Ce texte et son titre en termes de trou m’ont été inspirés par un manque, donc comme une contribution possible au Collège iconique de l’Inathèque de France (INA). Si je n’avais pas traité ce sujet, je crois que je serais intervenu sur le son, ce que j’ai fait plus tard dans mon livre Adorno et les industries culturelles – communication, musique et cinéma.
Contenu
Le trou dans l’image
Je traiterai du trou dans l’image et dans le regard. Le trou ne s’oppose pas à l’image, il lui est consubstantiel, surtout dans les procédés de fabrication et de reproduction mécanique. Parler de trou est une entrée pour aborder autrement la question du regard décentré là où certains verraient peut-être un trop plein de l’image et une autre façon de poser la question de la matérialité des images sans déterminisme technologique.
Par ailleurs, j’essaierai de montrer que ce ne sont pas tant les trous qui nous aveuglent que ce trop plein, comme si pour analyser les images on se rattachait à une physique et une idée de la matière d’avant la relativité et les quantas, d’avant le principe d’incertitude d’Heisenberg. Je parlerai des trous, de façon opportuniste, dans le cadre du Collège iconique, comme une proposition d’interdisciplinarité.
Dans l’image cinématographique ou télévisuelle, les trous ont une histoire et des noms. Réfléchir sur l’image à partir du trou correspond à ma volonté d’utiliser un mot que chacun d’entre nous peut s’approprier.
Bien sûr, je citerai les obturations entre les photogrammes, le bombardement des électrons qui composent les trames, la persistance rétinienne sans laquelle il n’y aurait pas d’image en mouvement pour un oeil humain. Je convoquerai le hors-champ, l’autre champ et le hors-champ relatif qui entourent l’image et l’aident à faire sens de part et d’autre d’un cadre dont on nous dit que les nouvelles images voudraient s’émanciper. Je rappellerai la coupe et le raccord qui permettent le découpage et le montage entre ce qu’on montre et ce qu’on cache, entre ce qu’on voit et ne voit pas.
Cependant je continuerai à parler de trous, comme Hitchcock parlant des morceaux ou des bouts de films dans ses interviews pour nommer les plans, j’insisterai sur la coupe plus que sur le raccord, sur le cutting des anglo-saxons.
Lors des dernières séances du Collège, j’ai parlé aux uns et aux autres des trous. Une archéologue me rappelait que dans sa discipline, elle rencontrait beaucoup de trous comme corollaires des fragments mis à jour : combien de bras, de têtes manquent aux statues de nos musées ? Un psychanalyste me disait, lui, à propos du cinéma, penser d’abord à la pellicule qui se bloque dans le projecteur et au trou bordé de feu qui dévore l’image sur l’écran. A ce propos, au début du cinéma, avec les premières pellicules, des spectateurs sont morts brûlés vifs d’avoir voulu satisfaire leur désir scopique.
Un autre m’a cité la castration. En écoutant un exposé préliminaire au nouvel atelier méthodologique sur le son, j’entendis aussi avec intérêt cette idée pas forcément nouvelle, mais qu’il est parfois bon de rappeler, que la musique est sans doute une des meilleures façons de mettre en évidence le silence. Chacun me fit part de ses associations spontanées.
J’insiste sur l’importance du rêve. On a souvent évoqué la rêverie éveillée du spectateur dans la salle obscure d’un cinéma. Mais ce qui m’a surtout frappé dans une intervention précédente au Collège, c’est l’idée qu’on ne voit pas ses rêves, qu’on rêve ses rêves et que les images qui en découlent et que l’on croit avoir vues ne sont peut-être qu’une reconstruction après coup. Il en va sans doute ainsi des images animées : on les rêve plus qu’on ne les voit, et ce rêve s’articule sur les trous, comme ces navigateurs solitaires qui s’endorment au creux de la vague pour se réveiller et donner le coup de barre propice sur la crête.
Telle qui réfléchit sur les indices de la mémoire pourra relever le caractère fragmentaire de la trace et l’existence d’invraisemblables trous de mémoire dans les systèmes d’information les mieux organisés. Le physicien proposera évidemment de tourner autour de ces objets théoriques que sont les trous noirs.
