Cet article fut publié dans sublation magazine, nouvelle revue américaine privilégiant de courtes pièces polémiques de facture radicale, le 22 août 2022. L’original (en anglais) se trouve ici (David Buxton).
En août 1969, Woodstock avait défini la révolte et la contreculture pour la génération baby-boomer, image immortalisée par le film de l’évènement sorti en 1970. Environ 450 000 jeunes entichés de paix et d’amour, portant des chemises tie-dye et des fleurs dans les cheveux, se sont rassemblés dans une ferme laitière à Bethel (État de New York) pour écouter une brochette d’artistes allant de Janis Joplin à Jimi Hendrix. On prêtait à ces jeunes le désir de vivre dans un monde qui rompait avec le conservatisme rassis de leurs parents. Ainsi va la mythologie issue du festival ; la foule à Bethel est censée avoir rejeté en bloc le consumérisme, le militarisme, et les mœurs sexuelles réactionnaires.
Cette image s’est perpétuée dans les médias. Les exemples les plus récents sont Music Box : Woodstock ’99 : Peace, Love and Rage (HBO) et Trainwreck : Woodstock ’99 (Netflix). Les deux documentaires se penchent sur le festival qui a marqué le trentième anniversaire de l’original iconique. Ils avancent un argument similaire, contrastant l’ambiance « paix et amour » de l’original avec la rage toxique qui a caractérisé l’édition de 1999, un évènement qui a sombré dans le chaos. Ce faisant, ils maintiennent en vie la mythologie de la contreculture, obscurcissant l’histoire réelle de la marque Woodstock.
Une mauvaise affaire
En dehors de son impact culturel, le Woodstock original de 1969 fut, à bien d’égards, un désastre, gâché par une série de problèmes techniques et logistiques, et par trois morts. Les organisateurs n’ont pas récupéré leur investissement, car la plupart des festivaliers n’avaient pas acheté leur billet. La perte financière, estimée à deux millions de dollars, fut aggravée par d’innombrables actions en justice. La culture populaire américaine, cependant, a bien imprimé l’évènement. Vingt-cinq années après, les créateurs du festival ont essayé de profiter de la nostalgie résurgente pour des années 1960 en organisant Woodstock ’94.
La nouvelle édition a rendu hommage à l’original, avec un mélange de vedettes à l’affiche en 1969 et de nouveaux artistes punk et grunge du moment. Mais des problèmes logistiques se sont présentés encore une fois. Comme en 1969, un trou dans l’enclosure a rendu le spectacle gratuit pour la majorité de l’audience. Environ 350 000 personnes sont venues, alors que seulement 164 000 billets avaient été vendus (1). Cette surpopulation a créé une myriade de problèmes : introduction de l’alimentation et des boissons de l’extérieur, allées et venues des festivaliers, et gestion des sanitaires. Sans parler du coût humain. Bien qu’il n’y ait eu que deux morts rapportés, des milliers de personnes ont reçu des soins médicaux, et 800 ont dû été hospitalisés. Les promoteurs avaient encore perdu plusieurs millions de dollars. Mais en dépit de tout cela, la marque est restée solidement implantée comme symbole de paix et d’amour. Le film documentaire sur Woodstock ’69, primé aux Oscars, avait contribué à cimenter le récit d’une victoire de la contreculture et de sa musique. Nonobstant l’échec financier des deux festivals Woodstock, le trentième anniversaire en 1999 s’est présenté comme une nouvelle occasion pour en profiter.
Les deux documentaires sur Woodstock ’99 et sur son émeute notoire dressent le portrait d’une rencontre entre le nihilisme de Génération X (nés entre 1961 et 1981) et la cupidité arrogante des boomers (nés entre 1943 et 1960). On présente d’une manière quasi spirituelle l’émeute comme le fait d’une génération perdue d’hommes blancs arrogants en colère. Il y avait soi-disant un élément dans la musique qui parlait à l’anxiété périurbaine réprimée qui demandait « quelque chose à casser, sinon on va casser ta putain de tête ». Tout était en place pour un weekend turbulent dans un endroit isolé, humide, en pleine canicule.
Les problèmes des éditions précédentes provenaient des infrastructures défaillantes, et non de la programmation musicale ou de la communication. Iconique, la marque Woodstock n’était pas pour autant profitable. Les organisateurs ont choisi donc de situer l’évènement dans une base de l’armée de l’air désaffectée à Rome (État de New York), arrière-plan de sinistre présage pour un festival « paix et amour ». On croyait que ce site, équipé d’une infrastructure adaptée, d’eau potable, d’électricité, un camping et même un parking, pouvait résoudre les problèmes logistiques qui avaient grevé les éditions de 1969 et de 1994. Mais il y avait aussi un côté prison, en conformité avec l’aspect commercial des festivals de musique. Le but implicite était d’enfermer une foule très dense dans un lieu isolé pendant trois jours et de la pousser à dépenser de l’argent de façon continue sans possibilité de s’échapper. À cet égard, le choix d’une base militaire, bien encerclée par une clôture périphérique, était finalement apte.
