Ma thèse, rédigée il y a fort lontemps, s’intitulait : le Cinéma, art collectif ? Notamment en décalage avec une vision réductrice de la politique des auteurs dans la nouvelle Vague. Aujourd’hui, de nouvelles pratiques d’écriture littéraires et éditoriales à l’ère de l’IA n’impliquent-t-elles pas de se poser la question d’une dimension collaborative dont l’auteur face à sa page blanche ne serait plus le héros solitaire ?
Cet essai se nourrit de rappels relevant d’études universitaires ou non consacrées au travail de préparation de certains écrivains qu’on ne pourrait pas réduire à un simple enjeu bibliographique. Aux encyclopédistes du XVIIIe, à l’encyclopédie numérique Wikipédia s’ajoute un nouvel acteur : l’IA (l’intelligence artificielle). Entre fantasmes, peurs, déploration passéiste, il conviendrait sur la base de cas d’usage (use-cases) d’expérimenter. Pour l’heure, dans cet article, nous nous attacherons à revisiter le rapport entre un écrivain et ses sources à l’aune des outils proposés par l’IA.
Le mythe de l’écrivain solitaire
De nombreuses études littéraires ont montré que le mythe de l’écrivain solitaire, du génie des lettres, renvoyait à une image romantique et persistante dans l’imaginaire collectif : celle d’un être retiré du monde, enfermé dans une chambre mansardée ou un café oublié, dialoguant avec ses démons intérieurs ou sa Muse. Il incarnerait l’isolement volontaire, nécessaire à la création, comme si l’inspiration naissait du silence, de la souffrance ou de la marginalité. Cette figure, héritée du XIXe siècle (notamment avec des auteurs comme Flaubert, Rimbaud ou Kafka), continue de fasciner, bien qu’elle occulte souvent la réalité plus nuancée du travail littéraire, qui mêle solitude, dialogue avec d’autres voix (lecteurs, pairs et d’abord éditeurs), et inscription dans une société.
Jules Verne et les encyclopédies
Jules Verne, un des pionniers du roman scientifique et d’anticipation, s’appuyait largement sur les encyclopédies et traités scientifiques de son époque pour nourrir ses récits. Grand lecteur de l’Encyclopédie Larousse, des manuels de géographie, de physique ou de navigation, il intégrait ces savoirs dans ses Voyages extraordinaires pour donner une assise réaliste à l’imaginaire. Ce recours à des sources documentaires rigoureuses lui permettait d’éduquer autant que divertir, en faisant de ses romans des condensés de connaissances, à la fois fictionnels et pédagogiques. Sa méthode mêlait curiosité encyclopédique, goût du détail technique et imagination narrative.
Victor Hugo et les sources de Notre Dame de Paris
Pour décrire Paris au XVe siècle dans Notre-Dame de Paris, Victor Hugo s’est appuyé sur plusieurs types de sources, croisant rigueur historique et imagination créatrice :
1. Les chroniques historiques et médiévales : Hugo a consulté des textes anciens comme les Chroniques de Froissart, les écrits de Villon, ou ceux de l’abbé Lebeuf (Histoire de la ville et de tout le diocèse de Paris), qui lui fournissaient des détails sur la vie, les coutumes et l’urbanisme médiévaux.
2. Les recherches érudites de son temps : Il s’est nourri des travaux d’historiens, d’architectes et d’érudits du XIXe siècle passionnés par le Moyen Âge, comme Arcisse de Caumont, pionnier de l’archéologie médiévale, ou Mérimée (inspecteur des monuments historiques).
3. L’observation directe de Paris : Hugo arpentait la ville et dessinait, notait, observait les ruines et les monuments. Il connaissait intimement Notre-Dame, dont il voulait sauver l’architecture menacée de destruction ou de défiguration.
4. Son imagination romantique : Enfin, Hugo complète ses sources par sa propre vision idéalisée du Moyen Âge. Il reconstruit un Paris symbolique, reflet de ses obsessions esthétiques, politiques et spirituelles.
