La notion de recyclage se veut à l’unisson de retrouvailles d’un modèle encore vivant qui sait orchestrer socialement la diffusion de sa musique avec une génération beaucoup plus jeune. Bien que l’argument commercial existe, cela donne pour celles et ceux qui ignorent l’origine et les dates des parutions des albums, l’impression d’un nouveau commencement ou encore d’un éveil à la rencontre véritable entre le grand aîné qui a marqué son époque et les chanteurs encore en voie de célébrité à la conquête d’un public élargi.
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La question du recyclage
Les plateformes de diffusion comme YouTube ou Dailymotion exercent leur influence sur la réception des consommateurs, auditeurs et spectateurs et renforcent leur pouvoir de séduction sur cette capacité à recevoir un continuum d’informations.
À l’écoute des rockeurs vieillissants qui sont relayés par les mass media, les spectacles en direct, l’industrie des biens culturels interprétant leurs bons vieux tubes de superstars, un mot vient spontanément à l’esprit sans qu’on en mesure pleinement toutes les conséquences, tant du point de vue sociologique, philosophique, musicologique et sémiologique : le recyclage. Ce terme recouvre des réalités multiples, lesquelles concernent, effectivement, bien des domaines de l’organisation sociétale, à commencer par celui de la vie publique et des relations entre les citoyens et la politique.
En circonscrivant mon sujet à celui de mon « champ » de compétences (littéraire, musicologique et linguistique), le chemin le plus évident consistait à recourir à mon expérience et à mon désir de faire fructifier des connaissances nouvellement acquises lors de mes études en Information et Communication à l’Université de Paris Ouest Nanterre La Défense afin de les croiser avec mon double cursus en Russie.
La transversalité de ces connaissances rend pensable le sens qu’il convient d’accorder à ma recherche, en vue de choisir un sujet centré sur la problématique du réemploi des biens culturels ancrés dans la musique populaire industrialisée et de la chanson française en particulier.
La quantité étant l’ennemi de la qualité, il n’est pas utile d’accumuler des enregistrements mais plutôt de mettre en rapport, d’une part, un échantillonnage de 12 artistes contemporains qui ont recyclé les chansons de 11 artistes d’autrefois aux qualités vocales spécifiques. D’autre part, il fallait sélectionner 12 titres faisant référence à 11 titres tirés du répertoire des quarante-trois dernières années, soit de 1970 à 2013. Par conséquent, je proposerai un sujet ainsi formulé : « L’éclectisme du recyclage dans la chanson française d’aujourd’hui : un phénomène générationnel ? »
Ce questionnement m’offre l’occasion d’intégrer des conduites théoriques susceptibles de renforcer mon appréciation sur la réalité d’événements auxquels je suis confrontée et par là même, de m’associer, par l’étude, à la compréhension d’une époque en pleine mutation médiatique.
Le moment est venu d’annoncer une approche à connotation sociologique incluant une somme de lectures fixées en fonction du sujet. Devant l’immensité et la profondeur des réflexions publiées, une limite s’est spontanément imposée. J’aborderai la problématique par le biais d’une assimilation des travaux antérieurs. La recherche effectuée jadis par les Cultural Studies (l’ethnographie, mediastudies, théories du langage et subjectivité, littérature, société) était tellement large qu’il me fallait retenir une partie seulement des travaux de Stuart Hall, notamment, ce qui concernait une approche critique fondée sur les médias, sans mésestimer les apports du courant féministe avec les publications de Nancy Fraser.
L’article de Stuart Hall Encoding and Decoding in the television discourse[1], paru en 1974 a retenu mon attention. Ensuite, l’obligation de décrypter une partie des travaux théoriques de Pierre Bourdieu s’est révélée nécessaire. Parmi cet océan de lectures, je mentionnerai les chapitres 2, 3 et 6, respectivement intitulés « L’espace social et ses transformations », « L’habitus et l’espace des styles de vie », « Bonne volonté culturelle », tous extraits de son ouvrage La Distinction, paru en 1979.
À noter, dès à présent, cette phrase à retenir :
[la] bonne volonté culturelle qui prend des formes différentes selon le degré de familiarité avec la culture légitime, c’est-à-dire selon l’origine sociale et le mode d’acquisition de la culture [2].