S’interroger sur les trous et sur ceux qui croient avoir les yeux en face des trous, ce n’est pas tenter de recréer un pseudo-concept fourre-tout, mais faire circuler un objet à la fois basique et énigmatique, un peu à la manière de Jean Rouch quand il déclare aimer faire circuler des objets énigmatiques comme une danse de possession pour un public non averti (Jean Rouch, premier film, 1947-1991). L’objet reste énigmatique car on ne sait jamais si le trou repéré est dans l’image ou dans la tête de celui qui le voit ou ne le voit pas.
J’ai dit que je ne ferai pas l’économie dans la métaphore vulcanologique que je vous propose de préciser sur quel poste d’observation je suis planté et dans quelles cavités, failles, béances, mon regard a plongé : l’esthétique, l’épistémologie ont fait leur trou en moi, au cœur des Sciences de l’Information et de la Communication, une longue trouée entre des analyses sur le cinéma et la télévision qui ne s’est jamais refermée, comme une blessure théorique et une invitation à un voyage vers des horizons qui les dépassaient.
Le trou et la matière : détour épistémologique
Lautréamont, dans Les chants de Maldoror, exaltait les mathématiques sévères qu’il n’avait jamais oubliées. Et quoi de plus excitant que la présence du postulat comme un trou à l’intérieur d’édifices théoriques dont la dure scientificité fait envie aux sciences humaines ? Ainsi le postulat des parallèles chez Euclide, en tant que postulat, en tant qu’appel à l’évidence intuitive apparaît comme une tache aveugle dans la théorie. On a cherché la démonstration qui comblerait cette lacune. Toutes les tentatives ont échoué. On a tenté une démonstration par l’absurde. Nouvelle chute. Alors est apparue la possibilité du choix, à partir d’un postulat contraire, de géométries non euclidiennes. Renversement du point de vue qui permet d’envoyer des engins dans l’espace.
L’espace est courbe dit Einstein. Ou plus exactement, car l’espace n’est plus cette donnée physique cartésienne, la lumière s’incurve en se déplaçant. La poésie fait souvent bon ménage avec des sciences dont la dureté relève plus d’un fantasme archaïque de la matière que des théories les plus récentes. Les sciences humaines aussi doivent assumer leur part d’imaginaire, indispensable pour exorciser on ne sait quel complexe d’infériorité vis-à-vis de sciences dites dures et qui, elles, revendiquent depuis longtemps un autre paradigme de la matière.
Je n’ai pas le goût des superproductions intellectuelles. L’esprit de système, la modélisation réduite ne sont pas mon fort. Mon point faible me porte sur les démonstrations par l’absurde, les renversements de point de vue, le goût du paradoxe.
Prenez le canular et le paradoxe du gruyère, des trous dans le gruyère : plus il y a de gruyère, plus il y a de trous, plus il y a de trous, moins il y a de gruyère. Est-ce à dire que plus il y a d’images, plus il y a de trous dans l’image, donc moins il y a d’images ? Après tout cela pourrait étayer l’hypothèse de Régis Debray, tout en la détournant, que trop d’images tue l’image ?
En relisant L’Homme qui prenait sa femme pour un chapeau, du neurologue Oliver Sacks, je suis tombé sur une illustration clinique qu’il donne du paradoxe de Zénon appliqué à une agnosie visuelle : dans son récit clinique « Tête à droite » l’auteur cite le cas d’une patiente qui n’avait conservé que la partie droite de son champ visuel. Pour compenser ce déficit sévère (elle ne pouvait ni regarder à gauche directement ni se tourner vers la gauche), elle avait élaboré la stratégie suivante : en décrivant un cercle sur elle-même et vers la droite, elle pouvait retrouver -par la droite- ce qui se masquait à sa vue sur sa gauche tout en perdant à nouveau la moitié de cette moitié. En répétant l’opération plusieurs fois, elle pouvait, par exemple, manger la totalité d’un gâteau, moins la moitié, moins un quart, un huitième, un seizième, etc. D’où la référence à Zénon dont la flèche ne pouvait jamais atteindre son but tout en s’en rapprochant indéfiniment.
Sans aller jusqu’à ces pathologies extrêmes, il existe dans la vision « normale » des taches aveugles qui trouent nos images naturelles à notre su ou insu.
J’ai dit que le trou (dans l’image, ou entre les images) était d’abord une proposition interdisciplinaire sur une ligne de communication dont la courbure reste à définir.