La programmation de 1999 fut dominée par un genre agressif appelé « Nu Metal », promu comme antidote aux sonorités saccharinées de la musique commerciale, et aux artistes traditionnels du country et du rock. Le Nu Metal était certes populaire à la fin des années 1990, mais il était loin d’être hégémonique. En 1999, l’album de Carlos Santana, vétéran latino de Woodstock ’69, a figuré parmi les meilleures ventes de l’année, tandis que celui du chanteur country Johnny Cash s’est vendu à plusieurs millions d’exemplaires ; le hip-hop dominait les charts. Mais ces genres ne s’accordaient pas avec la marque Woodstock.
Pourquoi la programmation de Woodstock ’99 n’était-elle pas plus éclectique, en incluant davantage de rock classique, ou quelques boy bands si populaires à l’époque ? D’abord, les boy bands n’attiraient pas les buveurs de bière. Pour être rentable, un festival doit aussi vendre de la nourriture, des boissons et des marchandises diverses (tee-shirts, etc.). Il existe des façons d’extraire de l’argent des filles de quatorze ans (ou plutôt de leurs parents), mais un festival de trois jours imbibés d’alcool n’en fait pas partie. Le chemin de la profitabilité qui avait échappé aux organisateurs de Woodstock jusqu’alors devrait se trouver du côté des hommes blancs périurbains et de leur musique, le Nu Metal.
« Métal troglodyte » et cupidité
Pour les documentaristes, la violence à Woodstock ’99 provenait d’une combinaison de la musique Nü Metal, des hommes blancs périurbains, de la canicule et de la sécurité laxiste. On a condamné les groupes Korn et Limp Bizkit pour avoir attisé la foule dans un état de frénésie. Mais était-ce vraiment la faute du « métal troglodyte », comme l’a qualifié le musicien d’electronica Moby dans le documentaire de HBO ? Korn et Limp Bizkit avaient déjà été à l’affiche de nombreux festivals comme Ozzfest et de la tournée Family Values. Leur musique a beau correspondre à une culture d’étudiants gros buveurs, mais ils ont joué partout (y compris en dehors des États-Unis) sans provoquer le moindre mouvement de foule.
En fait, c’est la chanson Fuck You, I won’t do what you tell me de Rage Against the Machine qui était citée par les émeutiers quand ils ont brulé les stands de marchandises lors du dernier jour du festival. Quand plusieurs incendies se sont déclarés pendant le concert de clôture des Red Hot Chili Peppers, le spectacle a dû être temporairement arrêté (2). Avant le retour sur scène du groupe, les organisateurs lui ont demandé d’essayer de calmer la foule devenue sauvage. Le chanteur Anthony Kiedis a décidé que c’était le moment opportun de rendre hommage à Jimi Hendrix avec le morceau Fire. Ce choix peut sembler irresponsable, mais les Chili Peppers n’ont jamais été mis dans le même panier que les artistes Nu Metal.
La raison pour cela relève en grande partie du snobisme musical. On a vu la musique alternative de la première moitié des années 1990 (incluant des groupes comme les Red Hot Chili Peppers et le pseudo-genre qu’était le grunge) comme un renouveau de l’importance de la musique rock. Pour la presse musicale, ces groupes représentaient une reprise de la révolte incarnée par le rock des années 1960. Dans ce sens, pour l’establishment musical, Woodstock ’94, avec son mélange de grunge et de rock classique, était une sorte d’évolution organique de l’original. Par contraste, l’appropriation des styles hip-hop par le Nu Metal, exemplifiée par la mode wigger et les distorsions sonores, était perçue, dans une forme de condescendance métropolitaine, non seulement comme une rupture, mais comme une dégradation. À la différence des groupes de rock indépendant, pour la plupart issus des centres culturels importants comme Los Angeles, San Francisco et Seattle, le Nu Metal était provincial : Slipknot venait de Des Moines (Iowa), Korn de Bakersfield (Californie), et Limp Bizkit de Jacksonville (Floride).
Les documentaristes pointent aussi la cupidité des organisateurs. Les budgets pour la sécurité, les sanitaires et l’eau potable avaient été radicalement réduits, et au troisième jour, les stocks de nourriture et d’eau se trouvaient sur le point de rupture. Par conséquent, les revendeurs qui en avaient acheté en gros au début du festival pouvaient demander des prix astronomiques (3). Les sanitaires débordés, l’alimentation et l’eau hors de prix et les ordures entassées partout ont nourri une frustration qui s’est transformée en émeute. Une telle explication me semble plus plausible que celle qui en rend responsable la musique elle-même.
