Cet article est paru dans la revue australienne senses of cinema #92, octobre 2019, et a été adapté et traduit par David Buxton avec sa permission. Le texte original se trouve ici.
En 2009, solvable de nouveau après sa mise en liquidation en 1996, Marvel Entertainment a été racheté pour 4,24 milliards de dollars par la Walt Disney Company, attirée par le succès des deux productions initiales du premier (Iron Man et L’Incroyable Hulk). Dix ans plus tard, la 22e déclinaison du Marvel Cinematic Universe (MCU), Avengers : End Game (les frères Russo), a dépassé Avatar (Cameron, 2009) comme film rapportant les plus gros revenus de tous les temps. Cela ne faisait que confirmer ce qui était apparent : le MCU a dominé le cinéma hollywoodien de la décennie 2010-20. Pour atteindre cette position enviable, la filiale de Disney a appliqué les stratégies développées pour l’édition de comic books à la production trans-médiatique.
Lors de la première période des comic books à super-héros (commençant vers la fin des années 1930), ses lecteurs juvéniles tendaient à les abandonner durant l’adolescence. En conséquence, il y avait peu d’accent sur le storytelling dans la durée ; Umberto Eco a fait remarquer que les intrigues de l’âge d’or « se développent dans un climat onirique – totalement inaperçu du lecteur – dans lequel il est difficile de distinguer ce qui est arrivé avant et ce qui est arrivé après … » (1). A partir des années 1960, cependant, on a vu l’émergence de fans qui continuaient à lire et à collectionner des comic books pendant des décennies. Pour récompenser (et exploiter) cet intérêt, les éditeurs ont introduit davantage de continuité, avec des fils narratifs traversant de multiples numéros. On a également vu les premiers regroupements de personnages : commençant avec le numéro 28 (février-mars 1960) de The Brave and the Bold (DC Comics), Wonder Woman, Aquaman et The Flash ont fait équipe en tant que Justice League of America.
Après le succès de cette dernière expérience, Marvel Comics a lancé une vague de héros, incluant Spider-Man, Iron Man et les X-Men. Qu’il s’agissait de la vie personnelle de l’adolescent maladroit Peter Parker (Spider-Man) ou des épopées cosmiques comme la saga des X-Men, Marvel a adopté le principe de continuité désormais répandu dans les comic books. Devenu leader de l’industrie, Marvel a chevauché astucieusement ses personnages en équipes tournantes comme The Avengers afin de générer de l’intérêt pour des comic books nouveaux ou en perte de vitesse (2).
En dehors de quelques serials classiques comme Flash Gordon (à l’origine une bande dessinée), la continuité soutenue était rare dans le cinéma hollywoodien ; même dans la série des James Bond, peu de films font référence, ne serait-ce qu’en passant, aux films précédents. De même, les chevauchements de personnages (crossovers) tendaient à être limités aux productions à faible budget comme Frankenstein Meets the Wolfman (1943). Au début des années 2000, cependant, les industries de l’écran commençaient à épouser cette stratégie. Comme l’observe Henry Jenkins, dans l’ère numérique, les audiences sont devenues migratoires, se déplaçant d’une plate-forme médiatique à une autre (3). Couplée à cela, la disponibilité en format numérique d’anciens films et séries a encouragé les industries de l’écran à être plus ambitieuses quant aux intrigues en format long.
Après la sortie des suites de The Matrix (The Matrix Reloaded et The Matrix Revolutions, 2003), les Wachowski, avec le conglomérat Time Warner, ont développé une intrigue s’étendant d’une série de courts films animés (The Animatrix) à deux jeux vidéo (Enter The Matrix, 2003, et The Matrix Online, 2005-09), en passant par des comic books. Analysé par Henry Jenkins comme exemple d’une « culture de convergence » naissante, The Matrix fut la première franchise trans-médiatique à grande visibilité. Mais avec des recettes de 427,34 millions de dollars, le troisième film de la trilogie a remporté moins que le premier (463,51 millions). On a expliqué cette baisse d’intérêt par la narration trop dense, voire impénétrable que seuls les fans les plus avides ont pu suivre complètement. Comme l’ont remarqué Ivan Askwith et Jonathan Gray, « si « l’année du Matrix » a démontré les possibilités du storytelling trans-médiatique, elle a aussi mis en relief les défis inhérents à ces possibilités » (4). Se fiant au carnet de route établi par 70 ans de comic books, le MCU réalise le potentiel du concept de franchises multi-plates-formes pour des intrigues finement tissées. Esquissé par The Matrix, cela a fini par transformer l’industrie du cinéma hollywoodien.