Montrer quelques trous, quelques images trouées, telle est ma seule ambition dans cette rêverie qui pourrait dévoiler, sinon la face cachée des choses, du moins des bouts d’images volés à l’instar de La Lettre volée d’Edgar Poe revisitée par Jacques Lacan dans son séminaire.
On se souvient de cette anecdote : de bons pères montrent un film sur un missionnaire et sur son sacrifice à de bons sauvages en mal d’évangélisation. Intérêt de ces spectateurs néophytes. Mais quand au terme de la projection, dans cette sorte de ciné-club improvisé au cœur de la brousse, on demande ce qui a été vu : stupéfaction ! Ils ne parlent que d’un coq.
Nos bons pères se repassent le film et effectivement, à l’arrière-plan du film, la caméra a capté à intervalles réguliers, mais très décentré par rapport aux lignes de forces d’une image, au mépris des théories sur le cinéma et du nombre d’or, un coq du village. Et c’est ce coq qui a attiré, aspiré toute l’attention et le regard de ces bons sauvages ; coq invisible pour les auteurs, pour des spectateurs moyens mais pas pour des spécialistes de leur propre culture et de leurs symboles. Vaudou soit qui mal y pense.
Et après tout, un scénario n’est-il pas une sorte d’échafaudage rhétorique et un échafaudage de secours, comme le disait Freud dans Malaise dans la civilisation, pour montrer tout en le masquant un autre trou dont on ne voit le plus souvent ni le bord ni le fond ?
Ni la bonne forme de nos images au sens de la Gestalt theorie, ni leur structure -leur cohérence interne- ne nous conduiront au fond de ce trou perdu de notre raison, à la lisière de ces rêveries fécondes et heuristiques ?
Alors on bouche les trous pour ne pas voir ce crible incroyable de l’écran qui laisse filtrer la lumière et le son. Et à trop jouer les bouche-trous, on en perd cette mise en crise -rationnelle- de la raison qui, de Husserl à Freud, de Nietzsche à Derrida en passant par Adorno, aurait dû nous mettre en garde contre un scientisme réducteur.
L’épistémologie et l’histoire des sciences sont d’étranges compagnons de voyage qui, loin de nous éviter les gouffres et les précipices, s’emploient à nous les souligner, à nous rappeler que sans le zéro, sans l’idée du rien, on n’aurait pu compter, comme le rappelle Alain Nadaud dans son roman L’Archéologie du zéro.
La question des formes : détour esthétique
L’esthétique du cinéma a souvent insisté sur les trous autour et dans l’image. Que serait une image cinématographique sans son hors-champ ? De très belles pages de bons auteurs nous rappellent combien le cadre de la caméra, le jeu du champ et du hors-champ, de ce qu’on veut montrer et de ce qu’on veut cacher, crée une circulation implicite du regard du spectateur entre ce qu’il voit et ce qu’il devine, ne serait-ce que par la présence du son, les entrées et les sorties de champ. L’Arroseur arrosé des frères Lumière d’emblée en donne un très bel exemple : décadrage à gauche et trou à droite dans le champ avec un jardinier bord cadre gauche tourné vers la gauche ; entrée de champ du galopin qui vient boucher le trou à droite en rééquilibrant l’image ; puis poursuite et au final la fessée administrée plein cadre par un adulte sur un enfant non consentant. La fixité du cadre de ces premières années du cinématographe en renforçant la vision.
L’introduction plus tardive de la notion d’autre champ complexifie la compréhension que nous avons des images en mouvement. En effet, si le hors-champ, c’est l’ensemble complémentaire du champ dans la diégèse, l’autre champ correspond à l’équipe technique et l’appareillage qui permet de filmer le champ. Et alors la question de l’aveuglement, ici sous sa forme manipulatoire, apparaît bien plus clairement pour la télévision, notamment dans les reportages d’actualité. La notion d’autre champ revêt un intérêt théorique pour mieux appréhender les films, mais elle devient terriblement pratique dans l’approche critique du média télévisuel : que penser de tous ces reportages, où la caméra et ses servants nous ouvrent soi-disant une fenêtre sur le monde, entrent dans l’intimité des uns et des autres sans nous informer du poste d’observation, donc des conditions de réalisation. Comme si les journalistes pouvaient se dispenser des lois de la relativité et de l’anthropologie filmique : toute observation dépend du poste d’observation. Double aveuglement des émetteurs et des récepteurs.
