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L’ère du transmédia
L’émergence du domaine vidéoludique est indéniablement liée à l’exploitation multimédiatique des univers fictionnels des franchises. Le développement congloméral des industries culturelles, doublé d’une massification de pratiques de loisir, déterminent désormais la circulation des univers de fiction d’un média vers un autre. Pour comprendre les origines du phénomène, il faudra revenir sur l’évolution des techniques, et sur les types de contenu qui ont contribué à faire du transmédia l’un des principes les plus significatifs de la convergence entre le cinéma et le jeu vidéo.
À la fin des années 1990, on assiste à l’émergence de nouvelles configurations matérielles qui entrainent un bouleversement profond en termes de conception, production et réception des produits vidéoludiques. La première d’entre elles, c’est l’équipement progressif des plateformes avec des composants électroniques qui permettent de les connecter en réseau. Ces nouvelles formes de jeu vidéo, qui utilisent l’internet afin de mettre en relation des joueurs du monde entier, relancent l’éternelle hypothèse du « jeu sans fin » par des jeux de rôles en ligne multijoueurs, dont le fer-de-lance sera World of Warcraft (2004). Au-delà de ce genre bien défini, d’autres formes émergent. Parmi elles, le « bac à sable » (sandbox), qui tend à rompre avec la linéarité du jeu pour offrir aux joueurs des espaces ouverts, ainsi que de nouveaux modes d’interaction et d’exploration au sein de ces derniers. Si Grand Theft Auto III (2001) fut la pierre angulaire de ce nouveau type de production vidéoludique, d’autres jeux comme Vib Ribbon (1999), un générateur de plateformes aléatoires synchronisées aux contenus musicaux de ses utilisateurs, ont également contribué à l’édifice sandbox, devenu la norme actuelle. De même, le milieu des années 2000 a vu l’apparition d’une autre tendance : l’User Generated Content ou UGC. Celui-ci veut donner à l’utilisateur d’un service internet, d’un média ou d’un jeu vidéo le rôle de pourvoyeur de contenus. Dans un jeu comme Little Big Planet (2008), le joueur est invité à concevoir lui-même des niveaux de jeu qu’il pourra partager avec la communauté.
Ces nouvelles formes de divertissement de masse inscrivent le joueur dans un horizon inédit jusqu’alors, celui de la création. Cette conception nouvelle de la fiction, que la sociologue Celia Pearce appelle « coéditique », renverse les relations traditionnelles entre public et producteurs, et remet en cause l’essence même de ce qui fait un média de masse : le principe de production centralisée, qui repose sur la dynamique des rapports hiérarchiques entre créateur de contenu, distributeur et public. Comme le remarque Celia Pearce : « cette nouvelle forme de fiction invite non plus à une hiérarchie des médias et à une chronologie des exploitations des œuvres de fiction, mais à une mise en réseau des œuvres invitant le public à une coédition des univers de fiction ou dans chaque récit tout évènement devient possible » [1]. On peut d’ailleurs observer que quelques franchises cinématographiques, comme Star Wars, Matrix, ou les films estampillés Marvel, soumettent désormais leurs univers de fiction à ce type de jeu vidéo, s’ouvrant à cet hybride de production et de consommation. Cette idée d’appropriation publique des contenus fictionnels est au cœur d’un phénomène en pleine expansion dans le secteur des industries culturelles : le transmédia.
Cette méthode de développement d’œuvres de fiction caractérisé par l’articulation d’un seul et même univers narratif sur différents supports médiatiques est théorisée par le sociologue américain Henry Jenkins en 2006. Dans sa préface à l’édition française de l’ouvrage classique de Jenkins, La Culture de la Convergence (Armand Collin, 2013), Eric Maigret précise : « Vu sous le prisme de la franchise Matrix qui articule dès le départ films, animation et jeux vidéo, le storytelling transmédia est défini comme la circulation de plateformes médiatiques d’un récit unifié, ou du moins coordonné dès sa conception, pouvant accroitre tout à la fois cohérence des franchises et plaisir spectatoriel ». Dans ce même ouvrage, Jenkins dit avoir assisté en 2003 à une réunion de cadres supérieurs d’Hollywood et de l’industrie du jeu autour du processus de cocréation. L’idée était de produire un nouveau type de divertissement multiplateforme, et de développer des jeux qui ne se contentaient pas de porter les marques hollywoodiennes, mais qui contribuaient à un système de narration plus étendu.