Il y est surtout question de la petite bourgeoisie et des problèmes rencontrés par cette classe sociale à l’égard de la culture jugée par elle légitime, ce qui devrait nous amener à réactiver nos lectures adorniennes en mettant l’accent sur la notion de la musique chosifiée et de son rapport à la réception telle qu’elle a été abordée par le maître de l’École de Francfort dans son livre Introduction à la Sociologie de la musique. Au cœur de cette première approche émergera un exemple musical avec un texte de Philippe Labro (1936-) sur une musique de Beethoven (1770-1827).
Marc Hiver, dans l’avant-propos de son livre Adorno et les industries culturelles -communication, musique et cinéma[3] évoque l’obligation d’aller « au-delà de ce qu’on appelle la déploration adornienne sur la culture populaire industrialisée » et propose de lire ou relire T.W. Adorno car :
il ne doit pas être figé, quarante ans après sa mort en 1969, dans le rôle d’un grand précurseur ni dans celui passéiste, de défenseur d’un art d’élite et de pourfendeur du jazz et du cinéma.
S’est donc imposé une rigoureuse sélection de textes et, surtout, l’exigence que la mise en place de notre problématique était à ce prix. En effet, la question du recyclage est délicate à manier. En tout cas, elle suggère de relire au moins un article d’Adorno intitulé « Mode Intemporelle : à propos du jazz » (1953), publié dans Merkur et récemment disponible en français dans l’édition de poche (2010)[4]. Une des idées à retenir, c’est que…
…la mode intemporelle devient la parabole d’une société mise en hibernation, non sans quelque ressemblance avec le cauchemar du Meilleur des mondes de Huxley. Les économistes se demanderont si l’idéologie exprime ou souligne ici une tendance de la société de suraccumulation à régresser vers le stade de la reproduction simple [5].
Aujourd’hui, il suffit d’aller dans n’importe quelle médiathèque parisienne pour être submergé par le nombre ahurissant de chansons accumulées dans les bacs et sur le net. D’ailleurs, comme le note Christian-Louis Eclimont dans l’avant-propos de son « grand juke-box muet de la chanson française », les 1000 chansons françaises de cette compilation livresque constituent presque l’histoire d’une vie consacrée à la recherche avec, probablement, une mentalité digne d’un collectionneur. Cette frénésie de consommation favorise « le retour à » comme signe d’une postmodernité qui recycle ces produits au nom d’une rentabilité qui, par définition, tire quelque profit du souvenir.
De nos jours, la notion de recyclage se veut à l’unisson de retrouvailles d’un modèle encore vivant qui sait orchestrer socialement la diffusion de sa musique avec une génération beaucoup plus jeune. Bien que l’argument commercial existe, cela donne pour celles et ceux qui ignorent l’origine et les dates des parutions des albums, l’impression d’un nouveau commencement ou encore d’un éveil à la rencontre véritable entre le grand aîné qui a marqué son époque et les chanteurs encore en voie de célébrité à la conquête d’un public élargi. De cette histoire récente est née la sortie, au mois de novembre 2012, d’un album ayant pour couverture un affichage qui caractérise cette rencontre intitulée Génération Goldman. À cet effet, un groupe d’une vingtaine de chanteurs a participé à cette aventure dont neuf femmes. Ces dernières rayonnent actuellement sur la scène française. Photographiés un peu à la manière d’une troupe de théâtre, nous reconnaissons sur les photos de l’album les visages de Zaz (1980-), Shy’m (1985-), Irma (1988-), Tal (1989-), Marie Mai (1984-), Leslie (1985-), Amel Bent (1985-), Amandine Bourgeois (1979-), Judith (1990-).
Le dialogue avec la situation précédente est indispensable à mener avec une plus grande fermeté étant donné que la « passéité » supposée débouche sur la notion de rétro réactualisé incluant la prise en considération de l’idée de « rétromania » défendu par le journaliste britannique Simon Reynolds pouvant inclure, en extension, la réflexion intellectuelle de Svetlana Boym [6] relative à la nostalgie réflexive : le passé resurgit dans le présent et la nostalgie est empreinte d’une émotion douce, amère…
…car exister dans le temps revient à subir un exil perpétuel et se voir dérobé constamment de rares et précieux moments d’harmonie [7].