Le « hors-champ relatif » me semble infiniment révélateur : dans le cadre d’une scénographie de l’image animée, certains éléments sont montrés dans le champ géométrique mais pas dans le champ sensible, comme le profil droit d’un personnage dont on ne montrerait que le gauche (Xavier de France,1989). Le trou n’est plus à l’extérieur de l’image mais bien dans l’image pour le regard du spectateur : montré et caché tout à la fois. Bien sûr les mouvements d’appareil, les longs plans-séquences s’évertueront par leur entrelacs à rendre visible dans une continuité du mouvement ce que masquait un angle de prise de vue en un instant T. Mais ce « hors-champ relatif » me semble pointer irrémédiablement le va-et-vient d’un regard toujours surpris en défaut de sa propre vision.
Dans Les Oiseaux d’Hitchcock, pour la fameuse séquence analysée par Raymond Bellour, quand la fille vient apporter les love birds et que, suspense oblige, le garçon disparaît dans la grange, l’alternance binaire des plans entre le regard de la fille et l’image du garçon présent dans son champ géométrique mais pas toujours dans son champ sensible, obligeait le sémiologue à transformer son opposition pertinente voyant/vu en voyant/non vu, le non vu, pointant justement la présence d’un hors-champ relatif, corollaire de l’intentionnalité du regard aveugle de la fille. Qu’on s’étonne ensuite qu’une mouette l’attaque au visage, au front, pas loin des yeux
A Imagina, le festival de nouvelles images organisé par l’I.N.A., certains nous ont annoncé la fin du cadre, l’obsolescence des champs et hors-champs pour le spectateur : le spectateur ne serait plus devant l’image mais dans l’image. La réalité virtuelle, l’interactivité, les nouvelles images. D’aucuns ont rappelé qu’en tout cas, sans cadre, il n’y aurait plus d’art, tout au plus vile communication. Les choses sont plus complexes : des artistes, déjà, touchent à la virtualité comme à un nouveau matériau offert par les nouvelles technologies. Le problème n’est donc pas le contrôle par l’auteur sur les images qu’il fabrique. Jouer avec la liberté surveillée du surfeur ou du navigateur, on sait faire.
Car la difficulté n’est pas seulement dans l’image, que celle-ci revendique ses bornes ou sa globalisation, elle est dans les taches aveugles et les trous noirs qu’elle recèle inexorablement. Toujours les trous dans l’image et la question de l’aveuglement.
Dans Pierrot le fou, Godard fait lire à Belmondo un extrait de l’Histoire de l’art d’Elie Faure où il est écrit qu’à la fin de sa vie, Vélasquez ne peignait plus les choses mais ce qu’il y a entre les choses. Cet entre-deux fascine et questionne en peinture mais aussi au cinéma. Comment visualiser ces trous ?
Autre exemple. Dans l’histoire du cinéma, la figure du champ/contre-champ s’est imposée comme solution de raccordement dans le filmage d’une communication verbale entre deux personnages. Figure de montage qui raccorde sur la direction des regards les plans respectifs des protagonistes. En fait, leurs regards se croisent dans la coupe, dans l’entre-deux des plans, puisque tout raccord au cinéma est d’abord coupe et segmentation.
Nous sommes confrontés à une esthétique de la communication frontale relevant d’un modèle télégraphique pour reprendre la formule d’Yves Winkin dans La nouvelle Communication. Avec La nouvelle Vague, caméra légère, cameraman d’actualité (Raoul Coutard), et une injonction d’André Bazin : Montage interdit, on ne filme plus -ou plus seulement- en champ/contre-champ deux personnages qui communiquent verbalement. La caméra va et vient entre les personnages, visualisant, métaphorisant cet entre-deux dont on aurait pu penser qu’il n’était que géométrique, que l’expression d’un crime de lèse ellipse dans un système transitif, linéaire, hollywoodien suivant l’expression de Gilles Deleuze dans L’Image-mouvement. Mais cela prouve que le champ/contre-champ n’est pas seulement une technique de montage, une figure d’un problématique langage audiovisuel, mais une forme relevant d’une esthétique et pour La nouvelle Vague, c’est clair : une position critique sur le cinéma et pourquoi pas sur le modèle de communication incarné dans cette forme. Filmer le trou, tel semble être le mot d’ordre.
