En paraphrasant Borges pour qui « la métaphysique est une branche de la littérature fantastique », on peut avancer l’idée que les séries télévisées expriment la métaphysique de notre époque (ainsi que les mythes qui la sous-tendent et la nourissent). Et c’est sans doute une des principales raisons du succès planétaire de Game of Thrones, à savoir son caractère allégorique d’un monde en proie à des querelles intestines, et en attente d’une catastrophe qui semblerait imminente.
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« Le monde va finir. La seule raison, pour laquelle il pourrait durer, c’est qu’il existe. Que cette raison est faible, comparée à toutes celles qui annoncent le contraire » (Baudelaire, Fusées, 1851).
Game of Thrones est une série sur un monde imaginaire avec ses noms, ses emblèmes, son langage, sa temporalité, ses monuments et ses frontières. D’ailleurs, il n’est question que de ça dans le générique de la série : faire surgir sur une carte un monde du néant grâce à la mécanique des rouages en mouvement. Cette image pourrait symboliser à elle seule le destin des personnages et les diverses machinations à l’œuvre dans la série. Mais de quel monde est-il question dans Game of Thrones ? Peut-on voir dans ce récit qui se réfère explicitement à l’univers de la fantasy [1] une métaphore de notre propre monde en décomposition ?
En paraphrasant Borges pour qui « la métaphysique est une branche de la littérature fantastique » [2], on peut avancer l’idée que les séries télévisées expriment la métaphysique de notre époque (ainsi que les mythes qui la sous-tendent et la nourissent). Et c’est sans doute une des principales raisons du succès planétaire de Game of Thrones [3], à savoir son caractère allégorique d’un monde en proie à des querelles intestines, et en attente d’une catastrophe qui semblerait imminente.
On peut donc faire l’analyse de la série Game of Thrones, mythe contemporain, en la confrontant à la question de la fin du monde. Il s’agira de montrer que cette série parle de la peur, de l’angoisse paranoïaque de la catastrophe. D’ailleurs, pour Jacques Attali, « son scénario renvoie très précisément à ce que notre planète va bientôt vivre : une sorte de nouveau Moyen-âge, plein de violences, de désordres, de catastrophes naturelles, de seigneurs de la guerre, de querelles de pouvoir aux rebondissements très rapides. « Game of Thrones » décrit le monde qui s’annonce après la fin de l’Empire américain, un nouveau Moyen-âge flamboyant où aucun pouvoir n’est stable, où tout devient possible » [4]. Or, précisément, ce rapport à la catastrophe dans la série (et dans notre époque) est « messianiste » ; on attend la catastrophe. En fait, cela fait longtemps qu’elle est déjà là. La Guerre des Mondes (version de Steven Spielberg, 2005) le montre très bien puisque l’on pense, avec le personnage joué par Tom Cruise, que c’est au moment où les tripodes massacreurs sortent de terre que la catastrophe commence. On apprend, finalement, que ces machines de guerre étaient enterrées depuis plusieurs millions d’années ; la catastrophe avait déjà commencé. Il y a donc confusion entre la catastrophe, et le moment où elle devient visible.
La carte et le territoire
La question de l’époque dans laquelle se déroule la série ne m’intéresse pas particulièrement. En effet, dans l’univers de la fantasy se croise des éléments qui appartiennent à l’Antiquité, au Moyen Âge et à la Renaissance. C’est le cas pour Game of Thrones qui emprunte aux différentes époques propres à la fantasy. Pour autant, dans la série écrit Stéphane Rolet, « la géographie joue à juste titre un rôle discriminant particulier : la délimitation des territoires correspond à des différences de civilisations très fortes, qui ont pour source d’inspiration des périodes historiquement datées » [5]. De fait, Westeros serait proche du Moyen Âge avec ses fiefs et son système politique, et Essos de l’Antiquité. Il y aurait d’ailleurs à affiner cette affirmation, car à l’intérieur même du cœur de la dégénérescence du pouvoir et de la corruption des élites de Westeros à Port-Réal se trouvent des caractéristiques de l’époque romaine.