Ainsi, l’idéal de collaboration transmédia entre les deux supports correspondrait à une élaboration commune de contenu, un élargissement de la fiction cinématographique par le jeu, sans reproduire le contenu du film. La participation et plus précisément le désir de participation du public seraient ainsi le point névralgique de cette démarche sans en occulter l’aspect lucratif. Les accords passés entre les différents acteurs des deux industries s’inscrivent dans des exploitations à la fois multisupports et simultanées. Pour Alexis Blanchet, « Les conditions de production de ces objets transmédiatiques résultent de multiples dérivations confiées par un ayant droit à de nombreuses entités compétentes dans différents domaines de l’image et du divertissement. […] À ceci s’ajoute, pour le cas du jeu vidéo, l’intervention du joueur dans l’espace et l’expérience de jeu qui modifient et rendent relatif le rapport au monde de la fiction développé par le jeu : selon ses actions, ses choix, le joueur construira un rapport unique à l’espace fictionnel architecturé par les développeurs » [2]. C’est tout l’enjeu du transmédia dans le cadre des rapports cinéma-jeu vidéo : moduler cet espace fictionnel à sa convenance, en fonction du type d’expérience souhaité.
L’adaptation de films en jeux vidéo s’inscrit désormais dans l’évolution de l’imaginaire contemporain. Toutefois, il faut préciser que ces nouveaux rapports culturels fonctionnent de manière hiérarchisée. Le cinéma hollywoodien conserve la primauté référentielle : l’apparence des personnages, les voix et les accessoires, ainsi que l’habillage esthétique (visuels, musiques) utilisés dans l’extension vidéoludique sont tous issus du film. Par exemple, l’adaptation du film Captain America : First Avenger (Marvel, 2011) utilise les traits de l’acteur Chris Evans pour le personnage principal, ainsi qu’un grand nombre d’éléments entr’aperçus dans le film, tout en plaçant les ressorts de son intrigue dans un contexte narratif elliptique. Le jeu demeure donc une adaptation du film, mais avec une dimension singulière : celle de l’extension narrative et fictionnelle. Le jeu vidéo Captain America : Super Soldier (SEGA, 2011) se présente comme un espace de fiction qui reprend un univers imaginé sous la forme de comic-book, puis figuré au cinéma. En effet, les logiques d’interaction et d’exploration, ainsi que les structures de non-linéarité narrative développées par les jeux vidéo contemporains, ont élevé le niveau d’exigence du public face à ce type de contenu.
Dès lors, on peut relever un principe nécessaire au bon déploiement d’une franchise vers une logique de production transmédia : la cohérence narrative. Tout d’abord, la fiction se doit d’être réaménagée selon un système de valeurs propre au média d’origine. Dans le cas d’une franchise comme Lord of the Rings par exemple, il est indispensable que le déploiement narratif se fasse en respectant les cadres établis par l’œuvre romanesque de Tolkien, qui assurent la cohérence de l’ensemble. Cependant, les prérogatives du jeu vidéo impliquent une logique de réinterprétation qui pose des problèmes d’homogénéité entre les différents modèles d’exploitation. De ce fait, l’univers de la Terre du milieu apparaît désormais au public comme sans cesse susceptible d’être redéfini. C’est la logique du transmédia que de proposer l’effacement d’une linéarité discursive pour laisser place à un univers fictionnel constitué d’un système complexe de référents partagés, et de récits interdépendants. La primauté de ce nouveau phénomène de marketing à Hollywood, selon Jenkins, est à mettre au crédit des Wachowski et de leur franchise Matrix.