Filmer le trou ou boucher le trou ? Telle est la question qui resurgit. Il n’y aurait plus les ringards qui bouchent et les modernes qui creusent. Raccorder par le montage ou faire durer le plan dans une continuité limite, deux façons de se comporter par rapport à la coupe.
Couper et/ou raccorder, voilà la question de l’image-mouvement et de l’image-temps. Surdéterminer la coupe, ou le raccord tel est l’enjeu d’un aveuglement idéologique qui hésite entre le creux et le plein. Faut-il comme le dentiste, creuser plus pour boucher mieux ? Ou pour affirmer son identité « professionnelle », « broadcast », traquer le plus petit trou d’aiguille, le plus petit trou dans cet emploi du temps télévisuel qu’une industrie de programmes attentionnée propose jour et nuit ? Qui n’a jamais parcouru un rapport de chef de chaîne ne connaît pas l’angoisse qui étreint ceux qui veillent pour que nous ne soyons jamais déconnectés !
Pourquoi boucher, pourquoi creuser, comment boucher, comment creuser ? Pas de ringards, pas de modernes. On sait les limites d’une théorie de l’aliénation idéologique : à l’instar des critiques faites à la notion d’aliénation par certains psychanalystes qui rappellent que toute névrose ou toute psychose est une tentative ultime et parfois désespérée pour s’adapter -quand même.
Transformation et visualisation dans les « nouvelles images »
Je voudrais m’attarder sur les images dites nouvelles, car des communications très intéressantes dans ce Collège ont rappelé, l’une en revenant sur les débuts du cinématographe et sur les nouvelles images de 1985 (Sicard, 1994), une autre en jetant un pont entre les clones et les marionnettes, les marionnettes électroniques, que, s’il fallait être à l’affût de l’émergence d’une réelle part de nouveauté, voire d’une possible mutation technologique de la pensée, un devoir de mémoire, d’inertie intellectuelle bien tempérée, nous intimait l’obligation de ne pas prendre pour argent comptant le discours marketing qui les accompagnait.
L’I.N.A., par l’intermédiaire d’Imagina, du Collège iconique et des ateliers de recherche méthodologiques de l’Inathèque, propose des lieux de rencontre et de confrontation autour de ces nouveaux objets.
Dans le sens de ces précédentes interventions, je voudrais réfléchir sur l’homme-caméra et la femme-panthère au travers du film Peeping Tom (Le Voyeur) de Michael Powell et les deux versions de Cat people (La Féline) de Jacques Tourneur et de Paul Schrader.
Monomaniaque des trous, je m’interrogerai sur les problèmes de visualisation dans ces films. Je commencerai par le Cat People de Maurice Tourneur, film phare pour tous les amoureux du genre fantastique. On connaît les louanges faites à ce film auxquelles on pourrait appliquer le mot de Charles Sanders Peirce cité par Erwin Panofsky : « en montrer moins pour en exprimer plus ». En effet, dans ce film à petit budget (fleuron des séries B hollywoodiennes), on ne montre jamais la transformation de l’héroïne en panthère. On voit une femme, on voit une panthère, on ne visualise pas le devenir panthère de cette femme. On admire le comble de l’ellipse poétique, le jeu admirable du hors-champ, puisque pour des raisons à la fois économique et artistique (faire des contraintes les moyens de la création), la transformation n’existe que pour le regard d’un homme (et dans le film, c’est le psychiatre qui en mourra !).
Dans la fameuse scène de la piscine, on ne la verra pas se transformer non plus : un jeu savant des lumières en miroitement sur l’eau et les murs évoquera ce qui n’est pas montré.
Lors de la poursuite dans la rue, pas de visualisation mais ce que Michel Chion appelle un rendu sonore : deux séries de pas, celle de la poursuivie (dans le champ) et celle de la poursuivante (hors-champ). Puis une seule série de pas : la poursuivie, toujours dans le champ, et off, succédant au silence de la poursuivante, feulements et grognements : une transformation sonore et pas visuelle. Morceaux d’anthologie dans toutes les histoires du cinéma fantastique.
