Présentation
Cette interview, très dense mais extrêmement intéressante, est parue en avril 2013 sur le site The Charnel House, dédié aux questions d’esthétique et de marxisme. Elle est traduite par David Buxton avec la permission de Dean Whiteside pour la Web-revue. Né à New York en 1988 de père américain et de mère coréenne, et formé à l’université de Vanderbilt (Nashville, Tennessee), et à l’université de Vienne, Dean Whiteside est actuellement assistant du célèbre chef d’orchestre Michael Tilson Thomas à la New World Symphony (Miami). Il a été le récipient de nombreux prix et de bourses, et a fondé la Nashville Sinfonietta. Il est aussi violiste et pianiste.
Après avoir écouté la sonate Appassionata de Beethoven, Lénine a ajouté tristement : « Souvent, j’ai du mal à écouter la musique, elle me tape sur les nerfs. J’aimerais caresser mes semblables, chuchoter des mots doux dans leurs oreilles pour avoir produit de si belles choses malgré l’enfer qu’ils vivent. Aujourd’hui, cependant, il ne faut caresser personne – car les gens vous arracheront la main d’un coup de dents. » Georg Lukács, Lenin: A study in the unity of his thought (1920).
Contenu
Dean Whiteside : Adorno, la musique et la pensée conceptuelle
C. Derick Varn : On a souvent cadré les débats sur le lien entre l’esthétique et le marxisme en termes d’arts visuels et de musique. C’est peut-être cela, le legs de Theodor Adorno. Pensez-vous qu’Adorno soit le principal point d’entrée à une musicologie marxiste ?
Dean Whiteside : Il ne suffit pas de dire qu’Adorno était bien disposé envers la musique, car pour lui, la dépendance mutuelle entre la musique et la pensée critique est à double tranchant. Pour cette raison, les arguments parmi les plus profonds chez Adorno abordent la relation entre la musique et la pensée conceptuelle. Adorno affirme que la musique allemande et la philosophie allemande constituent un seul système depuis l’époque de Kant et de Beethoven. Il a un point de vue critique sur cette relation. Sa méthode est profondément historique, et sensible aux façons dont la musique donne forme aux antagonismes de la société bourgeoise et capitaliste, surtout ses fissures et ses points de non-identité. S’il s’était arrêté là, Adorno n’aurait fait que proposer une autre manière de réfléchir à la relation entre la musique et la société. Mais il va plus loin, en s’interrogeant sur le contenu de la musique en termes de vérité sociale. La musique ne se situe pas en dehors du capital, elle n’offre pas non plus un havre de sécurité contre la raison instrumentale. Mais elle n’est pas réductible à cette dernière ; c’est une façon de penser à ce qui est contradictoire et non exprimé dans le monde. À travers la musique, on découvre la possibilité de penser à la pensée elle-même, dans la mesure où celle-ci se trouve sublimée au sein de la forme musicale, souvent par l’entremise de concepts et de signes qui exercent la plus grande d’autorité sur nous, surtout ceux, fondamentaux, comme la répétition et l’identité de soi-même. La pensée est alors sauvée d’un destin qui consisterait, de façon répétitive, à fracasser la tête contre un miroir. Sa rédemption vient des tessons ensanglantés qui se trouvent par terre : la musique, si vous voulez (certainement la Neue Musik).
La pensée conceptuelle est ensuite confrontée à la difficulté de donner du sens à sa propre image cassée. L’angoisse déclenchée par la Neue Musik vient du fait qu’on ne se reconnaît pas dans les fragments. Le retour de la pensée à elle-même doit surmonter ce moment de méconnaissance. Beaucoup d’auditeurs butent sur la réaction initiale : « ce n’est pas moi ! » Ils ont tort, mais leur réaction est compréhensible. À l’inverse, Adorno veut problématiser le moment de fausse reconnaissance ressenti par des auditeurs bourgeois à l’écoute de Mozart ou de Beethoven. Il insiste que la musique de Beethoven exprime la philosophie hégélienne sous une forme plus véridique que cette dernière ne pourrait jamais réaliser d’elle-même. Ce n’est pas une analogie. Adorno maintient que, bien qu’on ne puisse plus composer comme Beethoven, on devrait toujours penser et agir comme la musique de Beethoven. Cela revient à un idéal de la praxis qu’Adorno lui-même, à mon avis, ne respectait qu’occasionnellement. Ses manquements se trouvent le plus souvent du côté de la théorie musicale, à savoir une compréhension trop simpliste de la tonalité et de l’harmonie. Alors, en réponse à votre question : oui et non.
