L’original de cet article a été posté dans la revue en ligne américaine sublationmag.com le 12 février 2023 (David Buxton).
Greenland, le dernier refuge (2020), s’inscrit dans la lignée d’un thème bien connu : l’extinction de l’espèce humaine, dépeinte avec un tel graphisme qu’elle frise la représentation pornographique. Le film raconte la lutte désespérée de la famille Garrity pour la survie, alors qu’un énorme astéroïde interstellaire se dirige à grande vitesse vers la Terre. Avant l’évènement ultime, d’autres astéroïdes plus petits entrent en collision avec la Terre, avec des conséquences catastrophiques. Bien que sur le point de divorcer, les époux Garrity sont invités de façon inattendue à rejoindre une mission d’évacuation civique, et avec leurs enfants commencent le voyage périlleux vers des abris au Groenland.
Greenland fait partie du genre croissant de films apocalyptiques, qui comprend entre autres Armageddon (1998), Don’t Look Up (2021), The Day Before Yesterday (2010), Deep Impact (1998), La Guerre des Mondes (Spielberg, 2005), How It Ends (2018), sans oublier des films d’auteur comme Melancholia (Lars van Trier, 2011). Une série de figures reconnaissables se répètent : la destruction de Tampa dans Greenland fait écho à l’annihilation de Seattle dans How It Ends, de Los Angeles dans Le Jour d’après (2004), de New York dans Deep Impact, et de Paris dans Armageddon. L’histoire stéréotypée raconte comment des familles surmontent leurs problèmes relationnels dans la lutte pour la survie, alors que la masculinité du patriarche – à l’origine de ces mêmes problèmes – est valorisée par des exploits héroïques, violentes qui secourent d’autres familles en danger.
Autrement dit, la thématique de ces films est quasiment identique. Ce n’est guère surprenant : quand Hollywood découvre une formule rentable, il l’exploite jusqu’au bout. Mais cette thématique, bien que répétitive, continue à résonner avec la vie contemporaine. En effet, la possibilité terrifiante que l’annihilation de la vie humaine soit imminente est loin d’être invraisemblable.
Ce qui est le plus étrange dans ces films, c’est que les audiences trouvent le spectacle divertissant. Encore plus perverse est l’idée qu’on puisse s’identifier avec la catastrophe elle-même, et non seulement avec ceux qui tentent de survivre. Dans Le Jour d’après, par exemple, la caméra positionne brièvement la perspective du sujet sur la crête du raz-de-marée qui déferle vers Manhattan, comme si le plaisir du spectacle prime sur l’horreur de l’annihilation. On trouve des scènes quasi identiques dans How It Ends, alors que dans Deep Impact, l’audience est attisée par l’idée de la destruction future de New York, se rendant compte qu’elle est désormais le jouet des forces hors de son contrôle. En nous plaçant sur la crête d’un raz-de-marée, Le jour d’après nous encourage à accepter notre sort sans renoncer au désir de jouir du frisson. Comme l’exclame le personnage « Rockhound » dans Armageddon : « Allez les gars, il est temps d’embrasser l’horreur. Écoutez, on a des billets du premier rang à la fin de la Terre ! » Ces films expriment l’idée dérangeante qu’une part de notre psyché puisse réellement désirer, et jouir de notre mort violente. Dans la lumière du changement climatique, il faudra approfondir cette idée.
Freud a notoirement théorisé qu’une pulsion de mort coexiste avec le désir opposée de l’autopréservation, tout aspect répugnant de la vie étant refoulé hors de la conscience. Il affirme que des pulsions inconscientes s’expriment dans des comportements contradictoires qui nous font dérailler, comme une personne sure d’elle avançant à grands pas avec des chaussures délacées.
Prenons le cas de grands « visionnaires » comme Richard Branson, George Soros et Elon Musk qui se mettent au défi épique d’empêcher la catastrophe écologique. Bien qu’ils soient probablement sincères, il est néanmoins évident que leurs innovations soient totalement inadéquates pour ralentir, encore moins pour renverser la trajectoire fatale. Mais leurs actions participent de l’illusion rassurante qu’une transformation radicale du monde ne soit pas nécessaire.
Se peut-il que les partisans du développement durable soient piégés par leur désir inconscient d’autodestruction ? Construisent-ils un modèle de consommation verte dans lequel leurs propres entreprises – bien qu’elles contribuent fortement au changement climatique – sont vues comme « durables », maintenant ainsi la réalité à distance ?
Le psychanalyste écossais Edward Glover a fait une observation intéressante après la Seconde Guerre mondiale : les pacifistes les plus acharnés ont fini souvent en avocats passionnés de la guerre. Son observation révèle l’ambivalence entre le désir de paix et le désir de guerre ; pour Glover, cette ambivalence est psychologiquement endémique, comme « un enfant qui a méticuleusement et joyeusement construit une maison de briques, et qui ensuite la disperse d’un seul coup de main ». Glover avertit que des pacifistes mobilisent un complexe de pulsions refoulées qui coexistent au niveau inconscient. Le problème, affirme Glover, est que le mouvement pacifiste attire des gens en proie à ces pulsions ; donc, « pour le dire grossièrement, tant que le fonctionnaire le plus modeste est un sadique inconscient […] le pays n’est pas en sécurité ». Se pourrait-il que la même remarque s’applique aux partisans du développement durable ?
Une autre question intrigante dans ces films est pourquoi dépeignent-ils des relations conflictuelles et des mariages échoués ? Est-ce le reflet d’un malaise narcissique général au sein de la culture occidentale ? Sommes-nous devenus si aliénés dans nos propres relations de famille qu’il faudrait une catastrophe pour que cela change ? Se peut-il que le seul espoir de rédemption et de reconnexion se trouve dans la manière dont nous réagissons à un évènement apocalyptique ? En effet, Greenland revisite le cliché qu’on trouve dans maints films faisant figurer la fin du monde, à savoir la promesse d’une nouvelle utopie sur Terre, comme si la nature s’était intervenue pour mettre fin à l’excès humain, permettant un nouveau départ pour les survivants rédimés.
Est-ce que ces idées expliquent pourquoi on voit tant d’activités qui prétendent sauver le monde, mais qui assurent en réalité que le désastre annoncé ne sera pas évité ? Est-ce que ceux qui se proposent comme nos sauveurs sont les mêmes qui sabordent inconsciemment la possibilité d’aborder le problème ? L’avis d’Edward Glover est toujours pertinent : « Si [le psychiatre] devait cristalliser en une seule formulation l’expérience appliquée de la psychologie individuelle, suggérer en une phrase la panacée qu’offre la psychologie à une espèce tourmentée par la guerre, elle prendrait probablement la forme d’un nouveau sixième commandement : connais-toi ton propre sadisme (inconscient). »
Voir dans la Web-revue : « The Walking Dead : les zombies postapocalyptiques mangent la télévision », Actualités #26, décembre 2014.
Alan Bradshaw est professeur de marketing à la Royal Holloway School of Management, université de Londres. Auteur (avec Linda Scott) de Advertising Revolution : the Story of a Song from Beatles Hit to Nike Slogan (Repeater Books, 2018).
BRADSHAW Alan, «La pornographie de l’extinction humaine – Alan BRADSHAW», Articles [En ligne], Web-revue des industries culturelles et numériques, 2023, mis en ligne le 1er mai 2023. URL : https://industrie-culturelle.fr/industrie-culturelle/la-pornographie-de-lextinction-humaine-alan-bradshaw/