Ainsi, la description de Paris dans Notre-Dame de Paris intègre érudition, observation et invention, dans une perspective à la fois historique et engagée. Mais ces sources ne doivent-elles pas être dialectisées comme un dialogue dépassant l’idée d’un simple matériau à l’usage de l’auteur ?
La table d’écriture de Tolstoï
Sur l’immense table d’écriture de Tolstoï, on trouvait un mélange de livres religieux, de textes philosophiques et de documents historiques. Parmi ses sources régulières :
• La Bible, en russe et parfois en grec ou en hébreu : elle fut sa lecture spirituelle centrale, notamment après sa crise morale des années 1870.
• Les Évangiles en particulier, annotés par lui.
• Les œuvres des philosophes stoïciens, comme Épictète et Marc Aurèle, qu’il admirait pour leur morale de rigueur.
• Des textes de Rousseau, dont il partageait l’idéal de retour à la nature et la critique de la société moderne.
• Des livres d’histoire, notamment sur les guerres napoléoniennes pour Guerre et Paix, avec cartes, journaux de campagne, mémoires militaires russes et français.
• Des ouvrages scientifiques et pédagogiques, car Tolstoï s’intéressait aussi à l’éducation populaire.
• Des manuscrits, lettres et journaux personnels qu’il relisait et annotait sans cesse.
Cette table devenait ainsi un véritable carrefour entre la foi, la raison, l’histoire et l’introspection.
Peut-on réduire ces sources à une simple bibliographie de type universitaire ? Ou ne peut-on y voir encore un dialogue avec les auteurs ou les ouvrages évoqués ? Des assistants involontaires ?
Alexandre Dumas et Auguste Maquet
Alexandre Dumas que certains réduisent à un auteur mineur (un peu comme Jules Verne, d’ailleurs) préfigure l’idée d’un entrepreneur — voire d’un « auto-entrepreneur » littéraire.
Alexandre Dumas a collaboré étroitement avec Auguste Maquet, son principal « nègre littéraire », un terme alors utilisé pour désigner les collaborateurs anonymes chargés de rédiger ou structurer les récits. Maquet proposait souvent les premiers jets ou trames des romans, que Dumas réécrivait avec son style, ses dialogues vifs et sa verve dramatique. Cette collaboration a donné naissance à de grands succès comme Les Trois Mousquetaires ou Le Comte de Monte-Cristo. Bien que Maquet ait revendiqué sa part de création, Dumas restait la figure publique, incarnant le génie romanesque populaire du XIXe siècle.
On peut voir Alexandre Dumas un peu comme un producteur indépendant hollywoodien à la manière de David o’ Selnick (Autant en emporte le vent) dont les réalisateurs correspondaient en fait à des assistants pour la réalisation de son projet (il a changé de réalisateur au cours du tournage). Alexandre Dumas n’était-il pas à la tête d’une petite entreprise littéraire qui devait fournir en quantité à son éditeur et lui assurer en tant qu’écrivain professionnel son train de vie confortable ?
Wikipédia, l’intelligence artificielle
Wikipédia était déjà une encyclopédie en ligne collaborative, libre et gratuite, lancée en 2001. Rédigée et modifiée par des bénévoles du monde entier, elle repose sur le principe du wiki, permettant à chacun de contribuer à son contenu. Disponible en plus de 300 langues, dont le français, elle est aujourd’hui l’une des sources d’information les plus consultées au monde. Malgré son accessibilité et sa richesse, Wikipédia suscite toujours des débats sur la fiabilité de ses articles, bien qu’elle s’appuie sur une charte revendiquant des principes de vérifiabilité et de neutralité. Combien d’auteurs et d’étudiants s’inspirent ou copient des passages entiers de cette encyclopédie au grand dam des lecteurs et correcteurs, universitaires ou non ?
L’intelligence artificielle générative, de type Chat GPT, elle, propose, via ses prompts (ses requêtes) de « créer » entre autres, des textes clefs en main sur la base d’une mémoire reposant sur le Big Data, bref des données collectées dans le monde entier !