Le témoignage de respect, d’admiration de reconnaissance légitime, le besoin d’entrer en relation avec la génération précédente. C’est le rapport direct entretenu par l’hommage qui veut sa part d’inspiration en s’assimilant à une époque passée pour la faire revivre avec un ton musical relié aux préoccupations du présent. En faisant retour à certaines chansons d’hier, les accueillir, – pour un chanteur vivant, en les recouvrant de sa propre voix –, relève d’une démarche qui instaure un débat par l’usage de sa voix, ce qu’il en fait ou encore de l’ajout de ses textes. L’aiguillon polémique n’est pas loin et la formidable violence de certaines paroles dénonçant le double-jeu de la société rend attentif à l’engagement social de certains chanteurs. Les noms de Joey Starr (1967-) et Abd al Malik (1975-) s’imposent d’eux mêmes dans leurs rencontres avec des textes de Georges Moustaki (1934-2013) et de Jacques Brel (1929-1978).
L’hommage révèle que le rétro réactualisé se décline de différentes manières. Ainsi, la chanson fétiche Douce France entonnée par le groupe « Carte de Séjour » composé de cinq membres dont nous retiendrons le nom de Rachid Taha (1958-) n’a pas, à réception, le même sens que l’évocation de ces paroles traduites en italien par Carla Bruni (1967-). Une lecture vocale et instrumentale de l’hommage caractérise ce recours à la passéité. Dès lors, n’hésitons pas à faire entrer en résonance les noms d’Édith Piaf (1915-1963) et de Léo Ferré (1916-1993) avec celui de Patricia Kaas (1966-). D’un autre côté, l’horizon du rétro réactualisé trouve un terreau à la dénonciation lorsqu’une chanteuse vivante réclame la restitution de son autorité morale sur des chansons reprises par une jeune chanteuse. Dès lors, l’hommage tourne à la caricature et au conflit entre les deux protagonistes. L’album Ma déclaration de Jenifer (1982-) reprenant douze titres autrefois chantés par France Gall (1947-) vient à point nommé pour enrichir la discussion.
Au croisement des discours théoriques
Les exigences de la terminologie
Je le rappelle, ma réflexion mettra en avant une exigence filtrée par des disciplines entremêlées telles que la sociologie, la philosophie, la musicologie. Les termes d’éclectisme, de recyclage, de chanson française, de génération, ne doivent pas pour autant servir de prétexte à mettre dans un fourre-tout un amas de connaissances disparates qui diluerait la problématique dont l’idée maîtresse est le recyclage et ses diverses branches se mouvant dans différents champs d’applications. L’interdisciplinarité permet de s’appuyer, comme il a été précédemment annoncé, sur divers travaux.
Un lien est inséparable d’une époque. Il est illustré par la figure de Richard Hoggart[8] qui m’a permis de lire, dès le mois d’octobre 2012, un livre fondateur traduit en français sous le titre La Culture du Pauvre. J’ai tout de suite compris l’importance d’autres études effectuées au sein du Centre for Contemporary Cultural Studies à l’université de Birmingham, travaux inséparables du nom de Stuart Hall. Comme le souligne l’article en ligne du Monde des livres du 31/01/2008 dans un article intitulé «« Le populisme autoritaire » selon Stuart Hall» :
Ce dernier va d’ailleurs jouer un rôle important en lui permettant d’adopter une approche plus dynamique de la culture – loin du réductionnisme économique du marxisme classique – et en substituant aux concepts de « domination » et d' »aliénation » celui, plus souple, d' »hégémonie ». Plutôt que de critiquer un « grand méchant média » qui injecterait directement des contenus dans les cervelles de masses passives, Hall s’attache à décrire les multiples idéologies qui s’affrontent sur le terrain culturel.[9].
Depuis quelques décennies les rapports sociaux conflictuels mis en avant via la médiation de la sphère politique et de la sphère des industries culturelles se sont vus investis par une intense réflexion due à d’autres mouvements où il est question d’égalité, d’identités, de justice sociale, thèmes éternels sans doute mais qui prennent d’autant plus de relief dans les textes de certains chanteurs. Puisque le nom de Nancy Fraser vient d’être cité, la relecture de sa pensée me donne l’occasion de relire un article publié dans Le Monde Diplomatique au mois de juin 2012[10]. Son vocabulaire est explicite et mérite d’être relevé : « « la reconnaissance » s’est imposée comme un concept-clé de notre époque, à l’heure où le capitalisme accélère les contacts transculturels, brise les schémas d’interprétation et politise les identités. Des groupes mobilisés sous la bannière de la nation, de l’ethnie, de la « race », du genre, de la sexualité luttent pour « faire reconnaître une différence ». »
Trois notions aussi délicates à aborder que la bonne volonté culturelle, le don de « sa différence » et l’évocation de la musique chosifiée qui opérera un glissement s’adressant plus encore à d’autres classes d’auditeurs aux prises avec la musique dite classique si bien que ces trois notions prennent la place qu’elles méritent dans l’argumentaire qui va suivre avec, à chaque fois, une application attentive aussi bien à la verbalisation qu’à la musique entendue ; les trois notions seront mises en œuvre au nom du temps qui passe et de la mémoire sélective d’une génération par rapport à une autre génération.
