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Présentation (David Buxton)
Cette interview fut publiée le 27 février 1992 dans les pages « livres » du journal Libération, à l’occasion de la sortie de La communication-monde. Histoire des idées et des stratégies (La Découverte) d’Armand Mattelart. Quelques erreurs mineures ont été corrigées avec son accord, et quelques petites interventions éditoriales ont été placées entre crochets.
Ouvrage majeur dans la tradition d’économie politique, le livre de Mattelart s’inspire en grande partie du concept de « système-monde » avancé par le sociologue marxiste américain Immanuel Wallerstein, lui-même disciple de l’historien Fernand Braudel, qui a analysé la lente émergence d’une « économie-monde » autonome à l’aube du capitalisme. Pour Wallerstein, le système-monde est une vaste entité sociospatiale, unifiée dans et par l’économie, notamment dans la création graduelle d’une division internationale de travail, caractérisée par l’opposition entre le centre et la périphérie : « Lorsqu’on retrace les réseaux marchands sur une carte, on s’aperçoit qu’ils ont une configuration centripète très nette. […] Nous dirions aujourd’hui qu’ils ont eu tendance à se déplacer de la périphérie vers le centre, ou le « cœur », de l’économie-monde. »*
Rejetant le déterminisme simpliste du modèle marxiste traditionnel d’une base économique et une suprastructure politique et culturelle, Mattelart a forgé le concept de « communication-monde » comme un développement synchronique de Braudel et de Wallerstein, dont les travaux sont plutôt limités à la sphère économique. Cela induit Mattelart à redéfinir la communication comme une culture plurivoque de médiation, qui rend possible la gestion des rapports sociaux bien en amont des rapports de force manifestes, d’où l’importance de la communication de guerre comme modèle de base, légitimé et sublimé par une certaine tradition appliquée dans les sciences sociales américaines. Voilà ma façon d’appréhender la démarche de Mattelart : pas de communication sans désinformation stratégique provenant du pouvoir de dévoiler partiellement ou de taire les facteurs liés à la prise des décisions ; ce, dans le cadre d’un processus de « modernisation » à l’échelle mondiale. Forcément asymétrique, la communication ne peut éviter d’assumer des tensions refoulées, et des conflits ouverts, bref des contradictions réelles déclinées simultanément dans plusieurs axes, et à plusieurs niveaux. D’un côté, entre classes et catégories sociales, entre intérêts commerciaux, entre États, entre blocs ; et de l’autre, entre niveaux locaux, régionaux, nationaux et désormais mondiaux.
Ainsi, la communication est devenue partie intégrante de l’analyse d’un monde multipolaire, à la fois (géo)économique et (géo)politique. L’un des apports principaux de Mattelart, qui a passé la première partie de sa carrière universitaire au Chili (1962-73), avant d’être expulsé après le coup d’État militaire, c’est justement une approche où le monde n’est pas vu exclusivement depuis le centre. Je cite comme exemple la troublante coïncidence qu’il a mise en évidence entre les années de dictature au Brésil et l’envol international de l’industrie de l’industrie télévisuelle brésilienne en Afrique et en Asie.
On s’éloigne aussi d’une approche essentiellement focalisée sur les médias qui a marqué les premiers travaux critiques en communication, y compris ceux de Mattelart lui-même. Surtout, on est aux antipodes des conceptions lénifiantes d’un progrès social qui serait déclenché par les seules technologies de communication. De telles conceptions iréniques, qui relèvent du déterminisme technologique, sont systématiquement relancées depuis McLuhan avec l’arrivée de chaque nouveau support, alors que les technologies numériques accentuent les pratiques historiques de contrôle des individus, et des populations entières. Cela aussi fait partie de la communication de guerre.
La communication-monde aujourd’hui
Rééditée en poche en 1999, et traduit en anglais, espagnol, italien et portugais, La communication-monde est en attente d’une nouvelle édition. Le livre fut écrit à l’aurore de la généralisation de l’Internet, et une bonne décennie avant l’essor des réseaux sociaux. Ces deux phénomènes rendent encore plus pertinents les passages consacrés aux « sociétés du contrôle »**, et à l’émergence des « coproducteurs/prosommateurs », dont l’usager de Facebook serait l’incarnation aboutie. Le recours à la désinformation (les armes de destruction massive supposément possédées par le régime de Saddam Hussein) par le président américain George W. Bush pour justifier le lancement de la Guerre d’Irak (2003) renforce spectaculairement l’argument concernant l’importance stratégique de la communication de guerre. Plus ou moins réussi dans une première fenêtre décisive, le mensonge avéré par la suite a cependant contribué à miner l’autorité d’un discours provenant des réseaux de pouvoir au centre. L’élection de Donald Trump et le phénomène des fake news en sont des manifestations.
