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Une débauche nutritive
Lors du neuvième épisode de la sixième saison de la série Les Soprano, Tony Soprano entre dans la cuisine de son immense villa sise dans la banlieue du New Jersey et ouvre le frigidaire. Il cherche sans conviction quelque chose à manger, sous les yeux de son épouse Carmella, femme au foyer prévenante. Alors qu’il a effectué ce geste machinalement, comme une obsession qu’on ressasse sans s’en rendre compte, Carmella, essaye de l’aider à faire son choix:
Carmella : Qu’est-ce que tu cherches ?
Tony : Je sais pas trop.
Une réponse dont la vacuité détonne avec le trop-plein manifeste du frigidaire constamment saturé d’aliments, exprimant parfaitement le rapport problématique qu’entretiennent les personnages avec la nourriture, ainsi qu’une représentation de cette dernière, inconsciemment surdéterminée par ce que Gilles Lipovetsky et Jean Serroy appellent « l’écran global »[1].
Il faut dire que les séquences où des personnages dialoguent tout en fouillant dans un frigidaire, ou bien en avalant des sandwiches, des plats de restaurant, des déjeuners de famille, des apéritifs de réceptions, des dîners mondains, des petits déjeuners copieux, sont innombrables. La boisson (jus, alcool, lait…) est tout également présente, sans restriction. Les tableaux de ripailles ou simplement de grignotages reviennent d’une façon répétitive, encombrante, débouchant sur une monotonie tellement dérangeante que le jeune mafieux Christopher Moltisanti dénoncera ce comportement généralisé, dans une réplique du septième épisode de la deuxième saison qui raisonne comme une réflexion d’un spectateur lambda indisposé par autant de débauche nutritive :
Ça suffit ! Je commence à en avoir assez de voir tout le monde parler de bouffe, de bouffe, de bouffe, de bouffe ! On ne parle que d’entrées et de plats de résistance et de fromages ! ça commence à me gonfler là !
Et il n’y a pas que Christopher, qui se rêve scénariste auréolé de gloire, qui martèle ce genre de réflexions dégoutées. Le fils, Antony Soprano, traversé de questionnements adolescents, pose aux invités gloutons d’un déjeuner une assertion déconcertante :
Aussi étonnant que cela puisse paraître, la bouffe ne résout pas tous les problèmes.
Seuls les personnages romantiques semblent donc aller à contre-courant de ce raz-de-marée, sans pouvoir toujours y résister. Cette conscience du trop-plein nous dit clairement que, derrière ces gueuletons, sourd une dimension psychologique souterraine, exprimant la plupart du temps les sentiments et les pulsions de personnages caractérisés par la démesure.
La nourriture comme cristallisation des pulsions
Il y a une insistance nette sur la valeur sentimentale de certains aliments dans la série. Pris dans un processus d’humanisation de l’objet qui va de pair avec un processus de réification de l’humain, les aliments deviennent le réceptacle des tourments de la psyché. Ils servent alors à cristalliser certains sentiments inhibés ou refoulés.
L’un des exemples les plus significatifs pour expliquer ce procédé est celui du plat de pâtes de Karen, la femme défunte de Bobby Baccalieri. Celle-ci, avant de succomber à un accident de route, avait préparé un plat de zitti qu’elle avait mis dans le frigo. Après son décès, Bobby Baccalieri entre dans une profonde dépression, qui a pour effet d’attendrir Janice, et de la rapprocher de lui. La sœur turbulente et arriviste de Tony se met alors à lui faire la cuisine et à s’occuper de ses deux enfants, dans le dessein de prendre la place de sa femme trépassée, et éventuellement de se marier avec lui, la situation matérielle de Bobby étant susceptible de s’améliorer s’il arrivait à grimper les échelons et – pourquoi pas ? – à concurrencer Tony. Et lorsqu’un soir, elle sort le plat en question pour le servir en guise de repas, Bobby refuse de le consommer car il s’agit, selon lui, d’un souvenir précieux hérité de sa bien-aimée, qu’il est hors de question de dilapider aussi trivialement :
Bobby : C’est Karen qui les a faits. C’est le derniers zitti qu’elle m’a préparé avant de mourir.