C.D.V. : On a focalisé énormément sur la critique adornienne du jazz, dénonçant généralement celle-ci comme eurocentriste et ascète, mais quels étaient les vrais enjeux dans sa critique de la musique populaire, et pensez-vous qu’ils soient toujours pertinents ?
D.W. : Je pense qu’on a souvent sorti de son contexte l’argument d’Adorno ; ce, à des fins idéologiques. Le texte [sur le jazz] a été souvent attaqué pour son élitisme intellectuel, son eurocentrisme, voire sa défense de la suprématie blanche. Quand bien même Adorno n’était pas très informé sur l’objet de sa critique – il n’est pas clair à quel jazz ou à quelle pop music il a été exposé –, ce n’est pas à nous de reproduire ses goûts ou de défendre son ignorance, mais de comprendre la logique de sa critique. On ne devrait pas trouver naturel l’aspect fragmenté d’une société dans laquelle Boulez et Britney Spears coexistent, tous les deux produits au sein du capitalisme tardif, et symptomatique de lui de façons différentes. C’est une condition de notre moment historique que Boulez est incompréhensible pour la plupart des gens, alors que Britney Spears est très accessible. Il faut renoncer au faux choix entre d’un côté, un modernisme élitiste et descendant, et de l’autre, un art de masse populiste et ascendant. Selon cette logique, on est ou bien élitiste, ou bien proche du peuple. Le premier réflexe critique devrait être de refuser de choisir sans réflexion un côté ou un autre, mais de prendre du recul et d’évaluer les conditions politiques et sociohistoriques qui produisent ce faux choix ; leur coexistence reflète notre condition historique antagoniste. Affirmer que la « haute culture » est intrinsèquement supérieure est élitiste. Il existe de mauvaises œuvres dodécaphoniques, de même qu’il existe des chansons pop bien construites. Clairement, Adorno a limité son argument à des œuvres d’art formellement complexes ou résistantes ; on n’est pas obligé de faire la même chose. L’un des dangers de l’industrie culturelle est qu’elle reproduit l’idéologie dominante, et interdit tout engagement critique avec ses produits. On voit cela dans le dicton « ce n’est qu’une chanson », injonction de ne pas penser.
Il est possible qu’Adorno ait sous-estimé à quel point le recyclage de nos besoins et de nos désirs par les médias de masse au service du capital devait devenir essentiel pour naviguer dans un mode de vie aliéné. On a tous soif de quelque niche de la culture populaire, que ce soit Hollywood ou MTV, et on ne devrait pas (toujours) se sentir coupable. Les consommateurs des médias de masse ne sont pas tous des drones sans esprit, et certains groupes pop peuvent faire de la musique intéressante. Bien qu’Adorno ait parfois trop mis l’accent sur la production, et qu’il ait négligé la particularité des objets d’art individuels, surtout du côté de la culture pop, il ne faut pas jeter le bébé avec l’eau du bain. Adorno a laissé de bons outils pour nous aider à formuler une critique matérialiste de la musique.
Une critique matérialiste
C.D.V. : Quelles sont les fondations explicites pour une telle critique matérialiste de la musique ?
D.W. : Je ne pense pas que les conditions puissent être explicitées. Cela reviendrait à proposer une série d’axiomes ou de prescriptions sur la manière de critiquer la musique, ce que j’aimerais éviter. Il faudra plus qu’une explication historiciste, qui ne fait que rendre compte, d’une façon supposément objective, des contextes historiques ou sociopolitiques de la production et de la réception d’une œuvre. Une certaine musicologie situe au sein même de la musique des rapports de patriarchie, d’idéologie et de biopouvoir. On devrait être reconnaissant que ces approches aient pu miner l’autorité du concept de l’œuvre, qu’elles aient jeté de la lumière sur la dépendance de la musique de l’histoire et de la culture, et qu’elles nous aient rendus conscients que le sens de la musique relève de l’intersubjectivité constituée, et pas seulement des textes musicaux eux-mêmes. Il faudra rejeter le contre-argument grossier qui prétendrait que ces approches ont un « agenda politique », ou qu’il faudra retourner à une critique essentialiste ou non historique de la musique.