Au moment de la sortie de The Matrix (Larry et Andy Wachowski, 1999), le réalisateur français Christophe Gans déclare : « C’est le premier film à assimiler avec succès le langage et la culture des jeux vidéo […] en travaillant sur tous les codes et les conventions qui permettent au joueur de se sentir chez lui et qui, aux yeux du non initié, font l’originalité du film » [3]. En effet, l’ambition des créateurs de la saga Matrix est de réussir l’hybridation entre le cinéma et le jeu vidéo par le biais de stratégies esthétiques et commerciales, d’abord en offrant une structure narrative qui s’apparente à celle dans les jeux vidéo, mais surtout par plusieurs procédés techniques influencés par l’esthétique du jeu vidéo et de l’animation. Dès la sortie du deuxième volet, The Matrix Reloaded (2003), les Wachowski créèrent un précédent avec la commercialisation simultanée d’une série de courts métrages d’animation intitulée Animatrix (2003), ainsi que d’un jeu vidéo, Enter the Matrix (Shiny Entertainment, 2003). Selon les dires des producteurs, ces œuvres se présentent comme des compléments indispensables aux films pour répondre à la grande question inhérente à la saga : « What is the Matrix ? ». Il faut y voir une proposition faite de s’embarquer dans un circuit commercial savamment orchestré autour de la franchise. Ces nouvelles techniques commerciales apparaissent aux yeux des professionnels de l’industrie comme d’innovantes stratégies de mise en marché, promptes à intégrer la lucrativité des médias de l’animation et du jeu vidéo dans le paysage du cinéma contemporain, et transformant du même coup les pratiques culturelles associées à ces derniers. Ainsi, cette stratégie de complémentarité narrative implique une nouvelle logique de marché en redéfinissant le concept du produit dérivé : une remédiatisation des supports qui tend à créer une œuvre d’art totale à la portée de tous les publics.
Alexis Blanchet propose le terme de « fiction quantique » pour qualifier « cette capacité de la fiction industrielle à présenter différentes variations d’un univers unique en offrant, au sein d’un même média ou au travers de différents médias plusieurs développements et chutes possibles, différentes focalisations, différentes expériences d’un même lieu imaginaire » [4]. Par ce terme, Blanchet intègre le changement de paradigme que connait aujourd’hui la fiction industrialisée : « une manière d’ envisager l’événement non plus comme reproductible à l’identique et à l’infini, mais comme soumis à un système de règles dans lequel cet événement à des probabilités de se produire » [5]. En effet, le public sait que le média et son système de valeurs priment sur la cohérence intermédiatique d’un même univers.
Enjeux et Stratégies
Il faut revenir sur les différentes orientations économiques du jeu vidéo en parallèle de l’évolution de l’industrie cinématographique, et plus particulièrement des majors hollywoodiennes. À l’instar des grosses productions cinématographiques, le marché vidéoludique est international, en raison du coût de développement des jeux et des campagnes promotionnelles. Toutefois, il semble nécessaire de préciser, comme le souligne les frères Alain et Frédéric Le Diberder, que « les données sur le marché des jeux vidéo ne sont pas très fiables, car les firmes ont tendance à exagérer leurs performances, et les statistiques officielles ignorent le plus souvent ce secteur, tantôt mélangé à celui des jouets, tantôt à celui de l’informatique » [6]. Si les chiffres fournis sont peu fiables, c’est parce qu’ils font partie intégrante d’un processus de légitimation conduit par l’industrie elle-même.
Le marché du jeu vidéo est aujourd’hui très nettement marqué du sceau de la mondialisation. Pour Alexis Blanchet, ce secteur connaît actuellement un processus d’autonomisation qui résulte des tendances de ces dix dernières années. Ainsi on peut relever trois facteurs qui témoignent de ce changement : « l’explosion des budgets de production et de promotion des jeux vidéo, l’évolution démographique des joueurs et l’intégration des nouvelles technologies de l’information et de la communication dans les principes ludiques des jeux vidéo » [7]. C’est au milieu des années 1980 que le jeu vidéo a vu ses coûts de production exploser, principalement en raison du besoin d’accroitre et de diversifier les contenus pour alimenter les logiciels. Empruntant le modèle des majors hollywoodiennes, les éditeurs misent désormais sur quelques titres d’envergure, les « triple A » (AAA), équivalents des blockbusters cinématographiques. En 2010, le total des ventes de logiciels de jeux avoisinait les 27 milliards de dollars, avec un taux de pénétration des ménages occidentaux qui avoisinent les 43%.
