Ce blogue a été posté par Adam Kotsko sur le site an und für sich (original en anglais ici), le 28 mai 2023. Personnellement, j’étendrais aux écrits universitaires la critique faite ici du culturalisme (voir en un artefact culturel le « reflet » d’une société et non une construction idéologique, encore moins une forme-marchandise) qui caractérise les commentaires sur les séries télévisées. Comme je l’ai écrit en 2010 : « La tendance actuelle dans les pays anglo-saxons est de publier des livres collectifs mobilisant une variété d’angles et d’approches théoriques pendant les premières saisons d’une série, ce qui reflète les normes commerciales (et opportunistes) de plus en plus présentes dans l’édition universitaire ; la rapidité de ces productions milite contre la prise de distance qui permettrait aux analyses de faire date » (Les séries télévisées, L’Harmattan, p. 7). De plus, on a souvent l’impression que la série télévisée sert de patère pour la mise en valeur d’une approche politique ou intellectuelle, ou pour rendre plus attirante une discipline en perte de vitesse (dernièrement, la philosophie). Comble de cette instrumentalisation de la série comme objet de recherche est le projet DEMOSERIES, Shaping Democratic Spaces: Security and TV Series (2020-2024), sous la houlette de la philosophe Sandra Laugier, et financé par l’European Research Council (qui récompense « l’excellence scientifique ») à hauteur de 2,2 millions d’euros. Le projet se présente ainsi : « [il] vise à étudier le « soft power » des séries TV et à montrer comment elles constituent de nouvelles ressources pour l’éducation morale, la créativité et la perfectibilité de leurs publics ; comment elles contribuent à la conversation démocratique et aux politiques publiques. Les séries télévisées sont de plus en plus reconnues comme objet de recherche, mais leur potentiel esthétique pour visualiser les questions éthiques et développer une réflexion collective sur les valeurs démocratiques n’a pas encore été suffisamment apprécié ; alors qu’elles peuvent jouer un rôle crucial dans la création de valeurs partageables. » Comme le dit ici Adam Kotsko à propos d’une approche des séries comparable, c’est « du n’importe quoi » ; je n’en dirais pas plus (David Buxton).
J’ai écrit pas mal sur les séries télévisées – trois petits livres sur les traits de caractère négatifs dans les séries contemporaines, un article universitaire, un livre en cours sur Star Trek, et de nombreux blogues et publications en ligne. Je prévois un enseignement à l’automne sur la bande dessinée Watchmen et son adaptation sur HBO. Pourtant, je me sens de plus en plus indifférent aux écrits sur les séries. En grande partie, mon épuisement s’explique par l’énorme surproduction de commentaires. Beaucoup d’entre eux proviennent des gens que j’admire, et sont de qualité, mais même les meilleures pièces donnent l’impression d’être précipitées ou forcées.
Pour moi, une bonne analyse de série relève de « la perspicacité rappelée avec tranquillité », mais la culture actuelle de publication en ligne n’y est pas compatible. Se tenir rigoureusement à jour est la seule manière d’avoir une chance d’être lu. Dans six mois, aucun éditeur ne s’intéressera à votre pièce sur Succession ; la fenêtre est strictement limitée au présent. Je pourrais écrire une entrée de blogue pour mes amis, mais ce n’est pas ainsi qu’on s’établit comme écrivain. Je comprends que mon statut d’enseignant titulaire dans le supérieur me permet de prendre mon temps (et même m’y oblige) ; peut-être ma fatigue est due en partie à la culpabilité du survivant, car je suis conscient que dans une autre vie, j’aurais pu être rejeté par l’université, auquel cas commenter les séries auraient été la seule manière de maintenir une semblance d’engagement intellectuel.
Pourtant, je ne pense pas que la surproduction et le ressenti personnel expliquent tout. Les écrits sur la télévision sont caractérisés par un manque de clarté fondamental. Parfois, dans les résumés d’épisodes, la tâche semble être d’aider les gens à se souvenir de l’intrigue, voire à suivre l’évolution d’une série sans la regarder. J’ai remarqué que parfois les gens réagissent à ces résumés comme s’ils contenaient des commentaires habiles. Tout cela est triste, mais j’avoue que j’accepterais sans hésiter à faire des résumés pour une nouvelle saison de Star Trek si j’avais la possibilité.
Si les résumés d’épisodes me rendent si triste, c’est parce que de toute évidence les auteurs savent que ce qu’ils font est indigne, pour eux et pour leurs lecteurs. Ce n’est pas le cas pour un genre d’écriture encore plus indigne : l’avis qui ne doute de rien, et qui réagit à l’évolution de l’intrigue comme si les personnages existaient réellement, ce qui caractérise pas mal de commentaires sur Succession, autant de chroniques mondaines pour personnages fictifs. À un niveau légèrement supérieur se trouvent les spéculations sur ce qui se passera dans les épisodes à venir, surtout si elles sont en phase avec ce qui plaira ou surprendra les fans. Bien que superficielles, ces spéculations acceptent au moins que la série soit un objet esthétique, intentionnellement élaboré, et non une fenêtre sur un monde fictionnel, mais « réel ».