Exemple 1 – 1970, Labro-Hallyday : le geste de reprise symphonique inspiré par la 7e symphonie de Beethoven
Les lointaines années 1970 sont politiquement marquées par la contestation d’une génération qui proteste contre l’ordre établi, la guerre des américains au Vietnam, le partage du monde entre deux blocs irréductibles idéologiquement l’un par rapport à l’autre, le monde capitaliste et le monde communiste : l’invasion de la Tchécoslovaquie ravive les plaies à l’intérieur des partis communistes occidentaux eux-mêmes. Déjà célèbre depuis les années 60, le chanteur français Johnny Hallyday connaît un passage à vide et n’ayant pas participé aux événements de mai 68 en France, il se sent décalé, voire finalement isolé.
Philippe Labro (1936-) qui est devenu célèbre par la suite comme journaliste et homme de radio pour avoir dirigé RTL, puis romancier, avait déjà, à l’époque, beaucoup voyagé aux USA et était fasciné par les grands espaces. La collaboration entre les deux hommes aura pour effet de remettre Johnny Hallyday en selle. Après avoir osé chanter un titre consacré à Jésus-Christ – ce qui lui a valu les reproches de la hiérarchie catholique –, il est vrai que Johnny y chantait « si le Christ vivait encore aujourd’hui, il serait un hippie »[11], un autre album, sorti le 6 novembre 1970, le met, par les paroles, dans l’impossibilité d’être indifférent aux événements qui pourraient s’abattre sur la planète.
Ce texte (1970) de Philippe Labro [qui s’inspire de la fin du film La planète des singes de Franklin J. Schaffner sortie en 1968, adaptation du roman de science-fiction écrit en 1963 par le Français Pierre Boulle] se résume à un condensé accusateur, à la force oppressante, rédigé sous la forme d’un questionnement à propos d’une supposée catastrophe nucléaire qui n’aurait laissé derrière elle que du néant.
La bonne volonté culturelle consiste à intégrer, en fond sonore, la musique du 2e mouvement de la Symphonie n°7, en la majeur, de Beethoven. La marche lente, dont le motif se compose d’un dactyle suivi d’un spondée est connue de tous les mélomanes. Sur cette formule rythmique, Johnny Hallyday déclame ce Poème sur la 7e de Philippe Labro. Les chansons qui l’accompagnent en 1970 telles que Essayez, La fille aux cheveux clairs, Jésus-Christ est un hippie font que cet album ait marqué, au début de la décennie 70, un tournant dans sa carrière vers un style nettement plus violent. En visionnant, aujourd’hui, les apparitions scéniques de Johnny Hallyday, celle par exemple de Bercy du 14 septembre au 4 octobre en 1992[12], en chemise blanche ouverte, laissant apparaître une grande croix sur sa poitrine, il est aisé de percevoir la façon de procéder face à l’horreur d’une situation. La diction du poème ira en crescendo jusqu’à hurler de désespoir :
Qui a marché dans ce chemin ?
Vous dites qu’il menait à une maison
Et qu’il y avait des enfants qui jouaient autour ?
Vous êtes sûrs que la photo n’est pas truquée ?
Vous pouvez m’assurer que cela a vraiment existé ?
Dites-moi, allons, ne me racontez plus d’histoires !
J’ai besoin de toucher et de voir pour y croire.Vraiment, c’est vrai !
Le sable était blanc ?
Vraiment, c’est vrai !
Il y avait des enfants
Des rivières
Des chemins
Des cailloux
Des maisons ?
C’est vrai ?
Au niveau de la mise en scène, Johnny Hallyday, reprenant le titre à la fin de son concert à Bercy (1992) au milieu d’une fumée intense, sera emporté par les mâchoires d’une grue géante donnant ainsi l’impression que tout a été détruit. Heureusement, les applaudissements frénétiques du public ramènent la situation aux justes proportions d’un spectacle.