En tant qu’éditeur de comic books, Marvel possédait quelques atouts qui l’ont aidé à s’adapter, peut-être même idéalement, à l’ère nouvelle de production trans-médiatique. Dans ses communiqués de presse, Marvel se vante d’être « l’une des sociétés de divertissement les plus proéminentes, construites sur un vivier de plus de 5000 personnages qui figurent dans une variété de médias pendant 70 années » (5). Ainsi, Marvel possède la profondeur en termes de mondes narratifs pour pouvoir exploiter n’importe quelle franchise. Le MCU peut passer, par exemple, du réalisme sordide du quartier Hell’s Kitchen à New York dans des séries en ligne comme Daredevil (2015-18) et Jessica Jones (2015-19) à la planète majestueuse Asgard dans des films blockbuster comme Thor : Ragnarok (2017).
De même, alors que le cinéma grand public devient de plus en plus épisodique, certains genres traditionnels se sont avérés mal adaptés aux nouvelles stratégies commerciales. Comme l’observe Kristin Thompson, « ce n’est pas n’importe quel film qui soit capable à générer une franchise. Des comédies musicales, des biopics, et des adaptations de classiques littéraires n’ont pas beaucoup de potentiel pour des suites » (6). À l’inverse, les protagonistes sisyphéens des comic books Marvel comme Captain America et Iron Man sont parfaits pour le cinéma de franchise, car leur quête incessante de la justice peut engendrer d’innombrables suites et dérivés. Comme Peter Lunenfeld (université de Californie à Los Angeles) l’a observé avec prescience en 1999 : « les récits sont élaborés pour rester inachevés… L’industrie américaine de comic books sert de modèle pour la narration perpétuellement suspendue » (7).
Elizabeth Evans (université de Nottingham) dit du storytelling trans-médiatique que « lorsque des textes sont créés à travers de multiples plates-formes médiatiques, la question de l’auteur devient alors encore plus complexe (8). » Bart Beaty (université de Calgary) affirme que les éditeurs des comic books « ont beaucoup de choses à nous apprendre sur la création collaborative, la connaissance du public et la gestion rédactionnelle dans les industries culturelles » (9). En effet, la création dans les comic books grand public s’appuie sur une organisation industrielle avec des équipes d’écrivains, d’artistes et d’autres créateurs qui travaillent sur des personnages traversant des milliers de numéros avec une consistance remarquable. Reproduisant au cinéma la dominance acquise dans le monde de l’édition, les studios Marvel ont profité du vide dans les modèles trans-médiatiques quant au statut de l’auteur ; le logo de la société s’affiche en ouverture de chaque film, série, comic book et jeu vidéo. Quand les fans et les journalistes ont cherché à identifier le visionnaire créatif derrière les studios Marvel, ils ne l’ont pas trouvé chez le scénariste-réalisateur vedette Joss Whedon (The Avengers (2010) ; Marvel’s Agents of S.H.I.E.L.D. (2013-)), mais plutôt en la personne de Kevin Feige, le président. On pense à la manière dont l’éditeur Stan Lee est devenu le visage de Marvel Comics pendant l’âge d’argent de l’industrie (1956-70).
Un autre point de comparaison serait avec le showrunner à la télévision qui, « en plus d’être scénariste en chef […] a beaucoup de responsabilités managériales, incluant l’embauche de scénaristes, la négociation avec les directeurs des networks, et la gestion du budget » (10). On pourrait mieux décrire Feige comme un « franchise-runner » ; un autre exemple serait la présidente de Lucasfilm, Kathleen Kennedy, dont la supervision de la franchise La Guerre des Étoiles comprend le cinéma, la télévision et les parcs à thème. Les exigences du storytelling multi-plate-forme ont poussé tous les studios à adopter le modèle de franchise-runner, mais c’est Marvel qui fut le premier à appliquer avec succès les normes de création collaborative et de gestion rédactionnelle en vigueur dans l’industrie des comic books aux franchises trans-médiatiques naissantes.