Le cinéma fantastique d’aujourd’hui cherche la visualisation, à coup de trucages et de dollars. Et le puriste de pointer la perte en charge poétique et de qualité artistique. J’essaierai de dépasser ce point de vue, en déplaçant mon intérêt sur le recadrage communicationnel dans les stratégies conscientes (fournir de nouveaux produits à l’industrie culturelle cinématographique ou télévisuelle) et inconscientes : la tendance à tout montrer (ou la peur de ne pas tout pouvoir montrer ?), la volonté de s’émanciper du cadre de l’image animée traditionnelle par l’avènement des nouvelles technologies.
Dans le remake de Paul Schrader, le clou du spectacle c’est la transformation de Nastassia Kinski en panthère. Dans cette version de 1981, contemporaine de Alien, de The Thing, etc., pas d’ordinateur ni d’images de synthèse, pas encore de morphing, mais un raffinement extrême sur les effets spéciaux par le maquillage et le filmage des transformations. Est-ce condamnable ontologiquement suivant la formule d’André Bazin ? Dans la dialectique du caché/montré, Schrader à la fois pour des raisons mercantiles et idéologiques a-t-il enfreint une règle de « retenue poétique » ? A-t-il bouché le trou au risque, comme le voyeur par le trou de la serrure, de s’aveugler sur l’essentiel ?
Oui et non. Si l’inconscient ne connaît pas le négatif, les images le connaissent-elles ? On peut dénier mais peut-on nier ? Après tout, et en toute rigueur, Jacques Tourneur lui aussi rend audiovisuellement parlant, mais par le son, la transformation. Bien sûr, à privilégier l’image sur le son comme par un jeu de refoulement, il n’y a pas de visualisation directe mais indirecte : les jeux de lumières, et le rendu sonore. Rendu sonore, rendu visuel, différence à creuser.
C’est surtout une différence quant aux jeux de regard : dans la version n° 1, seul le psychiatre assistera (pour en mourir après avoir enfreint deux règles déontologiques : séduire la patiente et la regarder) à la transformation, et ses yeux seront les nôtres, sans le plan subjectif qui nous permettrait de réellement voir ce qu’il voit.
Dans le deuxième, nous verrons directement mais par un jeu de miroir : Nastassia Kinski se regardant dans la glace de la salle de bain.
Une différence notoire entre les deux versions : à la fin de la version « soft » la femme-panthère meurt sous sa forme panthère. A la fin de la version « hard », elle aura la vie sauve : son amoureux l’enfermera -sous sa forme panthère- dans une cage du zoo où il travaille et viendra la caresser de temps en temps en lui apportant un beau morceau de viande sanguinolent.
Ma proposition est que, si l’on sort du terrain purement artistique, poétique, pour se placer dans un cadre communicationnel -et pas dans le sens de message, mais comme rapport établi par chacun des films au monde qu’il induit-, l’enjeu métaphorique n’est pas du tout le même. Dans le premier -poétiquement correct !-, on intègre le tabou porté sur le regard qui viserait la transformation. D’ailleurs la forme panthère, comme on dirait la forme osirienne d’un pharaon en égyptologie, n’implique pas symboliquement la monstration de la transformation corporelle. On tient à distance les deux pôles qui la constituent : femme et panthère. Remarquons d’ailleurs qu’à la fin des deux films, ce qui est mort ou mis en cage, c’est la forme panthère et pas la forme humaine.
Le second film, et c’est en cela qu’il me semble symptomatique de la tendance des nouvelles images à vouloir tout montrer en s’émancipant du cadre -artistique- au profit d’un autre -communicationnel-, cherche à visualiser, à se familiariser avec ce qui devrait rester invisible. Bien sûr, je l’ai déjà écrit, dans leur forme spectaculaire, ces nouvelles images ont comme mission de renouveler l’intérêt du spectateur en lui proposant toujours de nouveaux produits culturels à consommer. Mais dans le même temps, on ne peut pas ne pas voir qu’elles participent du même mouvement que leurs soeurs de l’imagerie scientifique qui, elles, bénéficient d’un accueil positif comme moyen de connaissance. Voir à l’intérieur du corps, tel est le programme des caméras endoscopiques. Or, la séquence d’autopsie dans le second film de la forme panthère du frère de la féline est claire. Comme dans Alien -mais par une inversion- en ouvrant le corps de la panthère on retrouve un bras humain.