Pour autant, oublier la question centrale de l’écologie pour survivre aux dommages de l’homme serait suicidaire et le fait d’intégrer le Poème sur la 7e de Philippe Labro sur une musique du 2e mouvement de la Symphonie n° 7 de Beethoven produit un indiscutable effet soumis à la fois à une bonne volonté culturelle et à un thème qui serait aujourd’hui tout à fait accepté car relié à une volonté écologique et de protection de l’environnement pour ne plus avoir à se justifier selon les mots de Philippe Labro :
Montrez-moi des photos pour voir
Si tout cela a vraiment existé…
[album Vie
sortie 6/11/1970
genre Variété
française, rock
format 33 tours
producteur Lee Hallyday
label Philips]
À nos oreilles, le seul mot de « différence » sonne comme une invitation à prendre en considération le parcours d’un chanteur désormais riche et célèbre. Le nom de Jean-Jacques Goldman[13] (1951-) est, en soi, une référence dans le show business, voire dans le charity business [les restos du cœur]. Il suffit de se rappeler le texte d’une chanson écrite en 1985 lorsqu’il affirme :
Je te donne toutes mes différences, tous mes défauts qui sont autant de chances.
Christian-Louis Eclimont[14], auteur avec Stéphane Koechlin, Hubert Thébault et François Thomazeau, d’un grand « juke-box muet » de la chanson française qui comprend 1000 titres de 1920 à nos jours, s’exprime sur la chanson de Goldman en ces termes :
L’appel à la tolérance est limpide, la formule est belle, harmonique et mélodieuse et fait passer, mieux que d’interminables discours, un message important à l’époque de la sortie du disque, fin 1985.[15].
Simplicité des messages médiatiques, complexité d’une pensée critique : relire Bourdieu
En termes de classes sociales, Pierre Bourdieu, dans son livre La Distinction évoque, au chapitre 2, « L’espace social et ses transformations » comme idée où il est question de « l’irréductibilité du goût artistique »[16]. Il fait référence à l’habitus de classe comme « forme incorporée de la condition de classe et des conditionnements qu’elle impose ».
Toutefois, il insiste pour dire…
…qu’on ne peut rendre raison de manière à la fois unitaire et spécifique de l’infinie diversité des pratiques qu’à condition de rompre avec la pensée linéaire, qui ne connaît que les structures d’ordre simples de la détermination directe, pour s’appliquer à reconstruire les réseaux de relations enchevêtrées, qui sont présents dans chacun des facteurs .
En ce cas, la notion de recyclage n’échappe pas à une pratique de réseaux, de forces productives imposant la pérennité de leurs modèles à recycler avec certainement des conflits à la clé.
Laurent Fleury, pour en revenir au goût et aux pratiques des classes sociales, commente et cite Bourdieu en ces termes :
L’habitus est produit de pratiques significatives passées et producteur de pratiques significatives futures. Cette dualité informe la notion d’habitus .[17].
Sous couvert de paroles ainsi référencées, il n’est pas aussi évident de donner, comme le pense Jean-Jacques Goldman, à l’autre, ses différences, comme ses richesses. Ce serait, dans la réalité, une pratique théorique qui n’est pas théorisée par le chanteur, par définition. Au sujet de la différence, Pierre Bourdieu énonce « que des conditions d’existence différentes produisent des habitus différents », d’autant plus que…
…L’habitus est aussi structure structurée : le principe de division en classes logiques qui organise la perception du monde social est lui-même le produit de l’incorporation de la division en classes sociales. Chaque condition est définie, inséparablement, par ses propriétés intrinsèques et par les propriétés relationnelles qu’elle doit à sa position dans le système des conditions qui est aussi un système de différences, de positions différentielles, c’est-à-dire par tout ce qui la distingue de tout ce qu’elle n’est pas et en particulier de tout ce à quoi elle s’oppose : l’identité sociale se définit et s’affirme dans la différence.[18].
Poursuivons notre lecture axée avec vigilance sur une réflexion de Pierre Bourdieu extraite de son livre La Distinction. Prenons cette fois-ci, le chapitre 3 « L’habitus et l’espace des styles de vie ». Dans sa pensée complexe, l’habitus…
…est en effet à la fois principe générateur de pratiques objectivement classables et système de classement (principium divisionis) de ces pratiques. C’est dans la relation entre les deux capacités qui définissent l’habitus, capacité de produire des pratiques et des œuvres classables, capacité de différencier et d’apprécier ces pratiques et ces produits (goût), que se constitue le monde social représenté, c’est-à-dire l’espace des styles de vie.[19].
