Cette interview de Richard Westra, traduite par moi, a été postée sur le site phenomenalworld.org, le 26 avril 2020. Certes, elle ne parle pas directement des industries culturelles, mais l’analyse macroéconomique et historique de la financiarisation en amont s’applique également à celles-ci. Sinon, comment expliquer autrement les injections massives de capital spéculatif dans des start-up exploitant la technologie numérique, souvent sans modèle d’affaires viable, et parfois même sans rentrée d’argent, ni valeur d’usage affirmée, ni dans les cas extrêmes de produit ? (David Buxton).
Présentation (Brendan Harvey)
Ancien professeur à l’université de Nagoya (Japon), l’économiste politique canadien Richard Westra est actuellement professeur à l’Institut de Sciences politiques à l’université d’Opole (Pologne) et chargé de cours à l’université de Macau (Chine). Ses recherches se focalisent sur les fondements philosophiques des phénomènes économiques, mettant l’accent sur la financiarisation, la mondialisation et le néolibéralisme. Ses maintes publications touchent aussi aux États d’exception, à la légalisation de la politique, et à l’apartheid mondial.
Comme Robert Albritton, Makoto Itoh et Thomas Sekine, Westra a été fortement influencé par l’économiste politique japonais Kozo Uno. Émergeant des débats sur la nature de la transition du féodalisme au capitalisme au Japon, la pensée d’Uno essaie de comprendre les formes socioéconomiques « mixtes » : des modes de production mixtes (des sociétés féodales avec des caractéristiques capitalistes et vice-versa) et des économies mixtes (des formes socialistes internes aux économies capitalistes et vice-versa), aussi bien que de l’activité « capitaliste » dans des sociétés précapitalistes. Les travaux d’Uno et de Westra cherchent donc à réconcilier les phénomènes qui manifestent des « lois » économiques avec les contingences de l’histoire empirique. Relier analytiquement ces mélanges demande une compréhension théorique du capitalisme sous sa forme la plus pure et générale.
Le point de vue de la « théorie pure » démarque Uno et ses disciples des autres théoriciens, conventionnels ou marxistes, qui conceptualisent le capitalisme comme un continuum qui va de zéro au plein développement. Pour Uno, la croissance économique et le processus de développement historique sont déterminés par la rencontre continuelle entre la forme idéale du capitalisme et les conditions matérielles dans des sociétés humaines réellement existantes. Mais ce processus ne mène pas nécessairement à un point final, où la forme idéale ou le plein développement se réalise.
Westra affirme que cette tension entre les tendances du capitalisme comme idéal et les besoins réels de la société a commencé à imploser dans la seconde moitié du 20e siècle. Ce qui différencie cette période des précédentes, c’est la dissociation du développement social et de la croissance économique. La recherche de profits se poursuit, mais principalement à travers la financiarisation, comprise non comme le résultat des cycles économiques, mais comme une crise structurelle en cours qui voit l’effilochage de la création de valeur, de la production, et des institutions non capitalistes qui avaient constitué une grande partie de la société civile libérale.
Hérétique parmi les marxiens hérétiques, Westra devrait provoquer un désaccord productif dans tout le spectre idéologique. La tradition dans laquelle lui et d’autres travaillent se caractérise par un double aspect : primo, une approche de Marx qui tente d’isoler sa méthodologie ; secundo, une manière de penser sérieusement à la régression historique actuelle sans s’appuyer ni sur les théories mystiques du déclin de la civilisation ni sur le cadre tronqué de la stagnation séculaire.
Dans l’interview qui suit, nous parlons de la mondialisation financière, du rôle historique changeant du secteur bancaire, du découplage de la croissance du développement, et de la spécificité historique du capitalisme.
Interview de Richard Westra
Brendan Harvey : Comment définissez-vous le capitalisme et comment comprenez-vous la relation entre capital et travail qui lui est spécifique ?
Richard Westra : Mon point de vue trouve son origine chez Marx, qui nous donne deux critères assez clairs pour distinguer le capitalisme des autres modes de production historiques : le premier est que la division entre propriétaires et ouvriers sans propriété est une structure de classe spécifique au capitalisme ; le second est que dans le capitalisme, la reproduction de la vie matérielle dépend du marché, elle est ainsi un dérivé de la réalisation des profits. La marchandisation du travail implique donc la séparation des ouvriers de leurs moyens de subsistance, et le renforcement de la propriété de ces ressources aux mains du capital. Les salaires permettent aux ouvriers (non comme individus ou comme familles, mais en tant que classe) d’acheter sur le marché les biens nécessaires à leur propre reproduction.
BH : Les discussions sur la lente reprise après 2008 font souvent référence à « l’âge d’or du capitalisme » d’après-guerre. Vous avez une autre interprétation de cette période ; pourriez-vous nous la décrire ?
