Cet article reprend et développe à partir de l’exemple d’Eisenstein, en tournant autour de son objet de façon parataxique, un de mes premiers articles dans la Web-revue sur le mouvement au cinéma. S’y croisent les dimensions épistémologique et esthétique au cœur de la théorie critique des industries culturelles.
Contenu
La discussion esthétique
Une difficulté en cachant toujours une autre et l’analyse étant interminable comme aimait à le rappeler Freud, il faut revenir à cette critique d’Adorno et Eisler vis-à-vis d’Eisenstein, pourtant « le seul créateur de cinéma d’importance qui soit jusqu’ici entré dans la discussion esthétique ».
Parce qu’une fois de plus, au travers de ce contre-exemple, Adorno en profite pour préciser sa pensée dans un débat sur l’ouvrage The Film Sense d’Eisenstein. Pourquoi, d’après Adorno et Eisler, « les réflexions personnelles d’Eisenstein sur la base des rapports entre le cinéma et la musique n’échappent pas tout à fait au cercle vicieux de la forme de pensée qu’à juste titre il a combattue » ?
Ce qu’Eisenstein a combattu, c’est « cette sorte de spéculations formelles sur les rapports entre la musique et le cinéma, voire même entre la musique et la couleur ».
Adorno et Eisler, par honnêteté intellectuelle et par fidélité à leur approche empirique, donnent des exemples :
Les “ équivalences absolues” seraient par exemple celles qui existeraient entre certaines tonalités ou certains accords et des couleurs, chimères que les théoriciens poursuivent sans répit depuis Berlioz et qui devraient tendre, à peu près, à associer chacune des nuances de couleur d’un film avec sa “correspondance” exacte dans le domaine du son .
Un cercle vicieux
Alors, où est le cercle vicieux dans lequel serait tombé Eisenstein ? Le formalisme des correspondances absolues entre couleur et musique qu’il critique, il le récupère entre mouvement et musique, entre le mouvement d’un morceau de musique donné et le mouvement qui serait pour lui le propre du cinéma, un mouvement que sa fameuse théorie du montage engloberait. Est dénoncée « la transposition du même principe à un niveau plus abstrait, où sa grossièreté et son caractère tautologique sont moins manifestes ».
D’où le refus de cette ontologie rapide du mouvement cinématographique : « Le concept de mouvement, tel qu’il est utilisé au cinéma, est encore plus difficile à cerner .
En tout cas, cette analogie entre les mouvements musicaux et cinématographiques est dénoncée pour rappeler, sur un terrain purement musical, l’ambiguïté même de la notion de « mouvement » :
La notion fondamentale de mouvement y est elle-même ambiguë. En musique, il faut entendre par mouvement essentiellement l’unité de mesure constante qui est à la base du morceau, telle que, par approximation, le métronome l’indique, quoiqu’on puisse concevoir ici quelque chose de différent, par exemple les traits les plus rapides (les doubles croches d’un morceau de type “bumble-bee” dont l’unité de mesure est cependant la noire) ou le “mouvement” dans un sens plus élevé, le rythme général, la proportion entre les parties et leur rapport dynamique, la poursuite ou l’arrêt de l’ensemble, en quelque sorte l’inspiration et l’expiration de la forme considérée globalement. Il va de soi que ce concept général de mouvement musical non seulement échappe à toutes les méthodes de mesure, mais n’est traduisible en images que par analogies très vagues et peu probantes .
Quand, toujours par honnêteté intellectuelle, est examinée l’existence d’un « Rythme général » qui permettrait, par transposition à « un niveau supérieur », de rechercher « l’accord entre les rythmes musical et cinématographique » et d’induire « quelque chose qui ressemblerait assez à une affinité des atmosphères », ce concept d’atmosphère est récusé, jugé inapplicable au cinéma. Or, « si le concept de montage, prôné avec tant d’emphase par Eisenstein », a sa raison d’être, c’est bien dans le cadre du rapport entre l’image et la musique.
Une prétendue ontologie
Ainsi, de ce point de vue, repenser les rapports entre le cinéma et la musique permet de repenser le cinéma et ses prétendues ontologies : image, mouvement, rythme… et d’interroger aussi la notion de montage, un montage dont Eisenstein a été le chantre et qui reste si important dans des dispositifs de communication audiovisuelle modelés par la publicité.
Quand le professeur-compositeur Adorno en collaboration avec le compositeur Eisler refuse l’analogie des mouvements, des rythmes, des atmosphères, qu’il rappelle le b-a-ba de la technique musicale pour ne pas la confondre avec celle du cinématographe, il renvoie, en deçà des métaphorisations abusives, à la matérialité des pratiques artistiques, à leurs histoires, qui seules peuvent expliquer leur articulation.
On peut noter une différence notable entre Michel Chion dans Musique au cinéma, et Adorno et Eisler dans Musique de cinéma. Et cette différence ne tiendrait-elle pas justement à la place donnée à l’idée de mouvement ?