Cela dit, je pense que l’approche historiciste n’est ni assez politique, ni proprement historique. Trop souvent, elle suppose que notre position historique est privilégiée, et qu’elle échappe ainsi à l’histoire. Parfois, elle renonce complètement à faire des analyses formelles ou syntactiques, affirmant que faire référence à un texte autonome serait formaliste et dissocié de la culture et de l’histoire. Ce n’est pas comme ça qu’on devrait faire. Les textes parlent d’une manière atténuée un langage dont les intentions ont toujours déjà été niées par la culture qui les a expulsées. Dans la mesure où la musique cherche à rendre convaincantes ses intentions sans objet, elle devient ambiguë au moment de sa clarté aveuglante. (Demandez à un mélomane de préciser ce qu’il ressent à la fin de la 9e symphonie de Mahler ou du Götterdämmerung de Wagner ; son silence, ou son bégaiement témoigne de l’intégrité de la réponse émotionnelle).
La critique conçue simplement comme façon d’expliquer des pratiques sociales, ou pour faire des connexions historiques se sert de la positivité de l’histoire pour rétablir la musique dans un monde auquel elle n’a jamais appartenu. La critique réconcilie alors, de manière violente, la musique avec sa place dans l’histoire. Mais en tant que symptôme du capital, la musique est historique précisément dans la mesure où elle n’appartient pas à l’histoire. Souvent, elle hérite le futur d’un passé non réalisé (Brahms ou Mahler) ; par ailleurs, elle anticipe un futur qui enterrera définitivement le passé (Berlioz ou Stockhausen). C’est seulement dans des cas rares, par exemple Max Reger, qu’elle s’intéresse au présent.
Il me semble que je n’ai parlé que de comment ne pas faire la critique. Alors voici une autre catégorie à éviter : la critique qui fait référence formellement à un lien nécessaire entre théorie et pratique, sans donner du contenu à cette dialectique (comme je le fais ici !). Je n’ai donc pas de solutions faciles. Je pense que les critiques (et les interprètes) devraient commencer avec la musique qui les émeut, et essayer d’exprimer leurs réponses subjectives. Bien critiquer la musique implique tout d’abord d’être profondément concerné par elle ; sans cela, on ne fait que régurgiter un discours académique. Il existe de la vérité dans la musique ; une compréhension formelle de sa surface, et de ses intentions contrariées est souvent la meilleure façon de saisir la vérité du monde qu’elle n’a pas su réaliser.
La politique et l’esthétique
C.D.V. : Êtes-vous inquiet des sentiments antiesthétiques qui se trouvent dans la gauche (par exemple dans Anti-Nietzsche (2004) de Malcolm Bull) ? Pensez-vous que la radicalisation de l’art nous ait éloignés d’une radicalisation de l’esthétique ?
D.W. : Ce qui m’inquiète, c’est la tendance actuelle dans la gauche à recourir au spectacle esthétique comme un substitut à l’activité politique. La surestimation du rôle de l’art est symptomatique d’une politique qui a échoué, ou qui est même inexistante. [Le mouvement] Occupy Wall Street, par exemple, s’est servi de l’art pour avancer un message politique explicite, souvent à travers des bannières accrocheuses, ou des projections vidéo. Premièrement, la politique embrassée dans ces spectacles de résistance culturelle est généralement tiède et simpliste. Souvent, on demande aux gens de s’éveiller et de changer leur mentalité envers « le système » ou « l’autorité », comme si l’enjeu politique était une question d’attitude subjective. Deuxièmement, la tentative de l’art performatif de réaliser une synthèse de l’art et de la politique est elle-même critiquable, et symptomatique de l’absence de politique réelle. Aujourd’hui à 15h30, on peut aimer son symptôme pendant deux heures, participer à une communauté onaniste de solidarité, et puis rentrer chez soi. C’est un symptôme de notre condition historique que la politique devient si rapidement spectacle en l’absence d’une organisation politique authentique. En cherchant à être une représentation de la politique, le spectacle fonctionne en fait comme son terminus, reprenant un moment politique qui n’a pas réussi à s’actualiser dans le monde, et le réinscrivant dans un domaine fermé avec des frontières clairement démarquées, avec un début et une fin. Nos échecs politiques migrent vers le spectacle quand leurs revendications ne peuvent plus être avancées dans le monde. Le spectacle, c’est là où la politique va pour mourir, tout en étant fêtée comme quelque chose de vibrant et de florissant.
