Ce texte, traduit par moi, est paru dans Compact (revue en ligne ici), le 5 août 2022 (David Buxton).
Theodor Adorno a écrit que la meilleure loupe, c’est l’écharde dans l’œil. Il a prôné une sorte de « critique paranoïaque », qui surestime son objet et qui exagère sa signification, utilisant le microcosme d’un phénomène culturel pour éclairer le monde social qui l’entoure. Dans ce point de vue, l’art et la théorie existent pour provoquer de la reconnaissance, pour donner de la vie à ce qui serait à peine perceptible autrement.
Vu en ces termes, Ozark (Netflix) réussit brillamment. Terminée maintenant après quatre saisons, la série dramatise le rôle décisif joué par des éléments criminels dans le fonctionnement de l’économie néolibérale « transparente ».
De gros titres dans le monde réel ont depuis longtemps jeté de la lumière sur la dépendance de l’économie officielle au marché noir. La publication des « Panama Papers » en 2016 a dévoilé l’étendue de la corruption de la part des gouvernements et des entreprises dans le monde entier. Il s’avère que c’est l’argent du crime organisé qui a sauvé la finance mondiale pendant la crise de 2008. L’imbrication du crime organisé dans le capitalisme n’a rien de nouveau, même si son échelle a apparemment grandi ces derniers temps.
Ozark se déroule à Osage Beach, à côté du lac des Ozark dans l’arrière-pays du Missouri. Construction privée datant du début du 20e siècle et anticipant les grands projets publics du New Deal, ce réservoir artificiel a causé l’évacuation des riverains pauvres et la transformation du coin en une station de vacances pour citadins aisés. C’est dans ce lieu que Marty Byrde, un conseiller financier affable, s’échappe de Chicago, où son partenaire en affaires vient d’être exécuté par le cartel mexicain pour lequel ils blanchissaient de l’argent. Pour sauver sa peau, Marty propose de se servir du lac comme base d’une nouvelle opération de blanchiment autour d’un casino.
Rapidement, Marty et sa famille rencontrent les membres survivants de la communauté locale, qui s’identifient comme péquenauds (hillbillies). Certains d’entre eux sont des concurrents du cartel pour la production et la distribution de l’héroïne. Les interactions de la famille Byrde avec les locaux deviennent une éducation dans les dures réalités du monde contemporain, ainsi qu’un exercice d’identification et de contre-identification pour l’Amérique de la classe moyenne urbaine face à ses concitoyens pauvres et ruraux. En cela, la série est comparable à Orange Is the New Black, où l’incarcération d’une jeune femme blanche de la classe moyenne devient le prisme par lequel la société est perçue dans son ensemble.
Les Byrde sont également visés par le FBI, qui est sur la piste du cartel. Leurs agents cherchent moins à arrêter le trafic de drogues qu’à le gérer. À un moment, ils proposent à Marty qu’il prenne le contrôle du cartel lui-même afin d’échapper à une peine de prison. Les policiers sont dépeints comme complices de la criminalité, car la vaincre est au-delà de leurs moyens.
Le cartel mexicain est représenté en termes familiers comme un racket pittoresque, mais impitoyable, dont la culture fondée sur la loyauté au clan est étrangère à la famille Byrde. Un prêtre catholique, confesseur du chef du cartel, veut rédimer l’âme de Marty. Il offre aussi à l’aider à piéger le chef afin d’arrêter la tuerie. Quand Marty exprime son scepticisme vis-à-vis de l’éthique de sa mission, le prêtre lui répond qu’il va où Dieu a le plus besoin de lui. Agnostique, Marty n’a pas besoin de lui.
Les États-Unis sont quasiment au-delà de la rédemption dans Ozark. Le neveu du chef, qui intrigue pour remplacer son oncle, est diplômé d’une école de commerce américaine. Il parle du déclin du pays, prétendant que les États-Unis sont devenus un simple marché de plein air pour ses marchandises. Il y a un moment trumpien quand Wendy, la femme de Marty, s’implique dans le jeu politique. Elle découvre un complot pour fausser les élections avec des machines de vote truquées ; consternée, elle doit néanmoins obtempérer. Elle fait la connaissance de l’héritière d’une grande entreprise pharmaceutique, tenaillée par le remords du fait que sa société a créé une grosse dépendance aux opioïdes, mais qui a besoin de l’héroïne bon marché du cartel comme ingrédient d’un médicament traitant cette dépendance.
Ozark suit d’autres drames figurant des antihéros supposés, commençant avec The Sopranos et continuant avec Breaking Bad et son dérivé Better Call Saul. La représentation du crime organisé devient un microcosme exagéré et une allégorie de la société en général. En dehors de Tony Soprano, cependant, ces protagonistes ne sont pas des antihéros. Tony Soprano est réellement un sociopathe, mais il s’avère que Walter White et Jimmy McGill sont de vrais hommes en fin de compte. Marty Byrde aussi.