Et d’aucuns intellectuels médiatiques et conservateurs de s’en offusquer : des étudiants sous-traiteraient des mémoires (des thèses ?) avec Chat GPT ou un autre produit. Des ouvrages littéraires encombreraient de la sorte une plateforme comme Amazon. Des musiques produites par des outils dédiés (par exemple Suno AI) sur Spotify. Mais faut-il pour autant sombrer dans la déploration passéiste ? Ou l’enseignement et la recherche ne doivent-ils pas intégrer ces outils comme des assistants indispensables à l’ère des connaissances mondialisées soumises, certes, aux grands groupes de communication capitalistes ?
Conclusion
Trop de fantasmes reposent en fait non sur l’intelligence artificielle générative de type Chat GPT, mais sur l’intelligence artificielle générale élevée au rang de divinité omniprésente, omnisciente et omnipotente ? Une espèce de dieu moderne immanent à la manière, toutes proportions gardées, de celui de Spinoza et non transcendant comme dans les religions du Livre ? Certains ont même évoqué un cyber mysticisme ! L’intelligence artificielle agentique, en chantier, mais déjà présente, sera une forme d’intelligence artificielle qui pourra prendre de plus en plus des décisions, effectuer des actions autonomes (comme dans les voitures autonomes) et apprendre en permanence des interactions. De quoi désespérer les détracteurs de l’IA, défenseurs autoproclamés de l’humain !
Il importera donc sur la base de cas d’usage (use-cases en anglais définissant en génie logiciel et en ingénierie des systèmes une manière d’utiliser un système qui a une valeur ou une utilité pour les acteurs impliqués) d’expérimenter avant de juger.
Car la question est la suivante : le type de dialogue avec l’IA, au travers des prompts d’un opérateur et des réponses fournies par la « machine » doit il être envisagé comme une façon « à la page » de traiter le rapport homme/machine en l’humanisant, en l’anthropomorphisant ? Toutes proportions gardées, à la manière des robots humanoïdes masquant les algorithmes ? Ou des séries télévisées policières où l’on saupoudre au début et à la fin de chaque épisode une dose d’humain dans l’arc dramatique de la série entière (passé douloureux, divorce d’un protagoniste, récurrent dans chaque épisode pour conserver une pseudo dimension feuilletonnante, malgré son caractère clos en terme, par exemple, d’enquête policière, etc) pour faire oublier le caractère industriel et répétitif de ces productions télévisuelles stéréotypées (lire les articles de David Buxton, le spécialiste des séries TV en France) ?
Bref, il faut s’interroger sur le rapport entre l’auteur dans son individualité et l’IA dans sa dimension collective renvoyant au Big Data. Car l’auteur ne devient-il pas aussi l’auteur d’un prompt, d’une requête qu’il doit ajuster au cours d’une « conversation » s’émancipant du virtuel, ce mot fourre-tout qui ne signifie rien ? Comme l’écrivait le philosophe Emmanuel Kant dans la Critique de la raison pure, il y a une différence entre penser à des thalers (monnaie allemande de l’époque) et les avoir dans sa poche. A contrario, les escroqueries sur le Net, elles, n’ont rien de virtuel, d’imaginaire… pour les victimes : on leur a bien fait les poches via l’échange de leurs données bancaires !
C’est ce que je développerai à la rentrée en septembre au travers de cas d’usage (use-cases) dans la Web-revue pour sa quatorzième année !
HIVER Marc, « L’écriture : une pratique collaborative à l’ère de l’IA ? – Marc Hiver », Articles [En ligne], Web-revue des industries culturelles et numériques, 2025, mis en ligne le 1er juillet 2025. URL : https://industrie-culturelle.fr/industrie-culturelle/lecriture-une-pratique-collaborative-a-lere-de-lia-marc-hiver/
Philosophe, spécialiste des sciences de l’information et de la communication, d’Adorno et des industries culturelles
Dernier livre : « Adorno et les industries culturelles – communication, musique et cinéma »,
L’Harmattan, collection « communication et civilisation »