La remise à jour par Universal Studios de leurs monstres classiques dans la franchise Dark Universe a tourné court, cependant, après l’échec de The Mummy (2017), alors que le DC Extended Universe (Warner) préfère désormais des films à super-héros autonomes (Aquaman, Joker, Birds of Prey) après l’échec de Justice League (2017) qui avait regroupé plusieurs d’entre eux. En 2016, Sony Pictures, qui détient les droits à Spider-Man, a conclu une alliance fragile avec Disney, permettant au personnage de paraître dans les films Marvel. Encouragé par le succès commercial des dérivés de Spider-Man (Venom (2018) et Spider-Man : Into the Spider-Verse (2018)), Sony a fini par se retirer de l’accord, afin d’appliquer la méthode Marvel à un univers filmique centré sur Spider-Man. Refusant d’être découragé par la perte de Spider-Man, Marvel n’a pas perdu son ambition. En plus de la production de films rapportant un milliard de dollars ces dernières années (Black Panther ; Avengers : Infinity War ; Captain Marvel), Marvel est devenu un pilier du nouveau service de streaming Disney+, où il produira plusieurs séries à grand budget (Loki, WandaVision, Hawkeye), poursuivant les récits cinématographiques avec les vedettes originales. Au début des années 2010, une telle continuité au cinéma avec des extensions trans-médiatiques aurait été difficile à imaginer. En appliquant les stratégies de l’édition des comics à une industrie cinématographique enrichie par de nouvelles plates-formes de distribution, Marvel a créé non seulement un univers nouveau, mais aussi une nouvelle manière de produire en franchises.
Lire aussi dans la web-revue « Quatre textes sur les films de super-héros » de Jason Read.
Le site professionnel de Liam Burke avec accès à ses articles en ligne (en anglais) se trouve ici.
Notes
- Umberto Eco, « Le mythe de Superman », Communications, 24, 1976 (1972), p. 31.
- Le premier numéro de The Amazing Spider-Man (mars 1963) a fait figurer les Fantastic Four, déjà populaires, afin d’y susciter de l’intérêt.
- Convergence Culture: Where Old and New Media Collide (New York : NYU Press, 2006), p. 2.
- Ivan Askwith and Jonathan Gray, “Transmedia Storytelling and Media Franchises” in Battleground: The Media, Robin Andersen and Jonathan Gray (dir.) (Westport, CT : Greenwood, 2008), p. 524.
- “Disney to Acquire Marvel Entertainment,” Marvel.com, 31 août, 2009.
- The Frodo Franchise: The Lord of the Rings and Modern Hollywood (Berkeley : University of California Press, 2007), p. 6.
- Peter Lunenfeld, The Digital Dialectic: New Essays on New Media (Cambridge, MA : MIT, 1999), p. 15.
- Elizabeth Evans, Transmedia Television: Audiences, New Media and Daily Life (New York : Routledge, 2011), p. 32.
- Bart Beaty, “Comics Studies: Fifty Years After Film Studies”, Cinema Journal, 50 : 3 (2011), p. 109.
- Michael Z. Newman and Elana Levine, “The Showrunner as Auteur” in Legitimating Television: Media Convergence and Cultural Status (Oxford : Routledge, 2012), p. 39-40.
- Liam Burke, “A Bigger Universe: Marvel Studios and Transmedia Storytelling” in Assembling the Marvel Cinematic Universe, Julian C. Chambliss et al (dir.), (Jefferson, NC : McFarland, 2018), p. 40.
BURKE Liam, « La méthode Marvel et les raisons de son succès – Liam BURKE », Articles [En ligne], Web-revue des industries culturelles et numériques, 2020, mis en ligne le 1er février 2020. URL : https://industrie-culturelle.fr/industrie-culturelle/methode-marvel-raisons-succes-liam-burke/
Liam Burke est professeur associé en Etudes médiatiques et filmiques à l’université technologique de Swinburne (Melbourne, Australie). Il a dirigé (avec Ian Gordon et Angela Ndalias) « The Superhero Symbol: Media, Culture and Politics » (Rutgers University Press, 2019).