On se trouve aujourd’hui face à une crise politique inédite, larvée et incertaine, qui se traduit diversement dans la montée de l’abstention, du désengagement, des mouvements populistes, et dans le retour des intégrismes. La communication cynique à court terme, théorisée par certains professionnels (neutraliser l’adversaire par tous les moyens discursifs, y compris les coups bas), est devenue la norme dans les campagnes électorales***. Que ce soit le fait des entreprises ou des organisations politiques, la communication stratégique ordinaire (avec ses « éléments du langage ») est un dérivé de la communication de guerre dont parle Mattelart. Il s’agit de fait d’une crise historique de la parole légitimiste, qui touche aussi les adversaires historiques de celle-ci.
* Immanuel Wallerstein, Le Capitalisme historique, La Découverte, coll. « Repères », 1985, p. 30. Cité par Mattelart, p. 214. ** Mattelart a consacré ultérieurement un livre à ce thème : Le profilage des populations (avec André Vitalis), La Découverte, 2014. Voir dans la Web-revue, Actualités #29, mars 2015, et Actualités #59, déc. 2017. *** Voir sur le phénomène actuel des fake news, Actualités #54, juin 2017. Voir aussi l’article dans la Web-revue de Laura Goldberger sur la présidentielle française de 2012 sur Twitter.
Interview d’Armand Mattelart : la communication-monde
Robert Maggiori et Jean-Baptiste Marongiu (pour Libération) : La communication, c’est la culture. Elle promeut le progrès – technologique, mais aussi démocratique – et elle sert à faire la guerre, dites-vous. N’y a-t-il pas là, du moins pour ce qui est du dernier point, un petit effet « guerre du Golfe » ?
Armand Mattelart : La communication a toujours servi à faire la guerre ! Mais il est vrai que, avant la guerre du Golfe – c’est dramatique ! -, je n’aurais pas osé le dire. Le discours sur la communication et la guerre était inaudible, parce qu’il charriait tous les fantasmes relatifs à la théorie de la manipulation et du complot. Or, en dehors de tout fantasme, il y a un rapport entre la guerre et la communication, et dans toutes les écoles militaires, il y a des manuels de guerre psychologique dans lesquels sont exposées les lois de fabrication des rumeurs et des fausses nouvelles. Il n’est pas possible de faire une théorie de la communication en s’abstrayant du contexte des guerres, surtout depuis la Seconde Guerre mondiale et la Guerre froide.
R.M. et J.-B.M : En retraçant l’histoire de la communication internationale, avez-vous pu constater qu’il n’y a jamais « rien de nouveau » ?
A.M. : Bien évidemment, l’histoire permet de tout relativiser. La « guerre de l’information » dont on parle tant aujourd’hui, par exemple, est l’héritière des techniques de la guerre psychologique engrangées au cours des conflits antérieurs. Les appels à la désertion lancés aux troupes irakiennes de Saddam Hussein, ont eux aussi un air de déjà vu. Il suffit de relire le récit que David Hertz – scénariste de Hollywood dans le civil, et officier de l’OSS (Office of Strategic Services [ancêtre direct de la CIA]) de la première année américaine lors du siège de Lorient en août 1944 – fait des stratagèmes et des ruses utilisés pour saper le moral des soldats allemands. De même, la censure militaire à laquelle ont été soumis les médias américains lors de la guerre du Golfe [1990-91], où le système des pools, ont leur « précédent » dans les restrictions draconiennes que les Britanniques ont imposées aux chaînes de télévision pendant la guerre des Malouines. Même chose pour la « désinformation », dont on pourrait trouver mille antécédents. Quant à la « toute-puissance des médias », elle date, elle aussi, de très longtemps. Que l’on se souvienne – voir et revoir Citizen Kane ! – de la campagne lancée par [le magnat de presse] W. R. Hearst pour inciter, à la fin du 19e siècle, le gouvernement américain à intervenir militairement sur une terre étrangère, Cuba, alors possession espagnole. Une guerre qui aurait pu être évitée, de l’avis des historiens, sans l’hystérie provoquée par la presse, qui ne recula devant aucun mensonge. On connaît la réponse faite par Hearst à un reporter-photographe qui, n’ayant rien à signaler, voulait quitter La Havane : « Vous prie de rester. Fournissez illustrations, je fournirai la guerre » !