Plus tard, lorsque Bobby commence à guérir de sa dépression, Janice lui propose une nouvelle fois de déguster le plat. On comprend bien qu’il s’agit là d’un test destiné à savoir s’il est finalement arrivé à oublier son chagrin – et par extension sa femme défunte. Bobby, toujours rétif à cette idée, rétorque qu’il « n’est pas encore prêt à les manger »[2]. Son chagrin le conduira d’ailleurs jusqu’à aller poser un gâteau sur la tombe de Karen, le jour de son anniversaire, scellant ainsi par une gourmandise son amour éternel pour l’esprit de la défunte.
Cependant, quelques jours plus tard, les blessures psychologiques liées au deuil n’étant pas indélébiles, Bobby accepte de manger ce plat nodal, sous l’insistance de Janice. De la sorte, il signifie implicitement à celle-ci qu’il n’est plus aussi ravagé par la mort de sa femme, et qu’il est prêt à la remplacer maintenant qu’il est sorti de ses tourments. S’ensuit alors une scène où ils dégustent ensemble les pâtes, mettant fin au deuil et marquant leur union amoureuse par des regards tendres et… la lente dégustation de la cuisine de Karen.
Ce processus s’analyse comme une sorte de rite anthropologique, l’homme étant un être déséquilibré, à la nutrition compulsive, projetant ses sentiments chaotiques sur des objets triviaux.
Le ventre, organe malade
En contrepartie de l’obésité, il y a quelque chose de mortifère qui se dégage constamment du ventre dans Les Soprano, comme si cette partie du corps était constamment asphyxiée par un monde par trop vénéneux. Lorsque Christopher et Tony ont sombré dans le coma après avoir été blessés par balle, c’est leur ventre qui en pâtit gravement. Christopher subit une opération de la rate, tandis que Tony, le pancréas perforé par une balle, exhibe une plaie béante assez spectaculaire, rappelant le gore existentiel d’un David Cronenberg. Au cinquième épisode de la sixième saison, Tony, en convalescence après que les médecins ont recousu la plaie béante de son ventre, veut imposer son leadership à ses hommes, qui ont commencé à discerner sa faiblesse à la suite à son coma. Sentant que ses hommes le voient d’un autre œil après son hospitalisation, il se rue sur l’un d’entre eux et le tabasse gratuitement, puis s’empresse de se réfugier dans les toilettes, où il vomira du sang en abondance. Le circuit mental qui l’avait conduit à ouvrir la porte de cette démesure arrogante contre l’un de ses hommes en le rossant n’a pu être parcouru sans que son ventre en pâtisse.
Adriana La Cerva, acculée à devenir indicatrice du FBI, est angoissée par le fait qu’un étau se resserre sur elle : d’un côté les enquêteurs du FBI, investissant beaucoup d’argent dans la lutte contre la mafia, la harcèlent obstinément pour qu’elle lui livre des informations rentables qu’elle n’a pas. De l’autre côté, son compagnon, le soldat de la mafia Christopher Moltisanti, amoureux violent et possessif, obsédé par le désir de grimper les échelons. À partir de ce point de non-retour oppressant, où rien ne peut plus être révocable, elle est sans cesse prise de diarrhées et de nausées. Au deuxième épisode de la cinquième saison, une scène d’un réalisme cru qui témoigne de la volonté des scénaristes de surligner son écrasement, la montre soudain vomir sur les agents du FBI qui la faisaient chanter dans le dessein de la forcer à coopérer avec eux. Elle trouve ensuite refuge dans les toilettes des locaux du FBI, en attendant qu’on lui appelle un avocat, pendant qu’un agent la somme de sortir.
Mais dans un effet de contamination généralisée, les agents du FBI, eux-mêmes, ne seront pas épargnés. Le personnage de l’agent Dwight Harris confie à Tony que lors de son séjour de lutte antiterroriste au Pakistan il a contracté un virus intestinal, qui lui a fait perdre l’appétit. Son malaise a en fait commencé à partir des attentats du 11 septembre 2001. Bourreau quand il s’agissait de faire chanter Adriana, il devient après le 11 septembre une victime dolente et pâle qu’on voit vomir dans la scène d’ouverture de la sixième saison, au milieu d’une conversation anodine avec son coéquipier.