Les années 2000 sont également marquées par une élévation de l’âge moyen du joueur. En plus des jeunes générations qui s’adonnent de plus en plus tôt à ces pratiques, un circuit culturel constitué de joueurs post-adolescents a entrainé chez les développeurs l’introduction de thématiques plus adultes, adaptant leur discours a cette nouvelle cible en valorisant davantage le joueur que le produit. Le jeu vidéo est désormais une industrie mainstream qui possède, aux yeux des investisseurs et des actionnaires, une attractivité bien plus forte que lorsqu’elle était limitée à une audience juvénile. Les majors hollywoodiennes, conscientes de ce phénomène, ont entamé une politique d’acquisition de franchises qui devient systématique. Reparti en trois régions stratégiques (Japon, États-Unis, Europe), le marché mondial offre des perspectives importantes pour des partenariats commerciaux d’envergure entre les géants du logiciel vidéoludique et les grands studios hollywoodiens.
Fort de son statut de leader, l’éditeur Electronic Arts (EA) se met à négocier à partir de la fin des années 1990 les droits d’adaptation de franchises juteuses du secteur hollywoodien telle qu’Harry Potter ou The Lord of the Rings. La mise en place de ces projets de cinéma ouvre la possibilité pour EA d’élaborer une stratégie promotionnelle de grande ampleur, en suivant le principe d’exploitation des salles de cinéma. À chaque nouvelle sortie d’une de ces sagas, l’éditeur a ainsi la possibilité de délivrer en amont un produit calibré qui bénéficiera des retombés économiques générés par l’attente du grand public. Dès lors, EA applique une politique de développement multiplateforme, adapté aux performances de toutes les consoles les plus populaires du marché. L’accord avec Warner, rendu possible par la fusion d’America On Line (AOL) et de Time-Warner permet au studio de développement d’obtenir un accord avec la filiale New Line Cinema, qui détient les droits d’adaptation de la saga Lord of the Rings. Pour cette franchise, l’éditeur multiplie les formules ludiques en fonction des plateformes : des minijeux destinés aux utilisateurs de smartphones, un jeu de rôle multijoueur pour les joueurs de PC…
La validation définitive de cette stratégie transmédia conduira les autres poids lourds de l’industrie à faire de même dans les années qui suivront, avec des contrats faramineux à la clé. À l’instar d’Electronic Arts, l’autre géant du secteur, Activision, conclut des partenariats avec Walt Disney Company et Marvel Studios pour l’adaptation de leurs licences cinématographiques, mais pousse la logique de collaboration plus loin. Activision met en place des structures directement issue des majors comme Disney Interactive, ou MGM Interactive. Comme le précise Alexis Blanchet, « il s’agit moins pour ces filiales de prendre place dans le domaine vidéoludique que de savoir initier des partenariats avec les bons interlocuteurs et organiser les synergies payantes afin de valoriser leurs productions cinématographiques dans des processus de diversifications maitrisés » [8]. De même, l’accord négocié avec la société de production DreamWorks donne à Activision le droit d’implanter une partie de ses studios au cœur du complexe de production de la major hollywoodienne. Cette proximité jusqu’alors inédite entre un studio de développement vidéoludique et une major témoigne d’une nouvelle démarche de collaboration, où les échanges créatifs et techniques entre les deux médiums peuvent se faire, dès la phase de préproduction des projets. « Ce type d’accords témoignent de la maturité du secteur qui pousse les éditeurs à envisager des partenariats sur le moyen ou le long terme en renouvelant, sur plusieurs années ou une série de films, un engagement avec une major ou un studio » [9].