On devrait noter que la forme de cet art est toujours amusante (fun) et compréhensible. En tant que telle, sa forme est accessoire, et le contenu qu’elle représente en est indépendant : indépendant de la représentation, c’est-à-dire que ce n’est pas du tout une forme artistique. Quelle est l’alternative ? Je ne préconise pas non plus de l’art formaliste ou autonome en soi : cela semble problématique aussi, mais peut-être est-il plus facile à racheter.
C.D.V. : Quel type de politique peut-on tirer de la musique populaire actuellement ?
D.W. : La forme de la question est intéressante. Elle suggère que le travail du critique consiste à examiner une œuvre musicale, à démêler son contenu social sous-jacent, et à transposer celui-ci dans un ensemble de prescriptions politiques. Mais qui accomplit cette tâche, et pour qui ? Parfois, celle-ci est facile, quand un morceau a un contenu politique répugnant ou réactionnaire. Situer le contenu politique peut être une manière de ne plus y penser : on désigne quelque chose de kitsch, de rétrograde ou même d’abject, ce qui comporte aussi un jugement politique, et on est dispensé d’interaction avec lui. Ces concepts fonctionnent comme « sans domicile fixe », et nous permettent de les passer sous silence, une fois faite l’identification. Il est néanmoins vrai que parfois on ne peut pas faire autrement, par exemple un morceau [rap] intitulé « Pussy be yankin’ ». La charge politique est claire dans le titre [je n’essaierai pas de le traduire ; les lecteurs qui ont 18 ans pourront voir la vidéo ici, NDT].
Cette démarche est beaucoup plus difficile pour des morceaux de musique sérieuse, qu’il faut renoncer à catégoriser en « pop » et en « classique ». La musique utopique prône une politique égalitaire lucide, et elle a « tort » justement en raison de sa clarté et de sa certitude. Adorno écrit que l’expression authentique n’existe probablement que dans l’expression de la négativité, de la souffrance. L’art renonce à une existence substantive et affirmative, et se réfugie dans une forme indistincte ; pour cette raison, ses affirmations les plus puissantes sont atténuées ou indirectes, plutôt que politiques ou didactiques. L’art possède la remarquable capacité de survivre dans notre condition historique – on ne devrait pas sous-estimer cet exploit –, et il a continué à exercer une sorte de pouvoir faible sur nous. Webern, aucunement un compositeur populaire, ne nous offre pas une politique. Sa musique exprime la domination et la totalisation aussi bien que la réflexion et la profondeur. Le discours esseulé, voilé, fuyant de Webern, aliéné d’une expression résolue, persiste sous une forme spectrale. Cela est le reflet de notre condition politique, mais il est indicatif de l’absence, et non la présence de la politique. On devrait se méfier d’un art qui affirme une politique ou un Weltethos (l’un implique généralement l’autre).
Réfléchir sur l’art vient toujours après le fait, après que l’art a déjà représenté le monde. Une critique devrait d’abord comprendre comment l’art se représente lui-même, plutôt qu’imposer sa propre représentation. L’art et la philosophie sont tous deux des manières de penser, des formes de représentation, mais ils sont distincts, même s’ils ne sont pas totalement irréconciliables. La meilleure critique de la musique est musicale, de même que la meilleure musique est rigoureusement conceptuelle.
Adorno et Lukács
C.D.V. : Que pensez-vous des divers marxistes non influencés par l’École de Francfort qui diraient que cela laisse rentrer l’idéalisme par une porte dérobée esthétique ?
D.W. : Bien, pour répondre à cette question, je partirai de la dispute entre Adorno et Lukács. Lukács s’opposait à la littérature d’avant-garde, dans la mesure où elle décrivait les ruptures et les discontinuités qui définissent la conscience des sujets bourgeois. Il pensait que cette image déformée de l’expérience individuelle se confondait avec la réalité elle-même, ce qui revenait ainsi à l’idéalisme. Cet argument se fonde sur la lecture hégélienne que Lukács fait de Marx. Il affirme que Marx applique la philosophie hégélienne en démontrant comment la relation entre l’universel et le particulier retrouve son expression dans la forme-marchandise, qui représente, selon lui, la forme d’abstraction extrême au sein de la production capitaliste. À la différence des économistes vulgaires qui restent prisonniers de leur monde abstrait, fétichisé, la critique marxiste, selon Lukács – et c’est ici que l’art aussi entre en jeu – devrait examiner le processus total de la reproduction sociale. L’art pour Lukács doit donc creuser en profondeur afin d’exprimer le contenu social du monde tel qu’il est ; il est insuffisant de simplement dépeindre le réseau de relations abstraites qui constitue la surface d’une société. La simple description de l’état d’esprit de sujets bourgeois (le monologue intérieur par exemple) revient à une perspective sur la réalité sociale fragmentaire et chaotique, donc non dialectique.