Manger l’autre
Il arrive que la nutrition dans Les Soprano soit une façon détournée de dévorer la personne avec laquelle on converse, une manière de phagocyter symboliquement l’ami qu’on veut domestiquer ou l’ennemi qu’on veut intimider. Les négociations professionnelles, les conflits familiaux et les scènes de ménage se font autour d’un bon plat qu’on déguste avec volupté, pour sublimer « son envie de bouffer quelqu’un », comme le proclame l’expression familière.
En ce sens, Tony Soprano est un dévoreur invétéré qui nous est montré comme une machine à mâcher, à mastiquer et à avaler, mettant toujours au centre des scènes sa connexion égoïste avec la nourriture [3]. Conséquemment à cette démesure, des références sarcastiques à son poids reviennent constamment : un personnage tel que Richie Aprile, dans le troisième épisode de la deuxième saison, n’hésite pas à le traiter de « gros bébé joufflu ». Et lorsque Tony Blundetto et Chris Moltisanti creusent la nuit pour déterrer un cadavre, ils ne trouvent pas mieux que de se moquer du poids de Tony pour détendre une atmosphère lugubre (vidéo ci-dessus) [4] :
Tony Blundetto : On ne peut quand même pas faire des trous partout.
Chris : Tu sais ce que Tony nous a dit.
Tony Blundetto : Il a qu’à venir le creuser lui-même.
Chris : Oui, c’est ça ! Il ferait une crise cardiaque au premier coup de pelle !
Tony Blundetto : Ah ouais, t’as raison. Dans le corps humain, il y a quatre vingt-six pour cent d’eau. Dans le sien, il y a soixante-quinze pour cent de mozzarella alors t’imagines ! Un jour on lui a parlé de choucroute volante. Bah le lendemain, il cherchait à se faire engager par les forces aériennes.
Même un chirurgien en plein travail ne manquera pas d’ironiser sur l’obésité de Tony, lorsqu’il l’opère après sa sortie du coma [5]:
J’ai retrouvé le trésor d’Al Capone !
Le rapport qu’entretient Tony avec Ralph Cifaretto est assez révélateur de la dimension vampirique qu’on lui reproche. Ce personnage intervient à la quatrième saison et disparait à la cinquième, battu à mort et découpé en morceaux par Tony (aidé par Christopher). Cette conclusion est le résultat d’une concurrence acharnée entre eux, qui va s’amplifier à cause de plusieurs facteurs d’ordre économique (Ralph empiète régulièrement sur le territoire géographique de Tony) et sexuel (Ralph vivra une aventure avec Janice, la sœur de Tony, et pour se venger de cet affront, ce dernier lui vole sa petite amie). Lorsque Tony veut entendre les excuses de Ralph à propos d’un affront, il l’humilie sans pitié au cours d’une cérémonie de domination dans le Vesuvio, en pleine ripaille [6]. Dans un restaurant vide, Ralph, après avoir été fouillé par les hommes de Tony et attendu longuement que Tony daigne le regarder, exprime ses plates excuses dans une tirade piteuse [7]. À la fin de cette réplique, Tony reste la tête plongée dans son plat de pâtes, avant de répondre, « Autre chose ? ». Par cette question lui signifiant qu’il peut disposer, Tony achève son ennemi, non content de l’avoir humilié à la faveur d’un silence dédaigneux.
Il est évident qu’un désir de dominer son interlocuteur semble motiver Tony à chaque fois qu’il mange dans un restaurant, comme s’il était attisé par une flamme vengeresse imparable. Dans le sixième épisode de la cinquième saison, Tony, déjeunant au Vesuvio, est rejoint par son cousin Antony Blundetto. Dans les épisodes précédents, nous avions appris que ce dernier avait été libéré de prison, où il avait été incarcéré durant dix-sept ans pour un braquage qu’il aurait du commettre en duo avec Tony, avant qu’un contretemps n’empêche Tony de le rejoindre. A sa sortie de prison, il avait décliné l’offre de Tony de travailler avec lui, arguant qu’il voulait ouvrir un centre de massage pour devenir « clean » en somme. Seulement son projet a capoté après une altercation avec la personne qui devait financer son projet de salle de massage. Il revient donc dans cette scène vers Tony pour lui demander de lui trouver un travail, après avoir gâché la seule chance qu’il avait de vivre légalement :
Tony Blundetto : Bon, tu te souviens, tu m’avais proposé un boulot dans les airbags.