En outre, l’enchevêtrement dans le récit des différentes strates spatiales correspond à l’enchevêtrement des différentes strates sociales et de formes de vie. Pour le politiste et juriste controversé (car impliqué dans le régime nazi) Carl Schmitt, « chaque nouvelle époque et chaque nouvelle ère de la coexistence des peuples, des empires et des pays, des hommes au pouvoir et des puissances de toute sorte se fondent sur de nouvelles divisions spatiales, de nouvelles délimitations, et de nouveaux ordres spatiaux de la Terre » [6]. Il y a, par exemple, un aspect binaire qui traverse l’ensemble de la série, une opposition entre sédentaires et nomades, entre centre et périphérie, entre peuples libres et peuples soumis, entre Ouest et Est, mais aussi entre les saisons d’été et d’hiver, entre ordre et révolution.
Game of Thrones est donc surtout une série où se déploie des espaces, des territoires. À l’ouest se trouve le royaume de Westeros qui comporte sept fiefs, le royaume des sept couronnes. À l’est s’étend l’immense continent d’Essos, séparé de Westeros par la mer Étroite. Si nous ne maîtrisons pas précisément la géographie d’Essos, le royaume de Westeros nous est familier. Et ce qui est particulièrement notable dans la géographie de Game of Thrones, c’est qu’il n’y a pas de centralité propre. C’est ce que nous montre le générique puisque cette séquence d’animation d’une carte géographique se déplace dans les différents lieux de Westeros et d’Essos qui apparaîtront au cours de l’épisode. Pour Stéphane Rolet, « chacune des quinze variantes du générique présente entre quatre et six endroits différents. On voit d’abord Westeros, en commençant toujours par Port-Réal ; généralement un ou deux autres lieux s’intercalent ensuite avant Winterfell toujours suivi du Mur, puis le générique s’achève par une cité d’Essos. (…) Ainsi, dès le générique, le spectateur sait littéralement où il va et, par conséquent, quelle(s) intrigue(s) il s’apprête à suivre » [7].
Cette absence de centralité a de nombreuses répercussions sur l’économie du récit. Tout d’abord, il y a un éclatement de celui-ci avec une multiplicité de lieux, de temporalités, qui est lié à la multiplicité des zones de tension. Sans être exhaustif, citons certaines tensions liées à la mort du roi Robert au début de la première saison. En effet, Ned Stark, la main du Roi, a tenté de révéler que les héritiers au trône de fer sont illégitimes, car issus d’un rapport incestueux. De fait, il libère les convoitises de tous les prétendants au trône, et se fait tuer. En outre, les frères du roi Robert, Stannis et Renly Baratheon, réclament aussi le Trône de fer contre Joffrey, le fils illégitime, et déclenchent la guerre.
La survalorisation quantitative du traitement de Westeros dans l’ensemble de la série par rapport à Essos, sans oublier le fait que toutes les zones de tensions convergent vers Westeros, montre qu’il existe, malgré l’affirmation précédente, une centralité dans Game of Thrones. En ce sens, on peut parler de centralité éclatée. Cette expression est intéressante pour le récit, car tout (les menaces internes et externes) converge vers un point à Westeros, le Trône de fer qui est lui-même fondamentalement instable. De fait, le devenir du royaume passe-t-il par le rétablissement d’un pouvoir légitime comme à l’époque du roi Robert, ou par l’instauration d’un régime arbitraire comme celui du roi Joffrey ? [8]
Les invasions barbares
Game of Thrones nous montre un monde en crise qui est menacé à ses deux extrémités : au-delà du Mur avec les Marcheurs blancs (séquence prégénérique du premier épisode de la première saison) et au-delà de la mer Étroite, là où vivent les trois dragons de Daenerys (qui se manifestent dans la dernière scène de la première saison).
La série s’ouvre sur une porte qui se lève comme un rideau théâtral. Trois hommes montés sur des chevaux font une sortie au-delà du Mur [9]. Parti en éclaireur, Will, un des gardes de la nuit, tombe sur un groupe de Sauvageons massacrés. Il revient avertir les autres de sa découverte, cependant ser Waymar est dubitatif et demande à voir les cadavres. Ils reviennent vers le campement, mais les corps ont mystérieusement disparu. Là, ils sont attaqués et tués par les mystérieux Marcheurs blancs qui laissent Will s’échapper (pas pour longtemps, car il sera décapité pour désertion par Ned Stark, le maître de Winterfell) [10]. Cette première séquence place d’emblée le spectateur face à une menace qui pèse sur Westeros.