Don Draper dans Mad Men est un cas équivoque. Quand la contre-culture fleurit autour de lui, il y voit l’occasion pour brasser des affaires. Plutôt que de choisir entre le bouddhisme et le capitalisme, il voit le potentiel pour le dernier dans le premier. Dans la scène ultime de la série, on retrouve Draper entouré de hippies sur une colline surplombant l’océan californien au coucher du soleil, pratiquant le yoga en même temps qu’il conçoit le spot publicitaire célèbre de Coca Cola en 1971 avec la chanson I’d Like to Teach the World to Sing (In Perfect Harmony). Un critique récent a déploré cette scène, affirmant avec une naïveté étonnante que le yoga (ainsi que la créativité artistique) aurait dû être présenté comme une alternative au capitalisme.
Qui sont ces hommes blancs conformistes de la classe moyenne, et quelle est la clé de leur justification ? C’est leur ingénuité bourgeoise. Au milieu d’un ordre capitaliste quasiment postapocalyptique, dans lequel de vieilles traditions et communautés ont été balayées, ces hommes gardent leurs esprits, et sauvent quelques vies en chemin. C’est une fantaisie, bien sûr, mais d’une sorte particulière. Elle suit la littérature bourgeoise classique, où le portrait de la réalité sociale de tous les jours peut aussi véhiculer une leçon morale. À la différence des contes de moralité traditionnels, ce sont des histoires de rédemption séculières, non de la résignation au destin cosmique, qu’il soit divin ou naturel. Pour la société bourgeoise, essentiellement, la nature humaine n’est ni bonne ni mauvaise, mais présumée innocente.
Marty est contrasté avec Helen Pierce, avocate cynique dont la famille, à la différence de celle de Marty, reste dans une ignorance privilégiée, inconsciente de l’implication de leur mère dans les affaires du cartel. C’est une antagoniste importante dans la série, et sa mort subite choquante aux mains du chef du cartel souligne l’amoralité de son rôle. Si le cartel choisit Marty et non Helen, dont la loyauté n’est pas en doute, c’est simplement parce que Marty est plus efficace dans la poursuite de leurs intérêts.
Les actions de Marty ne sont pas amorales. Mais il suit une autre boussole que celle utilisée par le cartel, par le FBI, par les mafieux locaux et par les politiques. L’aspect dramatique de la série tourne autour de l’ambiguïté des choix opérés par Marty, qui crucialement restent incertains, non seulement quant aux conséquences, mais aussi quant aux motivations. Ce n’est qu’à la fin que les décisions de Marty s’avèrent justifiées, moralement et pratiquement. Non seulement veut-il faire le bien, mais il le fait effectivement.
Marty essaie d’agir dans les intérêts de tout le monde, même de ses opposants et concurrents ; c’est l’idéal d’une société de marché. Plutôt que de faire la guerre, il préfère conclure un marché. Ce n’est pas une question de fair-play, mais de son propre intérêt. Le talent de Marty ne tient pas simplement au maniement des chiffres, mais aussi à la compréhension des gens. Par exemple, Marty prend une jeune femme locale Ruth Langmore comme apprentie et puis gestionnaire dans son opération de blanchiment ; elle soupçonne en permanence ses motivations, mais il s’occupe d’elle autant qu’il peut pendant les péripéties difficiles qu’ils traversent ensemble. Il n’est pas spécialement compatissant, mais il est compréhensif. Comme l’a dit Adam Smith, on devrait faire appel aux autres au nom de leurs intérêts. Marty incarne ce qu’Adorno appelle « la froideur bourgeoise ». C’est une vertu, et non un vice.
Marty ne peut changer le monde, mais il essaie de le rédimer, tirant le mieux de ses processus répugnants. Il opère dans les régions grises de l’agence humaine, dans la mesure où elles survivent dans le capitalisme ; il s’agit de petites actions sur lesquelles de grandes actions peuvent se fonder plus solidement, mais qui restent invisibles dans les procédures officielles et dans les grandes initiatives, qu’elles soient politiques ou économiques. Il exemplifie le héros méconnu de la société, dont les actions ne relèvent ni du sacrifice ni de la charité, mais sont néanmoins altruistes et courageuses. Il se pourrait qu’une politique socialiste puisse être dérivée d’une telle moralité, déployée cette fois contre le capitalisme.
Le message d’Ozark est ceci : ne faites pas confiance aux capitalistes (qu’ils opèrent dans l’économie formelle ou informelle) ni à l’État et à la politique, mais au petit homme de la société bourgeoise. Il pourrait encore se sauver et nous autres avec lui.
Chris Cutrone (1970-) enseigne l’histoire de l’art à School of the Art Institute of Chicago. Il fut l’un des fondateurs du groupe indépendant de recherches et de débats marxistes, la Platypus Affiliated Society (présente dans de multiples universités aux États-Unis et en Europe).
CUTRONE Chris, «Les héros bourgeois – Chris CUTRONE», Articles [En ligne], Web-revue des industries culturelles et numériques, 2022, mis en ligne le 1er novembre 2022. URL : https://industrie-culturelle.fr/industrie-culturelle/les-heros-bourgeois-chris-cutrone/