Il me semble qu’il y a donc un bénéfice et un déficit dans chacune des versions. Dans la première, on respecte les règles du jeu artistiques mais aussi archaïquement religieuses -le tabou sur le corps grâce à une ascèse financière imposée. Dans la seconde, on s’autorise l’expérimentation visuelle, mais au prix d’un autre aveuglement sur une métaphorisation impossible parce que l’enjeu de ces trans-formations n’est pas le corps féminin et son sexe troublant, mais le désir d’un homme et d’une femme qui s’articule autour d’un signifiant, le phallus, venant toujours à manquer, et un signifiant introuvable (du moins pour les classiques de la psychanalyse !) comme un trou noir dont on se doute qu’en négatif du négatif, sa positivité signifiante reste à expliciter.
Et à ce titre, la femme panthère n° 2 -dans le genre fantastique-, pas plus que n’importe quel film pornographique dans un autre genre, en approchant la caméra sur les sexes des uns et des autres, ne peut dans le meilleur des cas que pointer l’existence, à côté du sexe brandi, d’une autre réalité dont la visualisation rapprochée prouve que, comme les trous noirs en physique, elle n’a de trou que le nom pour un regard masculin aveuglé par sa hantise de la castration.
Et il est intéressant de noter que tous ces films fantastiques de la fin des années soixante-dix, début des années quatre-vingt dont Alien est l’archétype, intègrent une interrogation sur le corps féminin et sa possibilité de procréer à une époque où l’idéologie et la mythologie associées à l’ordinateur et aux « T.I.C. » butent sur une complexité humaine à la physique et la chimie à la fois extraordinairement sophistiquées et terriblement archaïques.
Le Voyeur -l’homme-caméra- de Michael Powell est à ce titre prémonitoire. Le dispositif insensé mis au point par l’ex-petit ami-empereur de Sissi, Karlheinz Bohm, nous bluffe jusqu’à la fin. Ce n’est point tant la baïonnette dont il chausse un des pieds de sa caméra pour percer ses victimes tout en les filmant qui fait sens, mais, on l’apprend à la fin, c’est le miroir qu’il lui adjoint pour que la femme victime se voit percer et mourir. Et le clou du film projeté, c’est de se filmer soi-même pour filmer sa propre mort, ajoutant en cela au programme du Président Schreber : non seulement être une femme et subir l’accouplement, mais être une femme victime et se voir subir une percée définitive.
Qu’on ne s’y trompe pas : il ne s’agit pas dans ma proposition d’un problème de métaphorisation ergonomique. Ce qui m’importe dans cette contribution, c’est de percevoir quelques remous dans la culture ou dans l’idéologie si l’on préfère, c’est-à-dire dans un certain système de communication, et de remarquer qu’à trop parler de visualisation, on refoule une fois de plus la question du son. Car ces trous dans l’image, qu’on les revendique ou qu’on les dénie, ne doivent pas nous faire oublier que notre monde est peut-être plus une audiosphère (pas vraiment une logosphère) qu’une vidéosphère pour paraphraser en la détournant la médiasphère de Régis Debray. La visite des temples de la consommation culturelle (F.N.A.C., Virgin…) le montre suffisamment où le son dame souvent largement le pion à l’image. Quant à la télévision, si les nouveaux écrans plasma révolutionnent l’ameublement en permettant d’accrocher leurs écrans plats comme un tableau sur le mur, c’est le concept de home cinéma, lié au son (Dolby surround ou T.H.X.), qui est central dans le marketing.
Et si l’aveuglement au cœur de la vision se doublait d’une surdité théorique ? Comme des agnosies visuelles et auditives ? Agnosies idéologiques surtout, éclipses de nos sens qui nous renvoient à cette sorte de courbure de nos lignes de communication visuelle et auditive sur laquelle j’aimerais conclure, et dont les trous noirs de notre pensée sur les médias seraient les révélateurs ?