Tony : Il y a un problème avec ton salon de massage ? C’est difficile de faire du business en dehors de la famille.
Un fondu au noir annonce la fin de l’épisode, tandis que Tony fixe son cousin en mangeant, avec une moue goguenarde, comme s’il célébrait sa victoire devant ce récalcitrant qui a osé refuser ses services.
L’injonction de se soumettre exercée par Tony sur ses subalternes se fait plus brutale dans le premier épisode de la deuxième saison. Ce dernier, exaspéré par les jérémiades de Patsy Parisi [8], l’invite à avouer qu’il a fait le deuil de son frère, non pas en lui présentant ses excuses, mais en le menaçant de l’éliminer s’il refuse d’obtempérer. Et lorsque Patsy Parisi finit par céder à cette injonction inquiétante, Tony s’exclame :
Je vais me taper un café et un beignet, tiens !
L’œuvre obèse
Tout se passe comme si ces personnages confrontés à l’abondance des marques, des plats, des centres commerciaux, incapables de trouver une voie spirituelle à leurs drames intérieurs, compensaient leurs frustrations par une liste exponentielle d’achats dans un univers où les objets « donnent l’impression d’une végétation proliférante et d’une jungle »[9]. L’ultime voie de salut devient le produit manufacturé. Les Soprano, avec ses personnages gloutons, esquisse en fait une image assez fidèle des conséquences de l’abondance et de la profusion de la marchandise, trait descriptif le plus frappant de la société occidentale moderne, selon Jean Baudrillard dans La Société de consommation :
Les grands magasins avec leur luxuriance de conserve, de vêtements, de biens alimentaires et de confection, sont comme le paysage primaire et le lieu géométrique de l’abondance. Mais toutes les rues, avec leurs vitrines encombrées, ruisselantes (le bien le moins rare étant la lumière, sans qui la marchandise ne serait que ce qu’elle est), leurs étalages de charcuterie, toute la fête alimentaire et vestimentaire qu’elles mettent en scène, toutes stimulent la salivation féerique [10].
Cependant le procédé n’est pas nouveau. Plusieurs films américains ont en effet pioché dans les écrits de Baudrillard, comme le montre Jean-Baptiste Thoret dans une conférence intitulée « À quoi pense le cinéma américain lorsqu’il rêve de Jean Baudrillard ? »[11], où il tient la trilogie Matrix (Les Wachowski, 1999-2003) pour l’œuvre « baudrillardienne » la plus connue du grand public [12]. Si l’aspect « baudrillardien » des Soprano est important dans la mesure où la série arrive à enregistrer cette abondance dans ses enchevêtrements les plus complexes (marchandisation du corps, violence éruptive, recrudescence de la dépendance), il faut aller plus loin que l’analyse du message politique explicite. Herbert Marcuse considère que :
Plus une œuvre est immédiatement politique, plus elle perd son pouvoir de décentrement et la radicalité, la transcendance de ses objectifs de changement. En ce sens il se peut qu’il y ait plus de potentiel subversif dans la poésie de Baudelaire et de Rimbaud que dans les pièces didactiques de Brecht [13].
On rencontre en fait l’obésité à deux niveaux : celui de la représentation, et celui des conditions de production de l’œuvre comme nous allons le voir.