Il n’y a pas seulement les Marcheurs blancs comme menace possible au-delà du Mur puisque d’autres créatures, les « Sauvageons » (Wildlings) peuplent aussi cette région septentrionale [11]. Ce sont eux, d’ailleurs, que les trois frères pourchassaient dans le prégénérique du pilote. De manière générale, les Sauvageons ne respectent guère l’autorité, ils sont indisciplinés et plutôt nomades. Les hommes et les femmes y paraissent égaux. De fait, « face à Westeros soumis à un pouvoir monarchique héréditaire, fondé sur une aristocratie dirigeante et réglé par un système féodal complexe de suzerainetés et de vassalités inspiré de notre Moyen Âge historique, le peuple d’au-delà du Mur oppose une contradiction sans compromis possible » [12].
On peut alors se demander, dans quelle mesure les Sauvageons (ainsi que les Marcheurs blancs) sont réellement une menace pour Westeros, étant donné qu’ils ne cherchent pas à conquérir le Trône de fer ? On peut très bien les percevoir comme une machine de guerre au sens deleuzien, c’est-à-dire comme « un agencement linéaire qui se construit sur des lignes de fuite » [13]. Mais ces Sauvageons incarnent surtout pleinement la question du pouvoir destituant au sens où le définit le philosophe italien Giorgio Agamben [14], c’est-à-dire un pouvoir qui se trouve en dehors de la loi, et qui agit de manière à anéantir la puissance souveraine plutôt que de la réformer. On peut lire dans les émeutes en France en 2005 une telle particularité politique, qui la rendait si peu compréhensible pour les commentateurs. Dès lors, « destituer le pouvoir, c’est le priver de légitimité, le conduire à assumer son arbitraire, à révéler sa dimension contingente. C’est montrer qu’il ne tient qu’en situation, par ce qu’il déploie de stratagèmes, d’artifices – en faire une configuration passagère des choses qui, comme tant d’autres, doit lutter et ruser pour survivre » [15]. Mais alors, la menace plane-t-elle réellement sur Westeros, ou ne permet-elle pas de simplement justifier la mise en place de mesures sécuritaires comme l’élaboration du Mur et l’organisation de la Garde de Nuit ?
Entre le Nord et le reste du monde se dresse le Mur, objet symbolique de notre époque [16]. En effet, vingt après la chute du mur de Berlin, d’autres se sont construits dans le monde : en Palestine, entre le Mexique et les États-Unis. Sans compter les gated communities, véritables murs intérieurs qui s’édifient aux États-Unis, en Israël, au Brésil et ailleurs. Partout, il s’agit de repousser et de se protéger des pauvres, des migrants, des possibles terroristes, etc. Pour Wendy Brown, « c’est l’affaiblissement de la souveraineté étatique, et plus précisément, la disjonction entre la souveraineté et l’État-nation, qui a poussé les États à bâtir frénétiquement des murs » [17]. Les murs n’exprimeraient alors qu’une mise en scène du déclin des États ou de leurs tentatives de restaurer leur autorité.
Poste avancé de l’Occident sur le Mur, la Garde de Nuit est un ordre militaire exclusivement masculin, qui protège le royaume des invasions des Sauvageons venus d’au-delà du Mur [18]. C’est donc un ordre en dehors de la société qui pourrait s’apparenter à un ordre religieux. Alors que la Garde de Nuit était autrefois composée de nobles et de chevaliers qui se désintéressaient du pouvoir et voulaient uniquement leur dévouement au royaume, le recrutement de la Garde de nuit s’effectue désormais parmi les plus grands voleurs et crapules de Westeros. Porter l’habit noir est en effet devenu le meilleur moyen d’être lavé de ses crimes, et de fait, d’éviter la mort. Tous les indésirables des Sept Couronnes sont envoyés au Mur, et la mentalité de l’ordre a donc beaucoup changé, l’honneur laissant au fil des ans place à la hargne et à l’insatisfaction. De plus, malgré ces tentatives de restructuration, les châteaux du Mur sont abandonnés un à un, seuls Tour Ombreuse, Châteaunoir et Fort-Levant abritent des garnisons permanentes. Les raids des Sauvageons sont donc de plus en plus fréquents, et les villages du Don ont été peu à peu désertés, leurs habitants fuyant se réfugier dans les montagnes au sud, ou sur les terres de la maison Omble à l’est. Mais alors, à quoi sert réellement cet ordre qui ne protège plus vraiment la population, si ce n’est à entretenir l’illusion d’un semblant d’efficacité ?