Dès lors, on peut se pencher sur l’évolution des deux secteurs, face aux données qu’ils seront à même de collecter sur les comportements des utilisateurs. En effet, dans cette logique de capitalisation, les développeurs doivent prendre en compte les façons dont les différents publics interagissent avec ces nouveaux usages, pour améliorer leurs possibilités de rentabilité. Dans cette optique, la multiplication des plateformes et des interfaces constitue un défi supplémentaire pour faire répartir les contenus. La solution qui se présente aux industriels est d’impliquer les médias traditionnels afin d’accentuer cette logique de répartition. Par exemple, des franchises porteuses, comme celles du Marvel Cinematic Universe, obligent les producteurs à se positionner sur toutes les plateformes, afin d’avoir une présence forte. Dans le cas d’un film de la franchise Avengers par exemple, il faut que les producteurs coordonnent les sorties de tous les jeux sur toutes les plateformes pendant la phase de promotion du film.
Comme le souligne Rick Gibson, directeur de Games Investor Consulting (Londres) : « Dans le cadre de ce type de production qui génèrent des effets commerciaux de masse il est possible de prendre des risques de développement, car il y a la certitude d’un retour sur investissement lié aux revenus engendrés par le film. Cependant les développeurs doivent prendre en compte le fait que chaque contenu est différent et donc qu’il peut y avoir des inégalités entre les produits d’un point de vue qualitatif. Les secteurs de licence et de marketing ont donc besoin de s’axer sur un contenu de qualité, car la multiplication du nombre de plateformes rend le marché difficile. Par ailleurs, il arrive que les questions de licence soulèvent des discussions qui durent des mois, voire des années. C’est un défi démultiplié pour les développeurs, car il faut effectuer pour chaque support de manière stratégique et en faisant très attention » [10]. De même, il faut souligner le phénomène de friction digitale. La friction est le moment de flottement où l’utilisateur installe le dispositif sur son support par l’intermédiaire de plateformes numériques (réseaux sociaux, portails de téléchargement). Dès lors, on doit mettre en place des stratégies pour ne pas perdre des usagers décontenancés par la difficulté d’accès au contenu.
En dernier lieu, il faut souligner que dans une perspective transmédia, le jeu vidéo impose un modèle de production itératif, qui fonctionne avant tout sur le prototypage. À la différence d’un film à gros budget (du moins en grande partie), il n’est pas possible de savoir si le jeu va être rentable, tant qu’il n’a pas été produit. Si le jeu vidéo va s’orienter vers un effacement des contraintes d’accès aux contenus, il faut tester le dispositif par le biais de prototypes élaborés en amont de la production. Ainsi, ce qui est qualifié de développement dans la production audiovisuelle prend la forme de préproduction dans le jeu vidéo. La vocation du médium à prodiguer une forme d’expérience particulière fait que chaque personne impliquée dans la conception doit pouvoir superviser l’ensemble des interactions. La collecte des données sur les utilisateurs se présente donc comme un processus crucial pour déterminer la qualité d’un produit, et ainsi garantir son succès. Les idées développées par les éditeurs sont intéressantes à observer pour comprendre la richesse des interactions élaborées entre les secteurs du cinéma et du jeu vidéo.
La Galaxie Ubisoft : étude de cas
Pour terminer, je me penche sur le cas d’un éditeur français, car ces stratégies ne sont pas uniquement l’apanage des grands groupes américains. L’entreprise fondée par les frères Guillemot en 1986, est devenue en l’espace de trente ans l’un des mastodontes du secteur vidéoludique mondial, par le biais de stratégies commerciales de premier plan, fondées en partie autour de contrats d’exclusivité avec les producteurs du cinéma.