Un malentendu historique
Tout en reconnaissant comme Adorno et Eisler que le tandem Eisenstein-Prokofiev n’innove pas vraiment, que « c’est donc une sorte de malentendu historique qui en fait [Alexandre Nevski] un film de référence pour l’emploi de la musique au cinéma . », Michel Chion précise même, n’ayant rien à envier au plan de sa connaissance musicale et des films :
Les deux films du tandem Eisenstein-Prokofiev, Alexandre Nevski (1937) et Ivan le Terrible (1941-1946), tant vantés sur le plan du rapport entre la musique et l’image, sont à la fois très banals dans les principes qu’ils appliquent (la musique est toujours automatiquement au diapason de la situation montrée, sans le moindre écart) et très originaux dans leur style global, qui est celui d’une sorte d’oratorio, voire de cantate parlée .
Une critique, un compliment, et Chion se fait plus dur :
… ce film [Alexandre Nevski], qui aligne plus de clichés audiovisuels que dix films américains . » et « … l’académisme n’étant pour nous pas un péché si grave, si Alexandre Nevski n’était perpétuellement cité comme un exemple d’audace audiovisuelle…
Mais La Musique au cinéma de Michel Chion repose in fine sur une théorie du mouvement commune à la musique et au cinéma : « L’enregistrement de cette forme artistique de mouvement sonore qu’on appelle “musique” a précédé, de plus de quinze ans, le cinéma . »
Et l’étymologie est un recours un peu facile, mais classique chez les théoriciens et historiens du cinéma :
Or, à quoi se réfèrent la plupart des termes nouveaux par lesquels des inventions convergeant a posteriori vers le cinéma, mais en leur époque éparpillées, étaient désignées par leurs inventeurs, sinon au temps, puis au mouvement : le kinétoscope d’Edison, le cinématographe des Frères Lumière empruntent leur racine au mot grec qui signifie mouvement .
Michel Chion refusant la notion d’image au profit, lui aussi, d’un niveau d’abstraction supérieur, le mouvement, note :
Que le cinéma dans ses débuts ne soit que rarement désigné comme un art de l’image, mais comme un art du mouvement…
Expérience sensible et expérimentation scientifique
L’expérience semble donc lui donner raison, l’expérience commune, mais pas l’expérimentation scientifique. Épistémologiquement, la distinction entre expérience et expérimentation est constitutive. Si l’expérience nous montre, du point de vue d’un observateur terrestre, que le soleil se lève à l’est et se couche à l’ouest, l’expérimentation nous apprend que c’est la terre qui tourne autour du soleil et pas l’inverse. Mais l’épistémologie nous enseigne aussi que l’expérimentation est d’abord une expérimentation en pensée, une pensée armée d’outils théoriques, notamment mathématiques. Galilée, pas plus que Nicolas Copernic, ne pouvait observer les phénomènes qu’il expliquait d’un point de vue « extra-terrestre ». On se souvient que, si Copernic a émis l’hypothèse, c’est Galilée qui l’a étayée physiquement via la mathématisation du problème. On sait aujourd’hui que cette hypothèse à son tour est repensée, « relativisée » par la théorie d’Albert Einstein.
Ainsi, le plus troublant, c’est de lire sous la plume d’un auteur reconnu et bien documenté, Michel Chion, par ailleurs compositeur de musique concrète, une sorte de grand écart théorique entre sa pratique et culture musicales et une référence à une sorte de mythe des origines. Un terreau de musiques classique et populaire justifierait la similitude entre le mouvement et la musique pour ensuite raccorder avec le mouvement au cinéma :
La musique vocale ou instrumentale est pour une grande part transposition et sublimation de mouvements ; mais alors que cette parenté était encore assez évidente à l’époque baroque et même classique, la musique occidentale contemporaine l’a reniée, en désolidarisant, par une évolution d’ailleurs inévitable et légitime, la musique de son lien avec la danse .
Les limites d’un raisonnement par analogie
Adorno et sa langue si difficilement traduisible, cet allemand revendiqué même après l’exil aux U.S.A. refuse l’extrapolation. L’empiricité de ses analyses renvoient toujours à une sorte de nécessaire et immarcescible altérité : musique et cinéma sont dans un rapport d’altérité inaltérable et rien ne sert de chercher à combler le trou, la béance, la faille en essayant de raisonner par analogie.
Il nous montre que certains termes propres aux théoriciens du cinéma, comme le mouvement et le langage, n’y sont pas vraiment problématisés, mais fonctionnent comme des postulats — souvent productifs de connaissances — dont la portée épistémologique, comme celle de tout postulat, peut être questionnée.
RÉFÉRENCES
Adorno, T. W., Eisler, H. (1972) : Musique de cinéma, Paris, L’Arche (trad. française Jean-Pierre Hammer).
Chion, Michel (1995), La Musique au cinéma, Paris, Fayard.
Eisenstein, S. M. (1969) : The Film sense, New York, Harcourt, Brace & World.
Hiver, Marc (2011) : Adorno et les industries culturelles – communication, musique et cinéma, Paris, L’Harmattan, collection Communication et civilisation.
Lire les articles de Marc Hiver
HIVER Marc, «La question Eisenstein chez T. W. Adorno et Hans Eisler – Marc HIVER », Articles [En ligne], Web-revue des industries culturelles et numériques, 2018, mis en ligne le 1er septembre 2018. URL : https://industrie-culturelle.fr/industrie-culturelle/la-question-eisenstein-chez-t-w-adorno-et-hans-eisler-marc-hiver/
Philosophe, spécialiste des sciences de l’information et de la communication, d’Adorno et des industries culturelles
Dernier livre : « Adorno et les industries culturelles – communication, musique et cinéma »,
L’Harmattan, collection « communication et civilisation »