Une phase paradoxale de la communication internationale
Cependant, il y a quand même des dispositifs nouveaux. Le régime de communication internationale, ce que j’appelle la « communication-monde », connaît aujourd’hui une phase inédite, paradoxale, marquée non pas tant par ce qu’on cite habituellement – la « globalisation », l’uniformisation, le « village global » [McLuhan], etc. – que par l’éclatement, au contraire, et le retour des cultures particulières. On n’a jamais ressenti autant que dans la phase actuelle à la fois la nécessité, non seulement économique mais surtout symbolique, d’établir une culture dite universelle, de façonner des universaux culturels, et en même temps, par réaction, la nécessité de la segmentation et de l’individualisation à tous les niveaux, soit sous des formes plus intégristes, soit sous des formes plus sophistiquées (même dans les études de marché, où l’on voit apparaître, par exemple, des notions comme celle d’« eurostyle »).
R.M. et J.-B.M : Vous pensez qu’on est aujourd’hui en train de dépasser le discours d’« uniformisation » ?
A.M. : Ce serait imprudent de dire cela. Pendant la guerre du Golfe, ce discours était plus que jamais présent. On ne parlait que du « village global » : tout le monde était centré sur le même type d’information en même temps, et on voyait mal la « segmentation culturelle ». D’Adorno et Horkheimer à Pasolini, toute la tradition de gauche a tenu ce discours sur l’uniformisation, et il a fallu attendre les années 1980 pour voir un « repositionnement » de la classe intellectuelle par rapport aux médias. Il ne s’agit pas de jeter par-dessus bord tout ce qui a été analysé en termes de « globalisation », et d’« homogénéisation ». Cependant, je crois que l’on a trop analysé les médias et la culture de masse comme un système global, sans voir que la culture de masse est un ensemble de réseaux qui pénètrent tous les secteurs de la société – on le voit mieux aujourd’hui avec toutes les nouvelles technologies de la communication – et y découpent donc des « aires » particulières, y rencontrent, à des niveaux et des degrés divers, des groupes concrets, des cultures locales, des territoires singuliers.
Le système-monde
Le « système-monde », connectant les diverses sociétés avec des produits et des réseaux appelés à fonctionner à l’« universel » et à l’« homogène » (publicité, styles vestimentaires, etc.), existe toujours, bien sûr, mais aujourd’hui se reconstituent aussi des logiques de reterritorialisation et de relocalisation, qui redonnent une place aux sujets concrets et aux rapports intersubjectifs « proches » – et non plus seulement aux macro-sujets comme les États-nations ou les unités économiques transnationales. On s’interroge sur les interactions, les médiations, les métissages. On s’interroge aussi sur le rôle des diverses sociétés civiles dans la construction d’un « espace public international », comme contrepoids au pragmatisme du marchand et du marché-monde, et à la Realpolitik des États. Il y a là un changement épistémologique radical – qui n’est pas sans conséquences politiques.
R.M. et J.-B.M. : C’est étonnant de voir qu’en analysant la « communication-monde », vous parlez du « cheval de fer », de la poste, du chronomètre, des dépêches télégraphiques, de l’OTAN, de la NASA… Alors que, quand on dit communication, on pense médias, et quand on dit médias, on pense à la télévision !
A.M. : On a affaire souvent, en effet, à des analyses « médias centrées ». C’est presque une règle du jeu que de trouver toujours que tout se passe à partir des médias (et y revient !), alors que le système de communication, c’est bien autre chose. La grande révolution de la communication, Deleuze est très clair à ce propos, c’est à partir du modèle management et entrepreneurial qu’elle se joue [*]. Le marketing, la publicité, ce n’est pas que les médias : c’est tout un système de gestion des rapports sociaux qui déborde largement le système des médias, même si les médias en sont une émanation. L’histoire de la communication, ce n’est pas l’histoire des « médias » : c’est l’histoire des entrelacs qui se sont tissés entre la guerre, le progrès et la culture.
[* Gilles Deleuze, « Les sociétés du contrôle », Pourparlers, Minuit, 1990].
Lire la longue interview avec Mattelart par Michel Sénéchal dans le cadre des « Lundis à l’INA », 7 avril 2008. L’interview aborde largement les thèmes explorés dans La Communication-monde.
Lire le compte-rendu par Michael Palmer dans Réseaux, 52, 1992, et le compte-rendu par André Vitalis dans un document de l’université libre de Bruxelles.
Voir aussi dans la Web-revue : Mariano Zarowsky, « Armand Mattelart : un itinéraire intellectuel entre Amérique latine et Europe« .
MATTELART Armand, « La Communication-monde » : une interview avec Armand MATTELART, Articles [En ligne], Web-revue des industries culturelles et numériques, 2018, mis en ligne le 1er janvier 2018. URL : https://industrie-culturelle.fr/industrie-culturelle/communication-monde-interview-armand-mattelart