En 1984, Michel Guillemot, l’ainé d’une famille composé de cinq frères à la tête d’une exploitation agricole dans le Morbihan, s’aperçoit, lors d’un voyage a Londres, que le prix de vente de jeux vidéo est trois fois plus élevé qu’en France. Devant le potentiel énorme de ce marché naissant, encore réservé à un public de niche en Europe, il décide de fonder une société de distribution de jeux vidéo destinée au marché français. C’est ainsi que nait Ubisoft en 1986. La direction de la société est confiée à Yves Guillemot, qui est toujours en poste aujourd’hui. Fort d’un succès quasi immédiat dans la distribution, Ubisoft va rapidement s’essayer à la production et la création de jeux vidéo. Cela commencera avec le jeu Zombi sorti sur Amstrad CPC et Atari ST en 1986. À l’époque, la production de jeux ne coûtant pas très cher, Ubisoft comprend très vite que des filiales de distribution et de production sont indispensables pour faire évoluer l’entreprise familiale. Ils ouvrent ainsi un nouveau studio de production à Montpellier, puis un autre en Roumanie. Ubisoft ouvre également des filiales de distribution au Royaume-Uni, en Allemagne, en Suisse, au Japon et aux États-Unis pour pouvoir être au plus près de sa clientèle. Contrairement à la société Infogrames, qui avait le vent en poupe à l’époque en ayant fait le choix d’acheter des studios indépendants dans différents pays pour se développer, les frères Guillemot préfèrent ouvrir leurs propres studios sous la bannière Ubisoft.
C’est en 1995 que la firme va réellement rencontrer le succès international grâce à Rayman, un jeu de plateforme 2D développé par Ubisoft Montpellier. Pour pallier les capacités techniques limitées des consoles de l’époque, le personnage de Rayman est élaboré de façon cartoonesque, sans bras ni jambes, pour fluidifier les animations de mouvement. L’idée est simple et accrocheuse. Rayman, premier titre d’une longue franchise, se vend à plus de 3 millions d’exemplaires, et deviendra même le jeu le plus vendu sur PlayStation au Royaume-Uni devant des blockbusters comme Tomb Raider (Eidos, 1996) ou Gran Turismo (Sony, 1997). Fort de ce succès planétaire, Ubisoft décide d’étendre un peu plus son réseau mondial en ouvrant d’autres filiales de distribution et de production. L’entreprise fait son entrée sur le second marché de la Bourse de Paris en 1996, ce qui lui permettra d’investir dans des stratégies à long terme, puisque la demande d’actions du secteur était à l’époque beaucoup plus importante que l’offre.
Dix ans après sa création, Ubisoft élabore une stratégie de développement de grande ampleur, faisant le pari d’installer de nouveaux studios dans des pays potentiellement viables (Maroc, Chine, Espagne, Roumanie). En s’implantant sur ces territoires, les frères Guillemot mettent en place une stratégie de globalisation qui s’avérera payante : celle de faire coexister une multitude de savoir-faire issue de plusieurs cultures différentes. Un modèle visionnaire qui va consolider leur succès. À coup d’acquisitions, la firme va rapidement élaborer de nouvelles franchises. La décision d’investir massivement au Québec, niche fiscale, va se révéler judicieuse, car on y trouve en plus une synthèse entre une culture américanisée, mais avec des références françaises. La deuxième partie des années 2000 les installent sur tous les fronts, à la fois sur les grandes plateformes du marché, les consoles potables, et le service en ligne par l’intermédiaire de leur portail Uplay, où les joueurs peuvent acheter et échanger du contenu vidéoludique.
