Extraits d’un entretien avec Shoshana Zuboff dans Le Monde du 27 novembre 2020 (p. 31, recueilli par Marc-Olivier Bherer) à l’occasion de la parution en français de son livre, L’Âge du capitalisme de surveillance (traduit de l’anglais par Bee Formentelli et Anne-Sophie Homassel, Zulma, 864 pages). Shoshana Zuboff est professeure émérite à la Harvard Business School. Marc-Olivier Bherer fait le commentaire suivant : « Dans les pages remarquables [du livre] … Shoshana Zuboff montre comment la liberté d’expression … a été dévoyée par les géants du Web afin d’échapper de tout contrôle de l’État. Le premier amendement à la Constitution [américaine] est ici le texte qui sert de paravent à la cupidité et à un projet visant à nous épier sans cesse et sans vergogne.»
Le capitalisme évolue en intégrant au marché des choses qui lui étaient jusque-là étrangères. Une fois transformées, ces choses deviennent des marchandises que l’on peut vendre. Au XIXe siècle, par exemple, le capitalisme s’est intéressé à la nature. L’historien et économiste Karl Polyani (1886-1964) a écrit des pages magnifiques à ce sujet dans La Grande Transformation (Gallimard, 1983). Ce processus revenait à créer, selon un concept qu’il a développé, des « marchandises fictives » (la nature, le travail, l’argent). […] Passons maintenant au XXIe siècle. Nous sommes en plein virage numérique. Les start-up se multiplient dans la Silicon Valley, chacune offre des services distincts et attirent les investisseurs. Mais surviennent alors l’explosion de la bulle Internet et le krach de 2001-2002. Pourquoi un tel effondrement ? Tout simplement parce qu’on n’avait pas encore découvert comment générer de réels revenus. La question se posait, quelle était cette chose à transformer en marchandise ou en service ? C’est chez Google que ce saut a été fait pour la première fois, avant d’être imité par les autres acteurs de secteur.
[Google] avait été lancé à la fin des années 1990 et ses serveurs stockaient déjà des tonnes de données sur les recherches effectuées par les internautes et leurs activités en ligne, sans rien en faire. L’entreprise rencontrait alors des difficultés grandissantes et les fondateurs de Google, Larry Page et Sergey Brin, ont explicitement fait le choix de baser leur modèle économique sur la publicité. […] Larry Page a défini pour la première fois ce modèle en 2001, après qu’on lui avait demandé quel était le domaine d’activité de Google. Il répondit « les informations personnelles ». Il ajouta que les appareils intelligents, les senseurs, les caméras permettraient bientôt de capter un nombre incalculable de données sur chacun. […]
Larry Page a perçu que l’expérience humaine allait être la prochaine forêt vierge. Nos vies privées allaient désormais servir de ressources premières, elles allaient être transformées en données comportementales. Désormais, les faits et gestes de chacun feraient l’objet d’une traque incessante en ligne. Tous les acteurs du secteur ont copié ce modèle, à commencer par les plus importants, comme Facebook. […] [L’usine du XXIe siècle] repose sur l’intelligence artificielle, et les produits qu’elle fabrique sont des prédictions de comportements humains vendues à des annonceurs. Des prédictions sont effectivement faites à notre propos sur la base de données recueillies sans que nous le sachions. […]
Les prédictions faites à notre égard ne nous sont pas destinées. Elles sont vendues à des entreprises sur des marchés nouvellement créés, où l’on échange des contrats à terme sur les humains, tout comme il y a des contrats à terme sur le blé ou le porc. On a trouvé le Graal des affaires, on sait maintenant ce que les gens vont faire, on peut payer pour connaître ce comportement et acquérir ainsi un avantage très lucratif. Ces nouveaux marchés destinés aux annonceurs en ligne sont la source de 88 % des revenus de Google et de 98 % de ceux de Facebook.
[Le virus Covid-19] s’est répandu alors que nous vivions un moment de fort rejet des nouvelles technologies, commencé en 2016. Cette année-là, de fausses informations circulant sur les réseaux sociaux étaient venues troubler le référendum sur le Brexit et la présidentielle américaine. […] Dans ce climat, les patrons des grandes entreprises du Web ont considérés que les mesures de distanciation sociale adoptées au printemps [2020] représentaient une formidable opportunité. Ils ont tous tenu le même discours : « Nous sommes vos amis, vos sauveurs. Amazon va vous livrer tout ce dont vous avez besoin ; Google vous aidera à faire l’école en ligne ; Zoom vous permettra d’organiser des réunions en ligne avec vos collègues ; retrouvez vos proches sur Facebook. » Ce discours n’a pas convaincu. L’Union européenne reste profondément convaincue qu’il faut mieux encadrer le secteur. Aux États-Unis, 26 projets de loi ont été introduits au Congrès au cours de la dernière année concernant la protection de la vie privée en ligne, le microciblage …, la désinformation, etc.
Pour une critique intéressante de Zuboff, lire Evgeny Morozov, « Capitalism’s New Clothes », The Baffler, fév. 4, 2019.
Voir aussi la critique de Zuboff de William Morgan dans Media Theory, 11 juin, 2019.
ZUBOFF Shoshana , «Le capitalisme de surveillance (extraits d’un entretien) – Shoshana ZUBOFF », Articles [En ligne], Web-revue des industries culturelles et numériques, 2021, mis en ligne le 1er janvier 2021. URL : https://industrie-culturelle.fr/industrie-culturelle/capitalisme-surveillance-extraits-entretien-shoshana-zuboff/