Les trois dragons d’Essos constituent un contrepoint symétrique aux Marcheurs blancs du Nord ; tout comme eux, ils sont considérés, au début de la série, comme des créatures mythiques disparues qui possédaient une réelle puissance de destruction massive [19]. Les dragons ne seraient pas si dangereux sans l’existence de leur mère, Daenerys Targaryen, fille du roi détrôné Aerys II Targaryen et de la reine Rhaella Targaryen, et possible héritière au Trône de fer [20]. Daenerys naît « dépossédée de tout, si bien que son histoire est d’abord celle d’une reconquête de soi » [21]. On pourrait ajouter que cette reconquête de soi implique le fait de se métamorphoser, de se transformer en passant de « sœur de » à « femme de » et enfin à « mère de » à la fin de la première saison, quand elle sortira du brasier où elle aura donné naissance à ses trois œufs dragons.
Contrairement à son grand frère Viserys, Daenerys ne souhaite pas, au départ, récupérer le Trône de fer. Ce n’est qu’une femme-objet que son frère vend à Khal Drogo, un puissant seigneur de guerre dothrak, contre la promesse d’une armée qui l’aidera à marcher sur Westeros. Elle devient une khaleesi respectée et aimée de son peuple et de son mari, puis la Mère des dragons à la mort de son mari [22]. Sa première décision est fondamentalement antiesclavagiste puisqu’elle libère de toute servitude les esclaves de son khalasar. À ce moment-là, son but ultime va être la reconquête du Trône de fer, qu’elle revendique comme son héritage. Elle doit donc acquérir une armée conséquente. Elle libère donc les esclaves de quatre cités d’Essos (Qarth, Astapor, Yunkaï et Meeren), et décide de rester à Meereen afin d’y apprendre son métier de reine. En termes deleuzo-guattariens, il y a à la fois de la déterritorialisation (« se déterritorialiser, c’est quitter une habitude, une sédentarité. Plus clairement, c’est échapper à une aliénation, à des processus de subjectivation précis »). De fait, les pouvoirs sont défaits, les autorités sont démises, et les esclaves sont émancipés. Dans le même temps, apparaît de la reterritorialisation (« la conscience retrouve son territoire, mais sous de nouvelles modalités […] jusqu’à une proche déterritorialisation »). En effet, un nouveau régime de pouvoir se met en place avec un nouvel ordre hiérarchique. [23]. Mais, la libération des esclaves ne peut pas être perçue comme une réelle émancipation puisque ce mouvement vient du pouvoir lui-même et non de la volonté des esclaves. On pense ici au discours paternaliste de l’Occident colonial envers les pays colonisés.
Pour autant, la puissance de Daenerys est réelle, et constitue une menace pour Westeros. Mais c’est une reine jeune ; son attachement à la liberté lui a fait laisser ses dragons en liberté, et quand ils deviennent impossibles à maîtriser, elle est obligée de les enfermer. De fait, comment gouverner pour conserver le pouvoir qu’elle a acquis ?
Winter is coming…
En plus des Marcheurs blancs et des dragons de Daenerys, une troisième menace pèse sur Westeros : il s’agit de la menace climatique. Il est assez facile de voir des rapprochements avec notre époque. Pourtant, contrairement à notre Histoire, celle de Westeros est scandée par l’alternance d’hivers et d’étés qui durent parfois jusqu’à plusieurs années (la période hivernale de trois ans qui s’est déroulée aux alentours de l’an 273 est considéré comme un hiver cruel), voire plus d’une décennie puisque la série débute à la fin de l’an 288, l’été le plus long connu de mémoire humaine, car il va durer dix ans, deux lunes et seize jours (la fin de l’été est annoncée au début de la deuxième saison). On attend donc avec impatience que l’hiver tant annoncé par les Stark vienne enfin.
En outre, l’hiver qui s’annonce renferme aussi une dimension prophétique d’annonce de la catastrophe de notre époque. « L’avènement de la crise climatique a reçu un nom : « Anthropocène », une appellation proposé par Paul Crutzen et Eugene Stoermer pour désigner la nouvelle époque géologique qui aurait succédé à l’Holocène, et qui aurait démarré avec la révolution industrielle et se serait intensifiée après la Seconde Guerre mondiale. L’Anthropocène (ou tout autre nom que l’on veuille lui donner) est une « époque », mais il indique la fin de « l’épocalité » en tant que telle, en ce qui concerne notre espèce. Car il est certain que, s’il a commencé avec nous, il finira probablement sans nous. Il se peut que l’Anthropocène ne fera pas place à une autre époque géologique que bien après notre disparition de la surface de la Terre. Notre présent, c’est l’Anthropocène ; tel est notre temps. Mais ce temps présent s’avère être un présent sans avenir […] » [24].
La catastrophe est donc l’horizon indépassable de notre Histoire. Günther Anders l’a pensée dès 1960 : « l’apocalypse actuelle serait en revanche non seulement la conséquence de notre état moral mais également le résultat direct de notre action : c’est nous qui la produirions. Il n’est pas certain que nous ayons déjà atteint la fin des temps. Il est certain en revanche que nous vivons définitivement dans le temps de la fin et que le monde dans lequel nous vivons est par conséquent un monde incertain »[25].
Plus piquant, un vétéran américain de la guerre d’Irak, devenu consultant en « stratégie », écrivait à l’automne 2013 dans le New York Times : « À présent, quand je scrute le futur, je vois la mer ravageant le sud de Manhattan. Je vois des émeutes de la faim, des ouragans et des réfugiés climatiques. Je vois des soldats du 82e régiment aéroporté buttant des pillards. Je vois des pannes électriques générales, des ports dévastés, les déchets de Fukushima et des épidémies. […] Le problème que pose le changement climatique n’est pas de savoir comment le ministère de la Défense va se préparer aux guerres pour les matières premières, ou comment nous devrions dresser des digues pour protéger Alphabet City, ou quand nous évacuerons Hoboken. Et le problème ne sera pas résolu par l’achat d’une voiture hybride, la signature des traités ou en éteignant l’air conditionné. Le plus gros du problème est philosophique, il s’agit de comprendre que notre civilisation est déjà morte » [26].
Pour conclure, aucun spectateur ne sait encore comment la série, qui commence sa cinquième saison le 12 avril, va se terminer (la série comporterait entre 8 à 10 saisons), ni comment vont se résorber les multiples crises que subit Westeros. Y compris les lecteurs de la saga écrite par George R. R. Martin (qui a aussi été scénariste sur les quatre premières saisons de la série) puisqu’elle n’est pas non plus achevée. C’est d’ailleurs une des caractéristiques que Game of Thrones partage avec The Walking Dead (voir « Actualités #26« ).
De fait, ce récit, qui n’a pas encore de fin, engendre, pour plusieurs raisons, une réelle difficulté à conclure. La fin désigne à la fois l’achèvement et l’objectif, le but. Ici, il faut l’entendre dans sa dimension d’accomplissement. Tout d’abord, il y a une difficulté historiale de penser la fin des temps. Et cette question traverse la série comme on a pu le voir. De plus, une autre difficulté consisterait à chercher une « fausse fin » qui ne serait qu’un renouvellement du même. Il s’agirait, par exemple, que la série se termine par la restauration d’un ordre comme la victoire d’un despotisme éclairé (même si Daenerys arrivait sur le Trône de fer). On pense alors à la célèbre phrase (« il faut que tout change pour que rien ne change ») que professait Tancredi aux oreilles de son oncle, le prince Salina dans Le Guépard. Il existe, pourtant, une pensée de l’apocalypse, chrétienne, qui consiste à croire qu’après le désordre, dialectiquement, il y aura l’instauration d’un nouvel ordre d’un niveau supérieur, qui serait le royaume de Dieu ; ce royaume est la fin d’un régime de la domination des hommes sur les hommes. D’ailleurs, le marxisme s’est fortement inspiré de cette pensée théologique pour théoriser l’avènement du communisme. C’est l’idée fondamentale de Carl Schmitt, pour qui les concepts politiques modernes sont des concepts religieux sécularisés.