C’est durant cette période qu’Ubisoft tisse ces premiers liens avec l’industrie du cinéma. En effet, c’est tout d’abord dans le cinéma français que la firme élabore une partie de son catalogue avec quelques personnages et univers apprécié du public français : Les Visiteurs et la série des Taxi. À partir des années 2000, fort du succès de ces productions, Ubisoft se lance sur le marché international en lorgnant du côté des adaptations de films d’animation familiaux (Tarzan, Dinosaur, estampillé Disney), ou des succès étrangers au box-office américain dont les licences se négocient à faible coût (Tigre et Dragon). L’acquisition des droits d’adaptation de King Kong (2005) marquera un tournant pour la firme qui enchainera les succès par la suite, jusqu’à l’explosion avec le carton mondial de sa licence maison, Assassin’s Creed (2007), jeu au scénario complexe, avec une structure narrative élaborée en fonction de plusieurs timelines, fondés sur une relecture d’événements historiques. En plus de s’aligner sur la politique éditoriale de géants de l’industrie que sont Electronic Arts et Activision, Ubisoft ambitionne, avec le succès de cette nouvelle franchise, de pousser la logique de collaboration avec le secteur cinématographique encore plus loin. À partir de 2009, la firme s’oriente vers la production d’images de synthèse pour le cinéma et l’industrie de l’audiovisuel, en investissant 300 millions de dollars dans de nouvelles installations au Québec. L’éditeur met ainsi en place une dynamique transmédia autour d’Assassin’s Creed, tout en réussissant le tour de force de garder la maitrise éditoriale et les bénéfices commerciaux.
En effet, les récits élaborés autour des différentes époques traitées dans le jeu offrent de nombreuses possibilités de développement transmédiatiques. Ainsi, Ubisoft adopte une stratégie multiplateforme en se lançant dans la création de produits estampillés Assassin’s Creed, qui vont enrichir son univers narratif et esthétique au-delà des moyens de promotion classique des jeux vidéo. En partenariat avec Gameloft (la firme de Michel Guillemot), spécialiste dans la production de jeux sur support mobile, Ubisoft développera des applications propres à chaque volet. S’ensuivra une série de courts métrages baptisés Assassin’s Creed Lineage qui seront diffusés sur le web, à la télévision, et même dans des festivals de cinéma. Ubisoft fait ainsi ces premiers pas dans l’industrie cinématographique, grâce notamment au rachat du studio Hybrid, spécialisé dans la création d’effets numériques à qui l’on doit les effets spéciaux de 300, Sin City et Avatar. Ubisoft Motion Pictures sortira sa première production en 2012, le court-métrage Ghost Recon Alpha (François Alaux, Hervé de Crécy), directement issu de l’une des franchises du groupe.
Ubisoft se présente désormais comme l’une des figures les plus représentatives de l’avenir des interactions entre le cinéma et les jeux vidéo, étant dépositaire d’une filiale de divertissement globale qui intègre des studios de développement cinématographiques et vidéoludiques. Son accord récent avec le géant japonais Sony laisse augurer un avenir prometteur pour les relations entre les deux médiums.
Extrait d’un mémoire de recherche (M2 ICEN) soutenu à l’université de Paris Ouest Nanterre en 2015, sous la direction de David Buxton.
Notes
- PEARCE, Celia, « L’émergence de la coéditique, prochaine révolution interactive», Les défis du cybermonde, Presses de l’Université Laval, Québec, 2003, p. 69.
- BLANCHET, Alexis, Des Pixels à Hollywood, Pix’n Love, 2010, p. 314.
- Première n°316, juin 2003.
- Collectif, « Les jeux vidéo au croisement du social, de l’art et de la culture », Questions de communication, 8, 2010, p. 87.
- Ibid, p. 88.
- LE DIBERDER, Alain et Frédéric, L’univers des jeux vidéo, La Découverte, 1998, p. 83.
- BLANCHET, Alexis, op. cit., p. 258.
- Ibid.
- Ibid.
- Jeux vidéo et Transmédia, quels jeux d’influence ? (vidéo), Cross Video Days (événement, Paris), juin 2012. https://www.youtube.com/watch?v=0BqMrrt7-wY
Lire le premier article de Pierre LOUIS sur les jeux vidéo
LOUIS Pierre, « Les jeux vidéo (2) : le transmédia et le marché des possibles – Pierre LOUIS », Articles [En ligne], Web-revue des industries culturelles et numériques, 2016, mis en ligne le 1er février 2016. URL : https://industrie-culturelle.fr/industrie-culturelle/jeux-video-2-transmedia-marche-possibles-pierre-louis
Etudiant en Master 2 recherche (M2 ICEN) du Département des Sciences de l’Information et de la Communication à l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense.