L’hégémonisme des industriels de la culture musicale et du disque voudrait nous faire prendre cette pulsation idéologique, non pour ce qu’elle est : une valeur idéologique, mais pour une scansion naturelle de l’art. Or, ne faut-il voir dans cette rythmique esthétique et sociale qu’une naturalisation industrialisée ?
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Le terme de pulsation désigne, dans le domaine du rythme musical, l’accent intervenant de manière cyclique au début de chaque temps. La régularité de la pulsation garantit donc l’égalité des temps, et par conséquent, un certain tempo. Lorsqu’il s’agit de « la » pulsation, on désigne habituellement l’ensemble des battements d’un morceau ou d’un passage donné. Lorsqu’il s’agit d’« une » pulsation, on prend en considération le battement d’un temps particulier (Wikipédia). Des formes de pulsations insistantes sont liées à la question du jazz, et qui plus est à la descendance la plus populaire et la plus commerciale du jazz qui serait devenue une bande-son de nature pulsative entêtante dans les sociétés industrielles et dans le cadre d’un capitalisme avancé (spätkapitalismus). (Cf. mon article sur la Motown).
Contenu
Plaisir naturel ou plaisir naturalisé : la dimension idéologique
La notion de pulsation est au cœur de la définition du jazz et notamment le jazz populaire des origines (vs le free jazz, par exemple) dans l’introduction de Lucien Malson à son Histoire du jazz et de la musique afro-américaine :
… la mise en valeur du rythme par une qualité de vivante souplesse : le swing, de nature pulsative – organique et non mécanique -, phénomène de l’ordre de la durée et non de l’ordre du temps. (p. 15)
Les bacchanales, les saturnales jazzistes qu’évoquent et sollicitent le ahan frénétique d’un Rex Stewart à la fin de I Know That You Know, ou l’appel avide d’un Ray Charles à Newport, hurlant son I Got a Woman, réhabilitent la pulsion fondamentale qui est source de toute vie. En ce sens, le jazz est cri priapique ou, si l’on veut, révolte paganiste chez des hommes que n’embarrasse pas les tabous castrateurs. (p. 20)
Comme je l’ai écrit dans un article précédent, la notion de plaisir serait tout ou partie de la valeur d’usage du produit culturel. Or, le plaisir, s’il a jamais été naturel, en fait un plaisir naturalisé, est en tout cas devenu un enjeu idéologique autour d’une sorte de droit au plaisir lié à la jouissance matérielle d’un bien. Le plaisir immédiat fait donc partie de la valeur d’usage d’un bien culturel dans le cadre de l’administration et de l’industrialisation de l’imaginaire par les agents de la culture populaire industrialisée. Ainsi, dans Sur la musique populaire, p. 197, T.W. Adorno écrit-il :
Ils [les consommateurs populaires de divertissement] recherchent la nouveauté, mais dans la mesure où le travail va de pair avec la peine et l’ennui, ils cherchent à éviter tout effort pendant ce temps de loisirs qui leur offre pourtant la seule chance de faire de nouvelles expériences.
Adorno précise dans Société : intégration, désintégration — écrits sociologiques, « Thèses sur le besoin », p. 125 :
Le besoin est une catégorie sociale…
La distinction entre besoins superficiels et besoins profonds est une apparence socialement générée. Les besoins superficiels, comme on les appelle, reflètent le processus de travail qui fait des êtres humains des « appendices de la machine » et qui les contraint à se cantonner, en dehors du travail, à la reproduction de cette marchandise qu’est la force de travail.
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La critique adornienne de la vision de l’art par Marx
Pour Marx, art et idéologie sont étroitement liés.
La religion, la famille, l’État, le droit, la morale, la science, l’art, etc. ne sont que des modes particuliers de la production et tombent sous sa loi générale. L’abolition positive de la propriété privée, l’appropriation de la vie humaine, signifie donc la suppression positive de toute aliénation, par conséquent le retour de l’homme hors de la religion, de la famille, de l’État, etc. à son existence humaine, c’est-à-dire sociale (Manuscrits de 1844, p. 88).
Comme il existe une aliénation religieuse, il existe une aliénation artistique — donc idéologique — puisque, comme Marx et Engels l’écrivent dans L’Idéologie allemande, p. 36 :
Et si dans toute l’idéologie, les hommes et leurs rapports nous apparaissent placés la tête en bas comme dans une camera obscure [chambre noire], ce phénomène découle de leur processus de vie historique, absolument comme le renversement des objets sur la rétine découle de son processus de vie directement physique.