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Notes
[1] La « fantasy » est un genre littéraire présentant un ou plusieurs éléments surnaturels qui relèvent souvent du mythe et qui sont souvent incarnés par l’irruption ou l’utilisation de la magie, parfois des esprits.
[2] « Les métaphysiciens de Tlön ne cherchent pas la vérité ni même la vraisemblance : ils cherchent l’étonnement. Ils jugent que la métaphysique est une branche de la littérature fantastique », Jorge Luis Borges, Fictions, Paris, Gallimard, 1974, p. 20.
[3] Le premier épisode intitulé « Winter is coming » a attiré 2,2 millions de téléspectateurs lors de sa première diffusion le 17 avril 2011 aux États-Unis ; il a totalisé 5,4 millions de téléspectateurs en comprenant les rediffusions (le dimanche et le lundi soir). Le dernier épisode de la première saison, qui a été diffusé le 20 juin 2011, a rassemblé, quant à lui, plus de 3 millions de téléspectateurs. D’après HBO, la seconde saison a obtenu une audience cumulée de 11,6 millions de spectateurs. La troisième saison a obtenu 13,6 millions de spectateurs. Avec la quatrième saison, la série devient la plus regardée de la chaine HBO puisque le nombre moyen de téléspectateurs pour cette saison est de 18,4 millions. Pour comprendre ses chiffres, il faut savoir qu’HBO est une chaîne payante qui compte environ 30 millions d’abonnés. Sans oublier les nombreux prix qu’a obtenus cette série…
[4] Jacques Attali, « Un planétaire Moyen-âge », L’Express, publié le 7 avril 2014, https://www.attali.com/actualite/blog/sociologie/un-planetaire-moyen-age, consulté le 12 février 2015.
[5] Stéphane Rolet, Le Trône de fer ou le Pouvoir dans le sang, Presses universitaires François-Rabelais, Collection Sérial, Tours, 2014, p. 68.
[6] Carl Schmitt, Le Nomos de la Terre. Dans le droit des gens du Jus Publicum Europaeum, PUF, Collection Quadrige, Paris, 2008, p. 83, cité par Wendy Brown, Murs. Les Murs de séparation et le déclin de la souveraineté étatique, Les Prairies Ordinaires, Paris, 2009, p. 59.
[7] Stéphane Rolet, ibid, p. 50.
[8] Les colonnes claires de la salle du trône de l’époque de Robert se sont assombries sous Joffrey.
[9] Il s’agit de trois frères jurés de la Garde de Nuit, Will, Gared et ser Waymar Royce, https://www.lagardedenuit.com/wiki/index.php?title=%C3%89pisode_1
[10] « Vaincues huit mille ans plus tôt, ces créatures passent pour avoir disparu de la surface de la Terre et se trouvent en léthargie sous la neige très loin au Nord, bien au-delà du Mur. La Garde de la nuit a été créée et maintenue pour protéger Westeros contre le retour possible de ces êtres antiques à l’existence desquels personne ne croit plus vraiment. (…) le Marcheur blanc a le corps desséché d’une momie, des yeux d’un bleu intense et fluorescent », Stéphane Rolet, ibid, pp. 89-90.
[11] Le terme « sauvageons » désigne de manière péjorative, dans les Sept Couronnes, l’ensemble des peuplades humaines vivant au-delà du Mur, à l’extrême nord de Westeros. Celles-ci préfèrent quant à elles se désigner par l’endonyme « peuple libre ». Ce peuple est constitué d’une majorité d’humains descendant des lignées des Premiers Hommes. Si l’ensemble des sauvageons partage beaucoup de traits communs, l’isolement des communautés explique la diversité des organisations claniques que l’on observe parmi eux. On trouve ainsi parmi les sauvageons : les Thenns, des Crocgivre, les Morsois, habitants de la Grève glacée, les tribus troglodytes, aux visages peints, les tribus cannibales des fleuves gelés, les Pieds cornés, les court-la-nuit. https://www.lagardedenuit.com/wiki/index.php?title=Peuple_libre
[12] Stéphane Rolet, ibid, p. 55.