Pour aborder cette deuxième strate, il faut d’abord rappeler que le sens du terme obèse, tel qu’il est développé par le Trésor de la langue française est « qui a un embonpoint excessif, qui est anormalement gros ». Dans ce terme, il y a l’idée d’un poids « excessif », « anormal », une disposition morphologique qui tend vers une dimension contre nature, causée par la maladie, ou bien par la surconsommation. Ce sens nous aiguille vers cette tendance commerciale inflationniste encline à l’entropie qui caractérise les productions audiovisuelles, pointée du doigt depuis l’avènement du cinématographe par une myriade d’intellectuels. Le septième art fut en effet le premier à s’engouffrer dans cette tendance, après s’être copieusement nourri de la littérature, chose qui lui avait valu par exemple d’être fustigé par un Isidore Isou [14]. Dans son film manifeste de 1951, Traité de bave et d’éternité, cet écrivain appartenant au mouvement lettriste annonciateur du situationnisme, emploie le terme « obèse » pour décrire l’industrie du cinéma. Dénonçant la production cinématographique et s’adressant à des récepteurs « dégoutés des mêmes histoires d’amour, des gangsters et du néo-réalisme que le cinéma vous sert depuis ses origines jusqu’à ce jour », Isidore Isou accuse le cinéma d’être « trop riche », et d’avoir atteint un point critique à force d’étendre fastueusement :
Il est obèse. Il a atteint ses limites, son maximum. Sous le coup d’une congestion, ce porc rempli de graisse se déchirera en milliers morceaux [15].
Nonobstant le ton imprécatoire de cette déclaration, c’est l’association entre « richesse » matérielle et « obésité » qui m’intéresse ici, dans la mesure où elle exprime le côté opulent et non moins problématique de la production de l’image du XXe siècle.
Plus fondamentalement, il convient de se référer ici à Gilles Lipovetsky et Jean Serroy, si l’on veut avoir des éléments de réponse sur le stade « obèse » de l’art, auquel appartient irrémédiablement Les Soprano, celui de « l’hypermodernité » exponentielle. Après avoir exposé l’ancrage religieux et rituel de la représentation artistique dans ses premiers temps (pendant la Préhistoire et l’Antiquité), les deux auteurs en arrivent à analyser la « dynamique d’hyperbolisation », qui fait entrer la modernité, portée par son art majeur, le cinéma, dans « une esthétique de l’excès » :
De même que la société hypermoderne se signale par une prolifération de phénomènes hyperboliques (boursiers et numériques, urbains et artistiques, biotechnologiques et consommationistes), de même l’hypercinéma se caractérise par une fuite en avant surmultipliée, une escalade de tous les éléments qui composent son univers.
Dans le foisonnement de cette « hypermodernité », la multiplication déconcertante des écrans à l’ère des smartphones ne cache pas une certitude : le cinéma n’est jamais mort, et « l’image-excès » qu’il développe grâce aux nouvelles technologies est plus que jamais active dans les autres sphères médiatiques comme la télévision [16]:
Est-il d’ailleurs encore justifié de tracer une nette frontière entre film de cinéma et films de télévision, quand nombre de films de cinéma sont structurés par une esthétique télévisuelle et que certains téléfilms sont réalisés par des metteurs en scène de cinéma avec des acteurs et, parfois même, des budgets équivalents à ceux du cinéma ? [17]
Les Soprano est dans la continuité de cet « hypercinéma », en vertu de « la place que celui-ci réserve à toutes les formes d’excroissance, de montée au extrêmes, d’exacerbations corporelles, sexuelles et pathologiques » [18]. Lorsque les auteurs énumèrent les composantes de cet univers protubérant, « serial killers, obésité et addictions, junkies, sports extrêmes, porno, personnages extraterrestres, phénomènes paranormaux, superhéros, corps synthétisés et resynthétisés » [19], nous reconnaissons d’une côté l’univers boulimique des Soprano et d’un autre, celui de plusieurs séries qui vont venir dans son sillage, telles que Dexter (Showtime, 2006-13), The Leftovers (HBO, 2014-), ou bien Westworld (HBO, 2016- ).
De là, une explication plausible de cette focalisation sur les corps obèses et les comportements nutritifs boulimiques : cette obsession vient des données structurelles inhérentes à sa production. Série feuilletonnante cardinale dans l’histoire des séries, Les Soprano fut comparé à des œuvres appartenant au genre romanesque. Ses deux premières saisons furent projetées et célébrées par le MoMA (The Museum of Modern Art, New York) en février 2001, entrant ainsi dans le panthéon des œuvres d’art de cette institution. Au vu des 71 heures de durée de cette série, peut-on considérer que Les Soprano soit un énorme film, un très long métrage aussi obèse que ses protagonistes ?
