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Présentation (David Buxton)
La trilogie de science-fiction Trois Corps de l’ingénieur en informatique Liu Cixin, succès commercial énorme en Chine et dans le monde entier, raconte la future invasion de la Terre par une civilisation extraterrestre plus avancée et agressive, qui repère notre planète grâce à la traitrise d’une scientifique chinoise dépitée par ce qu’elle et sa famille ont subi lors de la Révolution culturelle, et la manière dont les Terriens essayent de s’organiser afin de résister à une invasion annoncée avec 400 ans d’avance. Le troisième tome raconte l’invasion, et poursuit l’intrigue jusqu’à la mort thermique de l’univers. Le premier tome a été traduit en français sous le titre « Le problème à trois corps » (Actes Sud, Arles, 2016) par Gwennaël Gaffric, et les autres vont suivre. Ce qui suit est un article écrit par Liu Cixin pour le site de son éditeur américain, rendu en anglais par Ken Liu, auteur connu de science-fiction sino-américain, qui a traduit le premier et le troisième tomes de la trilogie. L’article a ensuite été traduit pour la Web-revue par moi.
Lire Gwennaël Gaffric, « La trilogie des Trois Corps de Liu Cixin et le statut de la science-fiction en Chine contemporaine », ReS Futurae, revue d’études sur la science-fiction, 9 : 2017, numéro spéciale « La science-fiction en Asie de l’Est ».
Le pire des univers possibles
[Entre 2006 et 2008, j’ai publié] un roman de science-fiction avec le titre étrange de Trois Corps (Santi). Il y avait trois volumes, et le titre d’ensemble en chinois est À la recherche du passé de la Terre. Après le tome 1, Trois Corps, les deux autres sont La Forêt sombre, et La Fin de la mort. Les lecteurs chinois ont adopté Trois Corps pour parler de la trilogie. La science-fiction n’est pas un genre très respecté en Chine. On a longtemps découragé les critiques de la traiter, en la présentant comme une branche de la littérature pour jeunes. Le sujet de Trois Corps – une invasion extraterrestre de la Terre – n’est pas inconnu, mais il est rarement discuté. C’était donc une surprise pour tout le monde quand ce livre a suscité un grand intérêt en Chine, provoquant beaucoup de débats. La quantité d’encre et de pixels dépensée sur lui est sans précédent pour un roman de science-fiction.
Les principaux consommateurs des livres de science-fiction en Chine sont des étudiants au lycée et à l’université. Mais Trois Corps a aussi attiré des entrepreneurs en informatique ; sur les forums en ligne et ailleurs, ils ont débattu les détails divers du livre, comme la théorie de « la forêt sombre » de l’univers (une réponse au paradoxe de Fermi), et l’attaque réduisant les dimensions lancée par les extraterrestres contre le système solaire ; ils voyaient en ceux-ci une métaphore pour la compétition acharnée entre les serveurs d’Internet chinoises. Ensuite Trois corps est venu à l’attention du monde littéraire chinois mainstream, qui a toujours été dominé par la fiction réaliste. Trois Corps était comme un monstre faisant irruption sur la scène ; les critiques littéraires étaient déroutés, mais ne pouvaient l’ignorer.
Le livre a même touché les scientifiques et les ingénieurs. Un cosmologiste et théoricien de la théorie des cordes, Li Miao, a écrit La Physique des « Trois Corps ». Beaucoup d’ingénieurs aérospatiaux sont devenus fans, et l’agence aérospatiale chinoise m’a même demandé d’être consultant (malgré le fait que dans mon roman l’établissement aérospatial soit décrit comme étant si conservateur et borné qu’un officier extrémiste a dû recourir à des assassinats en masse afin de faire fleurir des idées nouvelles). Ce genre de réaction est probablement familier aux lecteurs américains (par exemple, La Physique de « Star Trek », et des collaborations régulières entre les scientifiques de NASA et les auteurs de science-fiction), mais il est sans précédent en Chine, et se démarque nettement de la suppression officielle de la science-fiction dans les années 1980.
Sur le Web, on peut trouver des chansons pour Trois Corps composées par des fans, et des demandes d’une version cinématographique ; certains ont même créé de fausses bandes-annonces à partir de clips tirés d’autres films. Sina Weibo (le Twitter chinois) abrite de nombreux comptes d’utilisateurs fondés sur des personnages de Trois Corps qui commentent l’actualité et développent l’histoire racontée dans le roman. À partir de ces identités virtuelles, certains ont spéculé que l’ETO, l’organisation fictive de traîtres humains qui forment une cinquième colonne pour les envahisseurs extraterrestres, existe réellement. Quand la plus grande chaîne de télévision d’État, la CCTV, a organisé une série d’interviews sur la science-fiction, une centaine de membres de l’audience ont scandé « Éliminez la tyrannie humaine ! Le monde appartient à Trisolaris ! », une citation tirée du roman. Les deux animateurs ne savaient pas quoi faire. Bien entendu, il faut situer ces incidents dans l’histoire de la science-fiction en Chine.