[13] Gilles Deleuze, Pourparlers, Éditions de Minuit, Paris, 1990, p. 50.
[14] Giorgio Agamben, État d’exception, Seuil, Paris, 2003.
[15] Comité invisible, À nos amis, La Fabrique éditions, Paris, 2014, p. 75.
[16] Wendy Brown, Ibid, p. 17.
[17] Le Mur a été érigé près de huit mille ans avant la Conquête, peu après la Longue Nuit. C’est une énorme muraille de glace de près de sept cents pieds de haut et de cent lieues de long d’est en ouest (soit près de deux cent dix mètres ; chiffre hallucinant que même George R. R. Martin a avoué exagéré). Après avoir vu la réplique du Mur utilisée pour la série télévisée, et mesurant quatre cents pieds de haut, il s’est même interrogé sur la possibilité de diminuer la hauteur du Mur dans les éditions ultérieures, avant de se raviser. Le Mur sépare ainsi le royaume des Sept Couronnes des terres des sauvageons d’au-delà du Mur. Son faîte est assez large pour permettre à douze cavaliers d’y chevaucher de front. Il est recouvert de glace et, lorsque les températures sont au-dessus de zéro la glace fond en surface et s’écoule le long des parois, entraînant à son passage la neige présente en contrebas. À l’est, le Mur s’étend jusqu’à la mer, et à l’ouest aucune armée conséquente ne peut le contourner, car d’impressionnantes montagnes et les profondes Gorges de la Laiteuse ne permettent le passage qu’à des groupes restreints. Il est ponctué de dix-neuf forts, et est défendu par la Garde de Nuit. https://www.lagardedenuit.com/wiki/index.php?title=Mur
[18] La fondation de la Garde de Nuit remonte à l’Âge des Héros, à la fin de la Longue Nuit lors de laquelle les Marcheurs blancs furent repoussés. C’est probablement le plus vieil ordre des Sept Couronnes. Les hommes de la Garde de Nuit ne portent que des tenues noires, et l’acier de leurs mailles et de leurs armures est lui aussi noirci. De plus, ils renoncent au mariage et à la paternité et s’engagent à ne rien posséder, n’étant dévoués qu’à la protection des royaumes humaines du Sud. Afin de préserver la cohésion de ses troupes, la Garde ne prend pas parti dans les querelles du royaume. La désertion de l’ordre est punie de mort ; c’est d’ailleurs ce qui arrive à Will, décapité par Lord Stark dans le premier épisode. https://www.lagardedenuit.com/wiki/index.php?title=Garde_de_Nuit
[19] Par exemple, dans le 7e épisode de la seconde saison, Lord Tywin Lannister et Arya Stark discutent de la Conquête d’Aegon Targaryen Ier et évoquent le pouvoir destructeur de son dragon qui a détruit la forteresse d’Harrenhal.
[20] Elle échappera à une tentative d’assassinat fomentée par le roi Robert qui a peur de sa vengeance. [S01E06]
[21] Stéphane Rolet, ibid, p. 325.
[22] Séquence finale de la première saison [S01E10].
[23] Gilles Deleuze, Felix Guattari, L’Anti-Œdipe, Les Éditions de Minuit, Paris, 1972, pp. 162, 307.
[24] Déborah Danowski, Édouard Viveiros de Castro, « L’arrêt de monde », in De l’univers clos au monde infini, ed. Dehors, 2014, p. 224.
[25] Günther Anders, Le Temps de la fin, Éditions de l’Herne, Paris, 2007, p. 116.
[26] Comité invisible, ibid, pp. 28-29.
MELQUIOND, Anne-Lise, « Game of Thrones ou les crises de l’empire – Anne-Lise Melquiond », Articles [En ligne], Web-revue des industries culturelles et numériques, 2015, mis en ligne le 1er avril 2015. URL : https://industrie-culturelle.fr/industrie-culturelle/game-of-thrones-crises-empire-anne-lise-melquiond/
Anne-Lise Melquiond prépare une thèse sur le thème de l’apocalypse dans les séries actuelles à l’université de Paris Ouest (directeur : David Buxton). Elle est enseignante en Lettres – Histoire dans le secondaire à Rouen.