Lipovesky et Serroy remarquent que la durée moyenne des films s’est considérablement étendue au cours de l’histoire du cinéma :
… La tendance est dorénavant au toujours plus long, sans que cela soit généralement justifié par des raisons dramatiques. La longueur moyenne des films est progressivement passée de 1 heure 40, puis à 1 heure 50 et frôle dorénavant les 2 heures. Et, naturellement, côté superproduction, il n’y a plus de grand spectacle à moins de trois heures. Le Titanic coule en 3 heures 10 et King Kong, toujours aussi gros, devient, au fil des versions, de plus en plus long : 1 heure 40 en 1933, chez Merian C. Cooper et Ernest B. Schoedsack, 2 heures 14 en 1976, chez John Guillermin, 3 heures en 2005, chez Peter Jackson [20].
Il n’est pas interdit de considérer que l’adoubement artistique des Soprano en 2001 annonçait un devenir plus long du cinéma, un stade où les films, en se transformant en série télévisée, atteignaient le stade ultime de l’étirement.
Voir aussi d’Aymen Gharbi : https://industrie-culturelle.fr/industrie-culturelle/piscine-les-soprano-aymen-gharbi/
Notes
[1] Gilles Lipovetsky et Jean Serroy, L’écran global. Culture-média et cinéma à l’âge hypermoderne, Coll. La couleur des idées, Seuil, 2007. [2] Saison 4, épisode 5 (4:05).[3] Ce rapport à la nourriture et à l’autre est généré par un traumatisme originel remontant son enfance où il avait vu son père couper les doigts d’un boucher. Dans le troisième épisode de la deuxième saison, Tony se souvient de ce traumatisme en mangeant du jambon, référence intertextuelle parodique à Marcel, le personnage principal d’A la recherche du temps perdu.
[4] 5:09. [5] 6:04.[6] C’est le nom d’un restaurant où les membres de la mafia se réunissent. Le restaurant est sans nul doute un topos important dans l’œuvre, une sorte de station d’approvisionnement épicurienne où les personnages vont ponctuellement pomper leur énergie, afin de pouvoir arriver à affronter les difficultés avilissantes de la vie.
[7] 3:08. [8] Tony a commandité l’assassinat de son frère jumeau, Phil Parisi, parce que celui-ci ironisait dans son dos sur ses errances psychanalytiques. [9] Jean Baudrillard, La Société de consommation, Denoël, 1970, Folio Gallimard, 1986, p. 18. [10] Jean Baudrillard, ibid, p.19[11] Jean-Baptiste Thoret, « À quoi pense le cinéma américain lorsqu’il rêve de Jean Baudrillard ? », 30 avril 2010, Forum de l’image, https://www.forumdesimages.fr/les-programmes/toutes-les-rencontres/a-quoi-pense-le-cinema-americain-lorsquil-reve-de-jean-baudrillard
[12] L’historien des idées François Cusset évoque, lui aussi, l’influence de Baudrillard sur le cinéma de science-fiction dans son ouvrage French Theory, La Découverte, 2003. [13] Herbert Marcuse, La dimension esthétique, Seuil, 1979, p. 12.[14] « Nombreuses, dès les années dix, sont les adaptations de romans anglais du XIXe siècle, donnant à penser que le cinéma vise le même public que ces romans et qu’il tend à prendre la place que ceux-ci occupaient au siècle précédent », Jean-Loup Bourget, Hollywood, la norme et la marge, Armand Colin, 2005, p. 226.
[15] Isidore Isou, Traité de bave et d’éternité (film), 1951. [16] Gilles Lipovetsky et Jean Serroy, op. cit., p. 77. [17] ibid., p. 11. [18] ibid. [19] ibid., p. 77-78. [20] Gilles Lipovetsky et Jean Serroy, op. cit., p.
GHARBI Aymen, « « Les Soprano », une œuvre obèse – Aymen GHARBI », Articles [En ligne], Web-revue des industries culturelles et numériques, 2017, mis en ligne le 1er octobre 2017. URL : https://industrie-culturelle.fr/industrie-culturelle/soprano-oeuvre-obese-aymen-gharbi
Doctorant à l’université Paris Ouest Nanterre sous la direction de David Buxton.