Pour Adorno, Lukács méconnaît la façon dont la réalité sociale se représente. La réalité n’est pas directement accessible à la conscience. Le contenu des œuvres d’art n’est pas réel de la même façon que l’est la réalité (en fait, il est plus réel). Adorno affirme que si cette distinction se perd, alors toutes les tentatives pour créer une fondation réelle pour l’esthétique seront condamnées à l’échec. Adorno admet que l’art existe dans le monde, qu’elle y ait une fonction, et que les deux domaines aient de forts liens médiateurs. Cependant, « L’art est l’antithèse sociale de la société, non déductible immédiatement de celle-ci » (Théorie esthétique, Klincksieck, 1974, p. 24). Adorno affirme que ce n’est pas un crime idéaliste que l’art nous offre des essences, des « images » ; que beaucoup d’artistes se soient inclinés vers une philosophie idéaliste ne nous dit rien sur le contenu de leurs œuvres.
On peut expliquer la tendance vers l’idéalisme chez Adorno par son postulat de non-identité entre la conscience et la réalité sociale. La réalité n’est pas empirique ; elle est inséparable des concepts utilisés pour la décrire, qui sont soumis à la médiation sociale. La méthode dialectique d’Adorno implique l’interrogation du contexte social inhérent dans ces concepts, et non l’observation du monde tel qu’il existe réellement, ce qui serait impossible. On ne peut atteindre une critique matérialiste qu’en forant à travers l’idéalisme, en soumettant à la critique ses propres concepts, afin de les comprendre avant d’y retourner. En termes plus politiques : la transformation de la réalité matérielle ne se produira qu’à travers une transformation de la conscience de soi.
Pour Adorno, la réalité sociale est toujours déjà soumise à la médiation au sein de l’art. Alors, prenons l’affirmation de Lukács que le roman monologue intérieur (stream of consciousness) est non dialectique, dans la mesure où il retourne à l’expérience immédiate de l’individu. Adorno dit le contraire : à travers cette technique, une image de l’objet s’intègre au sujet, ce qui revient à une synthèse entre sujet et objet. Ce type de littérature – et Adorno défendait la littérature d’avant-garde, surtout Beckett – empêche l’objet d’être réduit à survivre dans un état réifié. Cela soulève une contradiction majeure entre l’objet réel, non réconcilié au monde, et l’objet soumis à la médiation d’un sujet. De cette contradiction est née une forme de connaissance négative, qui rend possible la critique. Une distance esthétique par rapport au monde est donc essentielle pour la forme de critique pratiquée par Adorno. Pour lui, le simple « portrait » de la réalité sociale (c’est comme cela qu’il comprend Lukacs) n’est pas dialectique.
C.D.V. : Pourquoi d’après vous y a-t-il tant d’héritiers de l’argument de Lukacs ?
D.W. : Je ne veux pas donner l’impression que je rejette Lukács en donnant le dernier mot à Adorno, même s’il faut admettre que Lukacs était limité comme théoricien d’art. Le retour à un modèle lukacsien prôné par Jameson, par exemple, essaie d’aborder la relation changeante entre l’art et le capital. La théorie de Lukács, selon ses critiques, nous offre, comme une relique de l’idéalisme allemand, une totalité fermée et intégrée, au sein de laquelle des œuvres d’art sont contraintes à une représentation non dialectique du monde. L’alternative, qu’on peut appeler l’avant-garde, focalise sur les ruptures au sein de l’expérience, reflétant pour ainsi dire les fissures et les défaillances qui sont internes et essentielles à la reproduction du capital. Jameson prétend que, dans le capitalisme tardif, ces techniques avant-gardistes de rupture et d’éloignement ont été appropriées par l’industrie culturelle, devenant même le mode à travers lequel nous nous réconcilions au capitalisme en tant que sujets fragmentés. Je pense à la manière dont des vidéos musicales ou des séries télévisées, par exemple, utilisent souvent des techniques sophistiquées dérivées des œuvres d’art radicales sur le plan formel. S’ensuit l’idée qu’il faut retourner à une forme de totalité dans le sens précis de Lukács, retourner à un réalisme qui exprime et qui rend transparents des moments de la lutte des classes. Il faudrait examiner plus attentivement le concept de « totalité » à l’œuvre chez Jameson. Je ne pense pas qu’il résiste à l’examen critique. Cela dit, je ne suis pas certain qu’il existe autant d’héritiers de Lukács que vous prétendez, Jameson étant le plus connu.