En avril 1970, Louis Althusser dans Idéologie et appareils idéologiques d’État (notes pour une recherche) reprend tout en s’en démarquant cette conception de l’idéologie, comme « système des idées, des représentations, qui domine l’esprit d’un homme ou d’un groupe social »
Mais il dégage, toujours dans le même texte, deux thèses :
La première complète la définition ci-dessus :
Thèse I : L’idéologie représente le rapport imaginaire des individus à leurs conditions d’existence. (p. 38)
Mais se démarque de Marx quand il précise :
Dans l’Idéologie allemande, cette formule figure dans un contexte franchement positiviste. L’idéologie y est conçue comme pure illusion, pur rêve, c’est à dire néant. Toute sa réalité est hors d’elle-même. L’idéologie est donc pensée comme une construction imaginaire dont le statut est exactement semblable au statut théorique du rêve chez les auteurs antérieurs à Freud. (p. 36)
D’où une seconde thèse qui étaye les préoccupations de notre propre article :
Thèse II : L’idéologie a une existence matérielle. (p. 41)
Et là encore Louis Althusser précise :
Dans tous les cas, l’idéologie reconnaît donc, malgré sa déformation imaginaire, que les « idées » d’un sujet humain existent dans ses actes, et si ce n’est pas le cas, elle lui prête d’autres idées correspondant aux actes (même pervers) qu’il accomplit. Cette idéologie parle des actes : nous parlerons d’actes insérés dans des pratiques. Et nous remarquerons que ces pratiques s’inscrivent, au sein de l’existence matérielle d’un appareil idéologique, fût-ce d’une toute petite partie de cet appareil : une petite messe dans une petite église, un enterrement, un petit match dans une société sportive, une journée de classe dans une école, une réunion ou un meeting d’un parti politique, etc. (p. 43-44).
Adorno s’en prend lui aussi à cette notion d’idéologie, comme réalité inversée, notamment quand elle est appliquée à l’art. L’art, du moins « l’art authentique » ne se réduit pas en une transposition esthétique, une transformation de cette réalité mythifiée, mais implique un véritable travail de formation, d’information, une altérité plus féconde en termes de connaissance que cette réalité, faux concept, vraie Arlésienne du sens commun. La recherche artistique crée des formes nouvelles opposées à la pseudo-évidence du statu quo en induisant leur propre niveau de différenciation critique. (cf. mon article dans la Web-revue). Quoi qu’il en soit, les œuvres d’art comme les produits culturels sont toujours à analyser dans un rapport — même complexifié — à la société dans laquelle ils s’inscrivent.
Pulsation idéologique : une proposition théorique
Ayant introduit cette notion croisant dimensions politique et esthétique au détour de mon livre Adorno et les industries culturelles (2010), j’ai voulu scander dans ce nouvel article l’intérêt, la place et la fonction de l’expression « pulsation idéologique » qui m’a été inspirée par une relecture du texte fondateur d’Adorno et Horkheimer :
En effet, Adorno et Horkheimer, dans le chapitre « Kulturindustrie » [La Production industrielle de biens culturels] de la Dialectique de la Raison, rappellent que :
Dans le capitalisme avancé (spätkapitalismus), l’amusement est le prolongement du travail. (p. 145)
et que
Le seul moyen de se soustraire à ce qui se passe à l’usine ou au bureau est de s’y adapter durant les heures de loisir. (p. 146)
Du rythme…
James Brown, Sex Machine, Rome, 24 avril 1971 (avec Bootsy Collins à la basse). L’acte de naissance du funk.
… à la boîte à rythme
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Psycho-socio-technique
Docteur en linguistique, Nathalie Dubleumortier, dans son livre Glossolalie, donne un exemple tout à fait pertinent à propos de l’improvisation vocale d’Ella Fitzgerald sur How high the moon, un « standard » de jazz américain composé en 1940 par Morgan Lewis pour la musique et Nancy Hamilton pour les paroles :
Nous avons parlé du battement du cœur maternel, mais il y a aussi cette pulsation par laquelle s’organise le discours musical, qui est le fondement même de la rythmicité musicale, et impose un cadre rythmique à l’improvisation vocale :
1. ou bi ou di ou di di bi ou di ou di ou di
2. ou di ou di//bi ou di di bi ou di ou di ou di
3. bou dou da da da bo bo dèr bou bou di ou di ou di di
4. bao bouï ba bo bio bèr béo ba ba bii
5. a o di do dè ba ba ba bi di diou diou diou di dou dou dou dou ba (p. 108)
Ella Fitzgerald How High is the moon.