Voilà le problème : le statut de la série en tant qu’objet esthétique n’est jamais pleinement assuré. Même la série « de prestige » est hantée par l’anxiété de n’être que … de la télévision. Est-ce que Mad Men est un soap ? Est-ce que Succession est une sorte de sitcom ? Clairement, oui. Mais évidemment, on doit en dire plus ; il n’est jamais acceptable de réduire une série au médium. The Wire (Sur écoute) était fameusement comparé à un roman victorien, sauf que c’était en réalité une série télévisée avec une narration visuelle parcellisée en unités d’une heure. Le cinéma garde suffisamment de prestige pour être un objet d’aspiration ; même un pâté sans forme et sans rythme diffusé sur Netflix peut être proposé comme « un film de dix heures ». Assurément, une grande partie du prestige des « séries de prestige » vient de l’adoption des valeurs de production et du jeu des comédiens comparables à la qualité cinématographique. Mais cela est en train de se généraliser pour toutes les séries.
Si on ne peut voir la série télévisée comme un objet esthétique qui en vaut la peine, on peut toujours gonfler son importance dans un autre sens : en la transformant en vecteur d’influence politique. Chaque série produite aux États-Unis peut dans cette approche servir de fenêtre sur l’âme américaine, presque par définition. Mais il n’est pas clair comment cela est censé fonctionner. Le peuple américain n’a pas produit la série en question. Il n’y a pas eu d’élection pour décider quelles séries seraient produites. L’audimat fournit une mesure approximative de popularité, ce qui indique un certain niveau de résonance. Mais j’ai lu des interprétations de Star Trek : Enterprise – un échec manifeste, avec une audience d’à peine un million lors de sa dernière saison en 2005 – qui prétendent que cette série démontre comment les Américains ont navigué les tensions d’un monde post-Guerre froide. C’est du n’importe quoi : comment peut-on s’appuyer sur un produit marginal de divertissement pour en tirer des généralisations sur la mentalité nationale ?
Encore moins convaincante que l’idée qu’une série soit le reflet de l’opinion publique est la quête d’une prescription politique. Bien entendu, une série est invariablement en dessous des critères (le plus souvent non précisés) qu’a le critique d’une vision « correcte », ou d’une représentation « conforme ». Parfois, de telles interventions ressemblent au syndrome du « showrunner du lundi matin » : la prescription politique permet d’objectiver l’insatisfaction avec la tournure prise par l’intrigue. Plus bizarres encore sont les critiques qui y cherchent une orientation politique positive, ou du moins des « leçons ». Le sentiment que telle serait la mission de la télévision mène à se plaindre de mauvaises idées qui influeraient directement sur l’audience, comme si celle-ci tenait son orientation politique des séries télévisées.
Ce que j’aimerais voir – et ce que j’espère pratiquer – est une forme d’analyse qui se focalise sur la série comme une œuvre narrative avec ses propres points forts et limitations, ses propres attentes et critères génériques. Cela veut dire qu’on hésiterait avant de se plaindre qu’une série ne prenne pas le chemin souhaité, et qu’on se demanderait pourquoi les scénaristes optent pour tel ou tel développement. Il peut s’avérer que leurs raisons implicites n’ont pas de sens, ou sont contradictoires, ce qui pourrait justifier un avis critique. De même, avant de relever les messages politiques (positifs ou négatifs) qui ressortent d’une série, il faudrait plutôt demander pourquoi certaines questions sont mises en avant.
Par exemple, pour la série Andor (de l’univers de La Guerre des étoiles) – généralement louée pour son réalisme politique -, le but est d’introduire un peu de sophistication dans une plateforme (Disney+) orientée en premier lieu vers les enfants. On pourrait faire la même remarque sur l’adaptation HBO de Watchmen, avec sa focalisation inattendue sur des questions raciales. Cette dimension politique n’en est pas la finalité, mais intègre l’effet esthétique. Je concède qu’au fond les gens préfèrent des séries qui s’alignent sur leurs propres opinions, ce qui est normal, mais cela devrait être affirmé plus franchement au lieu d’être déguisé en une position quasi normative. Rien n’empêche une série de proposer des leçons politiques valables, ou des métaphores politiques retentissantes ; par contre, il n’est pas impossible que les options politiques d’une série puissent avoir des effets délétères dans le monde réel (par exemple, À la Maison-Blanche). Mais je pense toujours que ce genre d’analyse serait plus puissante si on la contextualisait de manière formelle et esthétique.
Bien entendu, il n’y a aucune audience pour la sorte de critique que j’appelle de mes vœux, car elle ressemble aux cours de littérature au lycée ; on les détestait pour avoir tué la jouissance naïve procurée par les livres. Il me reste à poster des blogues et à écrire pour les presses universitaires, sinon à me plaindre sur Twitter à propos d’autres critiques qui n’en peuvent mais. Qu’ils continuent à écrire, tout va bien !
Voir aussi dans la Web-revue : https://industrie-culturelle.fr/industrie-culturelle/apport-creatif-production-series-televisees-david-buxton/
Adam Kotsko (1980-) est un théologien protestant et critique culturel qui enseigne à Shimer College (composante de North Central College, Chicago). En dehors de ses nombreux livres sur des questions philosophiques, il est l’auteur notamment de Why we Love Psychopaths: A Guide to Late Capitalist Television (2012) et Creepiness (2015).
KOTSKO Adam, «Pourquoi écrire sur les séries télévisées ? – Adam KOTSKO, Articles [En ligne], Web-revue des industries culturelles et numériques, 2023, mis en ligne le 1er juillet 2023. URL:https://industrie-culturelle.fr/industrie-culturelle/pourquoi-ecrire-sur-les-series-televisees-adam-kotsko/
EXCELLENT ! c’est une vraie question malheureusement recouverte pour l’heure par les affects ou la promotion. Il faut constituer une vraie culture des séries qui redonne sa place à la narratologie, l’économie et la constitution des imaginaires collectifs, bref, l’idéologie et les stratégies.