Conclusion : les trous, ou la part de liberté du spectateur
Le jeu d’esprit, on l’a vu à propos de la physique ou de l’astronomie, permet souvent de se sortir des ornières théoriques. Et faire porter l’accent sur les trous, cela revient d’abord à réfléchir autant sur la matérialité incomplète des images au regard du son que sur la matérialité énigmatique de notre rapport à l’image et aux sons. Et cette matérialité doit se défier d’un vieux matérialisme et scientisme réducteur dont les sciences physiques elles-mêmes se sont émancipées. Rappeler l’existence des trous dans l’image et dans le regard, c’est insister sur l’existence simultanée de pleins et de creux dans l’image en mouvement et dans le temps, donc dépasser toute analyse qui, pour le cinéma ou la télévision, fige sa méthodologie dans un Arrêt sur l’image pour reprendre l’intitulé suspect d’une émission auto-réflexive à l’intérieur de son propre média.
La nouvelle physique des « images » et du regard doit tenir compte de ce mouvement de la lumière qui va des unes à l’autre, que ce soit par projection, comme le cinématographe, ou par un effet de vitrail comme dans l’image cathodique. Et les trous engendrent -au moins métaphoriquement- une courbure dans la trajectoire de la lumière qui unit l’œil à l’écran.
Mais le cinéma et la télévision sont sonores et parlants. Et leurs « images » peuvent être entendues, ce que suggère Michel Chion comme des cribles qui laissent passer des paroles, des musiques et des sons. Car penser les trous comme des refoulés de l’image, c’est aussi, comme je le disais au début de ma communication, penser le son comme refoulé de l’image.
Aux agnosies visuelles et sonores est lié un impensé théorique que je ne fais qu’effleurer dans cette contribution préparatoire à une recherche à venir. Et à côté d’une halte gastronomique et réflexive sur les trous dans le gruyère, certaines plongées documentaires dans des cratères en ébullition peuvent donner le vertige, pour peu qu’on se donne les moyens épistémologiques et esthétiques d’une expérimentation croisée dans ma discipline. Au Collège iconique, nous avons pris le temps et nous continuons à nous octroyer le recul par rapport à la télévision et aux nouvelles images en général. C’est pourquoi je me suis permis de tenter ce qui pourrait apparaître par analogie comme une variation axiomatique dans son mouvement rhapsodique mais qui, pour moi, constitue les coulisses d’une contribution sur la matérialité de l’information et de la communication audiovisuelles.
Bien sûr, il faut accepter une certaine dose de Dialectique négative pour reprendre le titre de l’ouvrage d’Adorno tout en sachant que la négativité contient sa propre positivité ! Car la relativité d’Einstein, les nombres imaginaires ou l’impressionnisme en peinture, étaient à l’origine, des appellations non contrôlées, le symptôme de la crise qu’ils reflétaient dans leur univers d’origine, si tant est que la forme esthétique est du contenu social sédimenté.
Alors le trou et l’aveuglement m’inspirent un dernier jeu d’esprit, ce paradoxe : Et si toute image, en un certain sens, était faite par des aveugles pour des aveugles, et pas seulement au niveau d’un aveuglement idéologique ? De grands cinéastes étaient borgnes : John Ford, Fritz Lang, Raoul Walsch. Et si, entre ceux qui écarquillent les yeux pour tout englober dans un même regard au nom des nouvelles images et ceux qui n’en finissent pas de déplorer la fin de l’art du cinéma avec la perte du cadre et l’avènement de l’interactivité dont jouent l’idéologie industrielle mais aussi des artistes contemporains, le renouveau des images passait par une nouvelle génération de fabricants aveugles ?
Comme le montre Oliver Sacks dans ses récits cliniques, l’agnosie peut être accueillie favorablement ou non par le patient. Élargir le trou ou le boucher, ne s’opposent pas comme l’envers l’un de l’autre mais comme les deux faces d’un rapport à l’image et au son où la part de liberté du spectateur -mais aussi du chercheur-, cette promesse de liberté, est toujours à reconquérir.
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HIVER Marc, « Trou dans l’image et question de l’aveuglement », Articles [En ligne], Web-revue des industries culturelles et numériques, 2012, mis en ligne le 31 août 2012. URL : https://industrie-culturelle.fr/industrie-culturelle/trou-image-aveuglement-marc-hiver/
Philosophe, spécialiste des sciences de l’information et de la communication, d’Adorno et des industries culturelles
Dernier livre : « Adorno et les industries culturelles – communication, musique et cinéma »,
L’Harmattan, collection « communication et civilisation »