Dans une section précédente, l’auteur avait fait référence à André Leroi-Gourhan (Le Geste et la parole) :
Le fait humain par excellence est peut-être moins la création de l’outil que la domestication du temps et de l’espace, c’est-à-dire la création d’un temps et d’un espace humains […] Cette domestication symbolique aboutit au passage de la rythmicité naturelle des saisons, des jours […] Le rythme des cadences et des intervalles régularisés se substitue à la rythmicité chaotique du monde naturel et devient l’élément principal de la socialisation humaine… (p. 115)
Psychologisation et socialisation se rejoignent comme les deux axes pertinents pour une étude sur les logiques des industries culturelles. J’émets l’hypothèse que ces deux axes, par extrapolation de la critique d’Adorno, sont innervés par un paradigme musical. En effet, si l’art authentique ne peut se satisfaire d’une simple prétention de réconciliation individuelle et sociale, l’étude de la psychosociotechnique, mise en œuvre dans les industries culturelles par le truchement de la musique, aide à élucider les processus d’industrialisation symboliques de la culture.
Quoi qu’il en soit, et dans le cadre précis du présent article, les effets de psychologisation et de socialisation de la musique s’éclairent un peu mieux par ce détour ethnographique qu’il convenait de recadrer en fonction de notre angle d’attaque. Ainsi se creuse l’écart entre des produits culturels qui, au mieux, divertissent en sublimant, accompagnant ainsi le récepteur/usager dans un double mouvement de psychologisation et de socialisation et la recherche artistique qui sème toujours le trouble dans l’ordre intérieur et social. Une telle dimension politique ne doit d’ailleurs jamais être occultée au profit de simples études de cas « empiriques » ou de discours d’expertise.
Mot, métaphore, notion, concept ?
Si la forme esthétique est du contenu sédimenté et si a fortiori, la forme esthétique est du contenu [social] sédimenté, alors l’expression « pulsation idéologique » propose d’allier deux termes qui relèveraient de deux champs théoriques : l’esthétique et le politique ; « pulsation » en musique, voire musicologie, et « idéologique » pour le champ social et politique…
Si l’on se place dans le cadre d’une Dialectique négative où les concepts sont aussi des provocations théoriques comme le fameux « art authentique » lancé à la face de tous les créatifs et de leurs mentors publicitaires qui voudraient compenser leur blessure narcissique par une posture archéo-romantique, alors « pulsation idéologique » se range dans la cohorte des concepts négatifs, critiques — mais tout à fait théoriques — à l’instar de certains concepts mathématiques comme le zéro, les imaginaires et les irrationnels transcendants, et pas comme une simple notion métaphorique. Je propose que « pulsation idéologique » rejoigne les alliances de mot dont Kulturindustrie est le modèle et dont nous traitons dans cette Web-revue.
Une bande-son idéologique
Au cours de ma relecture des textes d’Adorno, écrits en solo ou à deux mains, j’ai été confronté à la question transversale du son en général, et de la musique en particulier dans leur approche des industries culturelles. Au travers de mes articles précédents dans la Web-revue, j’ai montré combien Adorno a l’oreille si sensible à tout ce qui touche les produits culturels dans leur processus de marchandisation esthétique et économique.
C’est dans le prolongement de ce même mouvement théorique que s’intègre ma réflexion sur la musique populaire — sous ses avatars les plus commerciaux — dont le devenir marchandise passe par un moment esthétique où elle acquiert le statut de paradigme musical et formel des industries culturelles. Bref le moment où, par exemple, le jazz populaire, qui se définissaient un peu comme une pulsation orgastique de libération du corps, est devenu une bande-son de nature pulsative entêtante, une ligne de basse quasi mécanique produite par des logiciels rythmant la vie et sa représentation idéologique dans les sociétés industrielles et dans le cadre d’un capitalisme avancé.
