scène occupée par les éditorialistes et les politiques, la seule alternative en lice est le populisme raciste. Celui-ci possède sa propre dimension anthropologique, enracinée dans des idées pseudo-scientifiques sur une conscience tribale naturelle, qui reconnaît ses proches et qui méprise les étrangers. L’idée que la politique soit encadrée par des structures sociales, économiques et politiques se fait remplacer par celle d’un conflit entre tendances internes à la nature humaine. L’ennemi est toujours nous-même, il n’y a rien en dehors.
Counterpart a ses propres arguments à faire valoir à propos de ce tournant anthropologique. Puisque la Guerre froide dans la série implique deux mondes au départ identiques, on peut obtenir des renseignements simplement en capturant son double. En tant qu’agent double involontaire, le double peut indiquer nos propres goûts et habitudes. Finalement, on est trahi par soi-même. C’est une allégorie frappante d’un âge où nous avons tous un double sous la forme d’un avatar numérique, qui produit de l’information sur nos vies en permanence. Si les idéologies politiques ont pris ce tournant anthropologique, c’est parce que le pouvoir est devenu secret et intime.
Un film récent diffusé sur Netflix, Cam (Daniel Goldhaber, 2018), insiste sur le fait que nous sommes déjà entourés de doubles, par les identités que nous créons en ligne. Le film raconte l’histoire d’une cam girl qui découvre un jour que son personnage en ligne, son gagne-pain, est devenue autonome, postant des vidéos dans son dos, et se comportant de façon aberrante. On crée des doubles pour se protéger des conséquences d’activités en ligne, pour séparer ses identités réelles et virtuelles. La figure du double nous rappelle que le dualisme numérique n’est pas moins intenable que le dualisme cartésien traditionnel, car les identités virtuelles ont des effets réels.
C’est ainsi qu’émerge la figure du double actuelle, avec la crainte que l’ennemi soit en fin de compte nous-même. Ce que nous combattons, c’est quelque chose en nous. On peut alors envisager le double comme un monstre qui surgit après l’effondrement de l’imagination. Après la peur aristocratique du vampire, et l’Autre de la consommation que représente le zombie, ne reste dans leur sillage que nous-même. Le double peut être révélateur d’une « faiblesse dans notre imagination » (Jameson) [1] ; il révèle aussi dans quelle mesure on imagine les autres sur la base d’une projection de « son propre tempérament » (Spinoza). Dans un épisode de la seconde saison de Counterpart, cette identité antagoniste s’illustre dans une discussion concernant un projet de créer un virus apocalyptique afin de se défendre contre l’autre monde : « si nous y pensons, alors eux aussi y pensent. » Toutes les actions hostiles imaginables peuvent se justifier par le fait que l’autre est comme nous. Le double est à la fois la figure de l’effondrement de notre imagination, et la reconnaissance de la limite de celle-ci. Quand notre pire ennemi est nous-mêmes, alors nous n’avons véritablement rien à perdre que nos chaînes.
Note
1. « Il semble plus facile pour nous aujourd’hui d’imaginer la détérioration complète de la Terre et de la Nature que l’effondrement du capitalisme tardif ; peut-être est-ce dû à quelque faiblesse dans notre imagination », Fredric Jameson, The seeds of time, Columbia University Press, 1994, p. xii.
READ Jason, « La Terre des doubles : le nouveau monstre, c’est nous-même – Jason READ », Articles [En ligne], Web-revue des industries culturelles et numériques, 2019, mis en ligne le 1er septembre 2019. URL : https://industrie-culturelle.fr/industrie-culturelle/terre-des-doubles-nouveau-monstre-nous-meme-jason-read/
Jason Read est un philosophe, spécialiste de Marx, Spinoza et Deleuze, qui enseigne à l’université de Maine du Sud à Portland (États-Unis). Depuis 2006, il tient un blog intitulé « unemployed negativity » (recommandé), alimenté plusieurs fois par mois.