La science-fiction chinoise est née au tournant du 20e siècle, quand la dynastie Qing commençait son agonie. À l’époque, les intellectuels chinois étaient fascinés par la science et la technologie occidentales, et pensaient que seules celles-ci pouvaient sauver la nation de la misère, de la faiblesse, et d’un état général d’arriération. On a publié beaucoup d’ouvrages qui popularisaient la science, dont des livres de science-fiction. L’un des initiateurs des « Cent jours de réforme » (11 juin à 21 septembre 1898), l’homme de lettres renommé Liang Qichao a écrit une nouvelle intitulée « Une chronique de l’avenir de la Chine nouvelle » dans laquelle il imaginait une exposition universelle à Shanghai, vision qui est devenue réalité en 2010.
Comme la plupart des genres littéraires, la science-fiction en Chine était assujettie à des impulsions instrumentales, et devait servir des finalités pratiques. À sa naissance, elle était un outil de propagande pour ceux qui rêvaient d’une Chine forte, libérée des dépravations coloniales. Ainsi des œuvres de science-fiction de la fin de la dynastie Qing aux premières années de la République ont presque toujours présenté un avenir dans lequel la Chine était forte, prospère, et avancée, une nation non plus subjuguée, mais respectée dans le monde.
Après la fondation de la République populaire en 1949, la science-fiction est devenue un outil pour la vulgarisation du savoir scientifique, destinée principalement aux enfants. La plupart de ces histoires mettaient en avant la technologie, sans dimension humaniste, avec des personnages simplistes, et un style littéraire sommaire, voire naïve. Peu de ces fictions se situaient au-delà de l’orbite de Mars, et la plupart d’entre elles se passaient dans un avenir proche. La science et la technologie se présentaient toujours dans la lumière positive, et l’avenir était toujours radieux.
Dans les premières années de la révolution communiste, la politique et la ferveur révolutionnaire ont investi toutes les facettes de la vie quotidienne, et le fond de l’air était rempli de propagande pour les idéaux communistes. Dans ce contexte, on eût pu s’attendre que la science-fiction se donne aux descriptions des futures utopies communistes. Mais en fait, il n’existe aucune trace d’une fiction de ce type. Aucune histoire de science-fiction ne prenait pour sujet le communisme, même pas de manière simpliste pour promouvoir le concept.
Lors des années 1980, alors que les réformes de Deng Xiaoping prenaient effet, l’influence de la science-fiction occidentale sur la science-fiction chinoise devenait plus apparente. Les écrivains et les critiques chinois commençaient à débattre si le sujet de la science-fiction relevait de la science, ou de la fiction ; finalement, c’est le camp littéraire qui a gagné. Ce débat a eu une influence énorme sur le développement de la science-fiction chinoise, et peut, d’une certaine façon, être compris comme une réponse à retardement à la Nouvelle Vague occidentale [des années 1960]. Enfin, la science-fiction a pu s’échapper à son destin de simple outil à la vulgarisation scientifique, et prendre de nouvelles directions.
À partir du mitan des années 1990, la science-fiction chinoise a connu une renaissance. Sont apparus de nouveaux écrivains et de nouvelles idées sans beaucoup de liens avec le 20e siècle ; alors que la science-fiction chinoise s’est diversifiée, elle a également perdu sa particularité chinoise, au profit d’un rapprochement avec la science-fiction internationale. Les styles et les sujets explorés par des écrivains américains ont leurs équivalents en Chine.
Il faut noter que l’optimisme à l’égard de la science qui a caractérisé la science-fiction chinoise du 20e siècle a pratiquement disparu. De nos jours, l’idée de progrès technologique provoque de l’anxiété et du soupçon, et l’avenir dépeint dans ces romans est sombre et incertain. Même si un avenir positif y apparaît de temps en temps, il survient après un chemin tortueux engendrant pas mal de souffrance.
La marginalisation de la science-fiction
Au moment de la publication de Trois Corps, le marché de la science-fiction en Chine était déprimé, inquiet. La marginalisation depuis longtemps du genre a mené à un lectorat petit et insulaire. Les fans se voyaient comme une tribu habitant une île, mal comprise par le monde extérieur. Les écrivains avaient du mal à attirer des lecteurs en dehors de la tribu, et pensaient qu’il fallait abandonner l’intégrisme « campbellien » en faveur du réalisme et d’une meilleure qualité littéraire*.