Bien des paroles de chansons renvoient l’auditeur – qui n’est pas toujours disposé à en suivre le sens et les subtilités qui en découlent – à des réalités où ce dernier, prisonnier de ses références et de sa classe sociale, de son appartenance à son groupe, à son statut, parfois aussi à ses richesses, à son prestige, à son pouvoir, ou, au contraire, à sa pauvreté, à sa conscience d’être exploité ou manipulé à la manière d’un simple consommateur indistinct et homogénéisé par un goût conditionné par le système et qui n’aspire qu’à une chose : se divertir tout simplement pour oublier ou tuer le temps.
Dans ce cas précis, la notion de recyclage a encore de beaux jours à vivre, c’est une manière d’endormir l’auditeur, le casque entre les deux oreilles au même titre que le collectionneur et l’usage qu’il fait de son addiction aux objets qu’il convoite avec avidité. Dans le cadre de notre problématique, cela signifierait le retour de chansons à succès dans un contexte différent, celui de notre époque et celui de la chronologie que j’ai choisie. Dans la terminologie de Pierre Bourdieu, ce phénomène social a reçu le nom d’habitus transposable. Plutôt que d’entasser à l’infini les enregistrements, les producteurs vont à un moment donné les réutiliser. Reste à savoir, s’il s’agit d’une manière inconsciente ou consciente.
La reproduction inconsciente d’une thématique, d’un motif ou d’un style d’interprétation rejoindrait le fonctionnement de l’habitus inconscient qui « n’est jamais que l’oubli de l’histoire que l’histoire elle-même produit ». Plus précisément, il s’agit d’une évocation dans le présent de ce qui a été enregistré dans la mémoire et de ce qui est tombé dans l’oubli.
1 Stuart Hall, Encoding and Decoding in the television discourse, Stencilled Occasional Paper, CCCS, Birmingham, 1974. Trad. Fr. : « Codage-décodage », Réseaux, 1994, vol. 12 n° 68, p. 27-39. En ligne : http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/issue/reso_0751-7971_1994_num_12_68
2 Pierre Bourdieu, La distinction critique sociale du jugement, chapitre 6 « La Bonne culturelle », « Connaissance et Reconnaissance », Paris, Les éditions de Minuit, 1979, p. 367.
3 Marc Hiver, Adorno et les industries culturelles, « Avant-Propos », Paris, l’Harmattan, 2010, p. 12.
4 T. W. Adorno, « Mode intemporelle : à propos du jazz » in Prismes, traduit de l’allemand par Geneviève et Rainer Rochlitz, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 2010, p. 147-163.
5 Ibid., p. 152-153.
6 Svetlana Boym, The Future of Nostalgia, New-York, Basic Books, 2002.
7 Ibid., p. 27-28.
8 Richard Hoggart, La Culture du Pauvre, Paris, Minuit, 1970.
9 http://www.lemonde.fr/livres/article/2008/01/31/le-populisme-autoritaire-selon-stuart-hall_1005650_3260.html
10 Nancy Fraser, «Egalité, identité et justice sociale», Le Monde Diplomatique, 06/2012, http://www.mondediplomatique. fr/2012/06/FRASER/47885.
11 http://www.lepoint.fr/invites-du-point/philippe-labro/video-labro-aujourd-hui-johnny-n-en-a plus-rien afoutre- 06-02-2013-1624558_1444.php
12 http://www.youtube.com/watch?v=4vcAGSzOIQs
13 http://www.jjgfamille.com
14 Christan-Louis Eclimont est écrivain, scénariste, acteur et parolier. Professeur de journalisme dans différentes écoles.
15 Christian-Louis Eclimont, 1000 chansons françaises de 1920 à nos jours, avec les contributions de Stéphane Koechlin, Hubert Thébault et François Thomazeau, Paris, Flammarion, 2012, p. 711.
16 Pierre Bourdieu, ibid., chapitre 2 « L’espace social et ses transformations », p. 109.
17 Laurent Fleury Sociologie de la culture et des pratiques culturelles, 3. «L’explication des hiérarchies sociales et culturelles », 2. « Les Goûts : expression d’un habitus », Paris, Armand Colin, 2008, p. 60.
18 Pierre Bourdieu, ibid., chapitre 3 « L’habitus et l’espace des styles de vie », p. 190-191.
19 Pierre Bourdieu, op. cit., chapitre 3, p. 190.
https://industrie-culturelle.fr/industrie-culturelle/eclectisme-recyclage-chanson-francaise-aujourdhui
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Etudiante dans le master Communication Rédactionnelle Dédiée au Multimédia (CRDM) à l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense au département des Sciences de l’Information et de la Communication.