Bien entendu la technophobie n’est pas de mise ici, encore moins toute sorte de déterminisme technologique à l’ère du numérique. Dans cet esprit, ne devrait-on pas réécouter Iannis Xenakis, un compositeur de musique électronique qui a croisé nouvelles technologies et musique, dont l’exemple fameux de son Polytope de Cluny (1972) pour bande magnétique sept pistes et lumières ? (cf mon article dans la Web-revue)
L’hégémonisme des industriels de la culture musicale et du disque voudrait donc nous faire prendre ces « pulsations idéologiques », non pour ce qu’elles sont : des valeurs idéologiques, mais pour des scansions naturelles de l’art. Cette reprise d’une question transversale éclaire une fois de plus les mécanismes de la psychologisation des industries culturelles qui, au nom d’une pseudo-théorie des besoins chercheraient à satisfaire de prétendus plaisirs naturels et populaires, constituant ainsi la base de masse et les lignes de basse d’une idéologie matérielle ancrée dans des pratiques musicales industrialisées.
Lire d’autres articles de Marc Hiver
Bibliographie
ADORNO, T. W., Société : Intégration, Désintégration – Écrits sociologiques, Paris, Payot (traduction française Pierre Arnoux, Julia Christ, Georges Felten, Florian Nicodème), 2011.
ADORNO, T. W., Dialectique négative, Paris, Payot (traduction française par le groupe de traduction du Collège de philosophie : Gérard Coffin, Joëlle Masson, Olivier Masson, Alain Renaut et Dagmar Trousson), 2001.
ADORNO, T. W. avec la collaboration de George SIMPSON, « Sur la musique populaire », texte de 1937, in Revue d’esthétique n° 19, Jazz (traduction française Marie-Noëlle Ryan, Peter Carrier et Marc Jimenez), 1991.
ADORNO, T. W., HORKHEIMER, M., « La Production industrielle de biens culturels » in La Dialectique de la raison, Paris, Tel Gallimard (trad. française Éliane Kaufholz), 1974.
ALTHUSSER, Louis, « Idéologie et appareils idéologiques d’État (notes pour une recherche) » (texte intégral). Originalement publié in La Pensée, n° 151, juin 1970.
DUBLEUMORTIER, Nathalie, Glossolalie, Paris, L’Harmattan, collection « Sémantiques », 1997.
HIVER, Marc, Adorno et les industries culturelles — communication, musique et cinéma, Paris, L’Harmattan, collection « Communication et civilisation », 2010.
HIVER Marc, « La Motown : une fabrique de tubes – Marc HIVER », Articles [En ligne], Web-revue des industries culturelles et numériques, 2014, mis en ligne le 1er mars 2014. URL : https://industrie-culturelle.fr/industrie-culturelle/motown-fabrique-tubes-marc-hiver/
HIVER Marc, « Adorno #1 : plaisir, rêve et imaginaire – Marc HIVER », Articles [En ligne], Web-revue des industries culturelles et numériques, 2013, mis en ligne le 1er juillet 2013. URL : https://industrie-culturelle.fr/industrie-culturelle/adorno-1-plaisir-reve-et-imaginaire-marc-hiver/
HIVER Marc, « Adorno #2 : la forme esthétique comme contenu [social] sédimenté – Marc HIVER », Articles [En ligne], Web-revue des industries culturelles et numériques, 2013, mis en ligne le 1er octobre 2013. URL : https://industrie-culturelle.fr/industrie-culturelle/adorno-2-forme-esthetique-contenu-social-sedimente-marc-hiver/
LEROI-GOURHAN, André, Le Geste et la parole, Paris, Editions Albin Michel, 1964.
MALSON, Lucien, Histoire du jazz et de la musique afro-américaine, Paris, Seuil, 1994.
MARX, K., ENGELS, F., L’Idéologie allemande, Paris, Éditions sociales, « Classiques du marxisme » (traduction française Renée Cartelle et Gilbert Badia), 1968. (Texte intégral en ligne).
MARX, K., Manuscrits de 1844, Paris, Éditions sociales, « Économie politique & Philosophie » (traduction française Émile Bottigelli), 1969. (Texte intégral en ligne).
REVAULT D’ALLONNES, Olivier, Xenakis/Les Polytopes, Paris, Balland, 1975.
Lire d’autres articles de Marc Hiver
HIVER Marc, « Pulsations idéologiques : le cadre rythmique du meilleur des mondes capitaliste – Marc HIVER », Articles [En ligne], Web-revue des industries culturelles et numériques, 2014, mis en ligne le 1er novembre 2014. URL : https://industrie-culturelle.fr/industrie-culturelle/pulsation-ideologique-industrie-culturelle-marc-hiver/
Philosophe, spécialiste des sciences de l’information et de la communication, d’Adorno et des industries culturelles
Dernier livre : « Adorno et les industries culturelles – communication, musique et cinéma »,
L’Harmattan, collection « communication et civilisation »