Dans les deux premiers tomes de Trois Corps, on peut voir des efforts faits dans ce sens. Beaucoup de chapitres du premier tome ont pour toile de fond la Révolution culturelle, et dans le deuxième tome, la Chine du futur possède toujours des institutions sociales et politiques qui sont similaires à celles existant actuellement. Il s’agissait d’accroitre le sens du réalisme pour les lecteurs, de donner aux éléments spéculatifs une fondation dans le présent. En conséquence, mon éditeur et moi ne croyions pas beaucoup dans le troisième tome avant sa publication. Au fur et à mesure que l’intrigue se développait, il était impossible d’enraciner le troisième tome dans les réalités actuelles, car j’ai dû décrire des futurs lointains et des coins reculés du cosmos. D’après le consensus, les lecteurs chinois ne s’y intéresseraient pas.
Mon éditeur et moi étions d’accord qu’un tel livre ne pouvait réussir dans le marché général des livres, et que ce n’était pas la peine de s’adresser à ces lecteurs. Je devrais écrire donc un roman de science-fiction « pure », idée réconfortante pour moi qui est au fond un fan de la science-fiction hardcore. Ainsi, je l’ai écrit pour moi, le remplissant d’univers deux- et multidimensionnels, de trous noirs artificiels et de mini-univers, et étendant la durée jusqu’à la mort thermique de l’univers. À notre surprise totale, c’est ce troisième tome qui a rendu populaire la trilogie. Cette expérience a poussé les écrivains et les critiques à réévaluer la science-fiction en Chine. Ils se sont rendu compte qu’ils ignoraient le changement de mentalité chez les lecteurs chinois. Alors que la modernisation s’accélère, la nouvelle génération ne confine pas ses pensées à un présent étroit, comme ses parents, mais s’intéresse au futur et au cosmos ouvert. La Chine d’aujourd’hui ressemble un peu aux États-Unis lors de l’âge d’or de la science-fiction, quand la science et la technologie faisaient partie d’un futur plein de fascination, présentant de grandes crises et de grandes possibilités. C’était un terrain riche pour la croissance et pour la prospérité de la science-fiction.
Une littérature de possibilités
La science-fiction est la littérature de possibilités. L’univers que nous habitons est l’une de ces possibilités infinies. Pour l’humanité, certains univers sont meilleurs que d’autres. Trois Corps montre le pire des univers possibles, où l’existence est la plus sombre et le plus dure qu’on peut imaginer.
Récemment, l’écrivain Robert Sawyer a visité la Chine. Quand il a parlé de Trois Corps, il a attribué à l’expérience historique de la Chine mon choix du pire des univers possibles. En tant que Canadien, il disait qu’il était optimiste quant à une relation future entre humains et extraterrestres.
Je ne suis pas d’accord avec cette analyse. Dans la science-fiction chinoise du siècle dernier, l’univers est bienveillant, et la plupart d’extraterrestres se présentent comme des amis ou des mentors qui, doués d’une patience quasi divine, indiquent le bon chemin pour le troupeau de moutons perdu que nous sommes. Dans L’Île au clair de lune de Jin Tao, les extraterrestres apaisent le traumatisme spirituel des Chinois ayant souffert dans la Révolution culturelle. Dans L’Amour lointain de Tong Enzheng, le lien romantique entre humains et extraterrestres est poignant, magnifique. Dans Réflexions de la Terre de Zheng Wenguang, l’humanité est si moralement corrompue que les extraterrestres, gentils et raffinés, s’enfuient, terrifiés, en dépit de leur technologie très supérieure.
Si l’on devait évaluer la place de la civilisation humaine dans cet univers, l’humanité ressemblerait beaucoup plus aux peuples indigènes du territoire canadien avant l’arrivée des colons européens qu’au Canada actuel. Il y a plus de 500 ans, des centaines de peuples distinctes parlant des langues issues d’une dizaine de familles linguistiques habitaient un territoire s’étendant de Terre neuve jusqu’à l’île de Vancouver. Leur expérience du contact avec une autre civilisation est plutôt proche de celle décrite dans Trois Corps. La description de cela dans l’essai de Georges Erasmus et Joe Sanders sur l’histoire canadienne vue d’une perspective indigène est inoubliable.
J’ai écrit sur le pire des univers possibles dans l’espoir qu’on peut se battre pour le meilleur des Terres possibles.
*Sur les théories narratives de Joseph Campbell, voir l’article de Sonia Bennaceur dans la Web-revue.
LIU Cixin, « « Le Problème à trois corps » et la science-fiction chinoise – LIU Cixin», Articles [En ligne], Web-revue des industries culturelles et numériques, 2018, mis en ligne le 1er juillet 2018. URL : https://industrie-culturelle.fr/industrie-culturelle/le-probleme-a-trois-corps-science-fiction-chinoise-liu-cixin/
Professeur des universités – Paris Nanterre – Département information-communication
Dernier livre : « Les séries télévisées – forme, idéologie et mode de production », L’Harmattan, collection « Champs visuels » (2010)