De plus, cette dernière explication ignore une histoire commune aux trois éditions de Woodstock d’organisation indigente, d’échec logistique, et de troubles. Trainwreck, par exemple, souligne les dégâts matériels causés par les émeutiers de 1999. Mais la situation en 1969 était-elle vraiment meilleure ? Le festival original fut suivi par un nettoyage du site qui a pris une bonne semaine ; des fermes et des commerces voisins lancèrent des actions civiles demandant compensation. Pourquoi ne pas avoir critiqué Jimi Hendrix et son ode dissonant à la contreculture pour les ordures jonchant les champs à perte de vue ? Les deux documentaires oublient que la culture hippie était aussi autocentrée à sa manière.
En réalité, malgré la tentative des documentaristes d’épingler Woodstock ’99 comme une rupture avec l’esprit du festival de 1969, il fut plutôt dans la continuité de celui-ci. Il n’a jamais été question de défier le système. Le festival original voulait être une rampe de lancement pour la construction d’un studio d’enregistrement dans les environs. Loin d’être des idéalistes, Joel Rosenman et John Roberts, les financiers derrière l’opération, étaient des capital-risqueurs en herbe, et les promoteurs Michael Lang et Artie Kornfield, qui se présentaient comme des hippies, étaient déjà insérés dans l’industrie de la musique (4).
Woodstock a toujours été une opération commerciale. Mais alors que les promoteurs voyaient juste pour le marketing, ils n’ont pas réussi à convertir ce succès en profits monétaires. Cela dit, l’évènement original avait aussi de la chance : eût-il lieu dans l’ère d’Internet et des phones-caméras, le changement du site au dernier moment, le manque de financements, l’infrastructure déficiente et la logistique indigente l’auraient fait ressembler davantage au désastreux festival Fyre de 2017 qu’au marqueur culturel retenu par l’histoire. Ironiquement, quatre mois après Woodstock ’69, le promoteur Michael Lang fut impliqué dans l’organisation du festival Altamont de sinistre mémoire.
De Woodstock à Coachella
La thèse implicite des deux documentaires est que Woodstock ’69 avait quelque chose de transcendant, souillé ultérieurement par la dégénérescence culturelle et par la commercialisation grossière. Pourtant, le festival original cherchait lui aussi à profiter de la « révolte » incarnée dans la musique populaire. Malheureusement pour ses promoteurs, il fut un désastre financier, mitigé par un héritage familial et par le succès commercial du film. Il a fallu onze ans pour récupérer l’investissement initial.
En dépit de son statut légendaire, la pertinence de Woodstock aujourd’hui est de plus en plus limitée à une démographie gériatrique, d’où l’échec de la tentative de faire revivre la marque pour le cinquantième anniversaire en 2019. Officiellement, l’annulation du festival projeté a été expliquée par des problèmes d’organisation et du désistement de certains artistes, mais les préventes avaient été faibles. La distance historique nous aide à mieux saisir le legs réel de Woodstock, non comme un tournant culturel, mais comme un prototype pour les festivals iconiques (et profitables) d’aujourd’hui. La meilleure illustration de cela est Coachella, festival qui s’inspire du modèle Woodstock. La première édition eut lieu en 1999, quelques mois après les déboires de Woodstock ’99. En évitant les erreurs de celui-ci, particulièrement à l’égard de la logistique, Coachella a bonifié les rêves des promoteurs du Woodstock original. Des milliers de jeunes sont enfermés dans un pays de merveilles pendant 24 heures, un espace musical agrémenté de salons de beauté, de salons de barbiers, de séances de yoga matinal, de zones d’hospitalité payantes (VIP zones), de disquaires, de stands de marchandises, et de bars.
Les deux documentaires en question sont finalement des contes de fées réactionnaires et nostalgiques, faisant le deuil d’une contreculture altruiste qui n’a jamais existé. Ils passent complètement à côté d’une histoire plus intéressante et plus instructive : le rôle joué par Woodstock dans la transformation de la « contreculture » en business rentable, et la façon dont il a fourni un modèle d’entreprise capitaliste sous forme de festival, modèle qui n’est plus seulement américain, mais mondial.
Notes :
1. Au festival original de 1969, 186 000 billets furent vendus alors que la foule fut estimée à environ 450 000 (NdT).
1. La distribution de 100 000 bougies pour finir le festival sur une note « paix et amour » par l’un des organisateurs Michael Lang (à l’insu de son partenaire), geste pathétique pour sauver les apparences, n’a décidément pas arrangé la situation (NdT).
2. Allant jusque 12 dollars pour une petite bouteille d’eau (NdT).
4. Lang avait déjà organisé le Miami Pop Festival (25 000 personnes), alors que Kornfield était vice-président de Capitol Records (NdT).
Jason Myles est guitariste et chanteur dans le groupe Bitterlake, et coanimateur du podcast This is Revolution. Il vit à Oakland (Californie).
MYLES Jason, «Se souvenir de Woodstock 1999 – Jason MYLES», Articles [En ligne], Web-revue des industries culturelles et numériques, 2022, mis en ligne le 1er octobre 2022. URL : https://industrie-culturelle.fr/industrie-culturelle/se-souvenir-de-woodstock-1999-jason-myles/