C.D.V. : Existe-t-il des analyses qui s’alignent à votre idée de la critique musicale matérialiste ?
D.W. : Bien sûr. Énormément d’analyses intelligentes ont été publiées, dont la plupart sont réservées malheureusement aux universitaires. J’aime bien le travail de Jonathan Neufeld, car il essaie de s’engager avec des pratiques musicales concrètes, bien qu’en termes politiques je pense qu’il situe sa théorie trop par rapport à la démocratie, et pas assez par rapport au capital. En tant que musicien pratiquant et non pas théoricien, j’attache plus d’importance à une critique qui apporte quelque chose à la praxis musicale. Je pense que des interprétations intéressantes et provocatrices peuvent aussi faire cela, déclenchant un dialogue qui empêche les œuvres de devenir ossifiées. Cela dépend des auditeurs capables de s’engager critiquement avec ce qu’ils écoutent. Donc, j’aime bien des penseurs qui écrivent musicalement, ce qui comprend des gens aussi divers que Peter Kivy, Susan McClary, Michael Rose et Charles Rosen. J’aime bien ce que Badiou écrit sur la musique, surtout sur Wagner, on sent qu’il l’aime vraiment ; Zizek, j’aime moins. Il est difficile d’écrire sur la musique, car elle est essentiellement abstraite. Les arguments autour du sens de la musique ont maintenu la critique musicale dans un état autocritique, avec des désaccords qui restent sur les définitions ontologiques de base, alors que celles-ci ont été fixées depuis longtemps dans d’autres domaines artistiques. Cela pourrait expliquer l’indigence relative de la critique musicale marxiste. L’abstraction qui caractérise la musique n’est pas forcément une mauvaise chose. Sa difficulté, son opacité et sa résistance à la pensée sont des qualités qu’Adorno a prisées. On devrait voir en ces traits un potentiel dialectique pour la critique.
C.D.V. : Voudriez-vous ajouter quelque chose en guise de conclusion ?
D.W. : Je soupçonne que l’angoisse de conclure du philosophe n’est dépassée que par celle du musicien. Les compositeurs modernes se trouvent devant le problème de terminer un morceau sans fournir une clôture, sans affirmer la nature identitaire de l’existence. La coda douce, ouverte est presque devenue un cliché dans la musique moderne. À l’inverse, les inhibitions du philosophe à propos d’une fin affirmative l’empêchent rarement de proposer précisément cela. J’espère que je n’ai pas suggéré une ligne dogmatique quant à la bonne ou la mauvaise façon de penser à la musique. Ce que j’encourage, c’est une approche qui n’envisage pas le sujet d’une critique agissant en dehors de la forme où celle-ci est théoriquement évaluée. Cela implique que la réflexion sur la musique ne soit pas seulement un processus conceptuel, mais aussi un processus mimétique. Ce faisant, la pensée doit affronter ce qui est non identique, et autre à la pensée. En ce sens, la philosophie authentique dépend de l’art. La survie de la musique en tant que pratique sociale est à son tour liée à la discussion autour d’elle. Il est dommage que beaucoup de musiciens et de critiques soient si souvent indifférents à ce que leurs collègues ressentent de la musique. Soyons plus concernés par ce niveau personnel ; c’est souvent la meilleure façon de commencer une conversation.
WHITESIDE Dean, « Interview de Dean WHITESIDE, chef d’orchestre, sur la musicologie marxienne», Articles [En ligne], Web-revue des industries culturelles et numériques, 2017, mis en ligne le 1er novembre 2017. URL : https://industrie-culturelle.fr/industrie-culturelle/interview-dean-whiteside-chef-orchestre-musicologie-marxienne
Dean Whiteside est né à New York en 1988 de père américain et de mère coréenne, et formé à l’université de Vanderbilt (Nashville, Tennessee), et à l’université de Vienne, Whiteside est actuellement assistant du célèbre chef d’orchestre Michael Tilson Thomas à la New World Symphony (Miami). Il a été le récipient de nombreux prix et de bourses, et a fondé la Nashville Sinfonietta. Il est aussi violiste et pianiste.