RW : Au 19e siècle, le capitalisme était étroitement conforme à la compréhension qu’en avait Marx. Où qu’il se soit répandu, il reproduisait des rapports de classe similaires et d’une dépendance accrue du marché. Mais vers la fin du 19e siècle, cette tendance commence à caler. Le capitalisme doit engendrer des pratiques non capitalistes afin de soutenir les opérations des marchés. L’âge d’or du capitalisme d’après-guerre en est l’apogée, des pratiques non capitalistes, non économiques étant mobilisées pour soutenir la réalisation des profits, sans éliminer la finalité de celle-ci. Paradoxalement, la démarchandisation partielle du travail est nécessaire pour que le processus de marchandisation se poursuive. C’est la matrice du soutien non économique et des aides sociales qui est réellement caractéristique du soi-disant « âge d’or » du capitalisme. Pour moi, la mondialisation, la financiarisation et le néolibéralisme représentent le démembrement de cette matrice, et en même temps le décrochage du capitalisme comme forme de société historique.
BH : Dans Periodizing Capitalism and Capitalist Extinction (Palgrave, 2019), vous décrivez la façon dont la croissance économique devient, pendant les années 1970, « découplée du développement, alors que ce dernier devient découplé de l’industrialisation qui l’avait marquée jusque-là ». Quel est le rôle des banques dans ce changement ?
RW : Au milieu du 19e siècle en Grande-Bretagne, le système bancaire moderne émerge sous la forme d’une banque commerciale ou « relationnelle ». Un système de banques commerciales adossées à une banque centrale prête l’argent des dépositaires, essentiellement des entreprises détenant de l’argent comme fonds d’amortissement ou de prévoyance au cours des cycles économiques.
Dès lors que cet argent est retiré du circuit du capital et déposé dans le système bancaire, ce n’est plus du capital ; il est rendu « inactif » ou « dormant » (Marx) (1). Le rôle des banques commerciales est de socialiser cet argent. Prenons un fabricant de tissus en coton qui dépose ses fonds d’amortissement et de prévoyance dans le système bancaire. Une fois que l’argent s’y met en réserve, d’autres entreprises – par exemple un commerce de meubles qui se trouve face à la concurrence plus intense ou à la demande accrue – peuvent l’emprunter. Placé dans le système bancaire, l’argent d’un seul capitaliste est rendu disponible à tous les capitalistes, accroissant ainsi la magnitude du capital actif dans l’économie. Il ne s’agit pas seulement de la magnitude de l’augmentation de valeur, mais aussi de la vitesse de cette augmentation. À mesure que le capital génère des opérations bancaires relationnelles pour gérer ses économies collectives, il génère en même temps du capital commercial pour gérer l’achat et la vente des marchandises. Le capital commercial, qui reprend les activités marchandes, peut aussi avoir accès aux fonds dormants pour acheter des marchandises en gros, transformant l’argent en capital de réinvestissement avant même que les marchandises produites ne soient vendues. Cela accélère le temps de circulation du capital et augmente donc les profits.
Au début du 20e siècle, la banque relationnelle commence à jouer un rôle social plus prononcé, grâce à la présence de ce qu’on appelle « le capital financier ». Cette période voit la transition des entreprises « entrepreneuriales » et familiales aux grands monopoles et oligopoles. Afin de gérer les demandes d’investissement de l’industrie de l’acier, par exemple, et les nouvelles industries de transportation et de navigation qui l’accompagnent, le capital ne peut plus dépendre des seules économies socialisées détenues dans le système bancaire. Le capital financier s’appuie sur une nouvelle cohorte d’épargnants issus de la classe moyenne supérieure, et de petits propriétaires fonciers et commerciaux pour compenser les fonds manquants. En agglomérant l’argent dormant disséminé à travers les couches diverses de la société, et en l’investissant en bourse, le capital financier place ces monnaies inactives supplémentaires dans les mains des capitalistes industriels.
Il est important de distinguer entre capital financier et financiarisation. Rudolf Hilferding a parlé de « capital financier » précisément parce que celui-ci utilise les leviers de la finance pour agglomérer et pour investir des fonds dans la production capitaliste réelle. Non seulement le capital financier agglomère la richesse sociale pour le mettre au travail, mais il commence aussi à gérer celle-ci, alors que les profits des grandes banques deviennent toujours plus entrelacés avec la réussite des entreprises qui bénéficient de leurs investissements.
Le montant même des fonds dormants s’accroit de façon exponentielle dans l’économie d’après-guerre. Même la classe ouvrière accumule des économies significatives, et les grandes entreprises font tellement de bénéfices qu’elles ne sont plus dépendantes des grandes banques commerciales. Alors, celles-ci génèrent leurs propres opérations bancaires pour financer les investissements (par exemple, la General Motors Acceptance Corporation). Mais pour que de l’argent dormant devienne du capital, il faut l’investir dans une activité productive. Une partie de cet investissement provient des dépenses liées à l’État-providence ; les gouvernements eux-mêmes commencent à emprunter davantage, en particulier pour soutenir des politiques fiscales de relance pendant le creux du cycle économique. Cela mène à des déficits périodiques qu’on peut voir dans les graphiques d’expansion et de récession dans les économies avancées entre 1950 à 1970 par exemple. Dans cette période, on assiste à l’émergence d’économies socialisées comme les fonds de pension, les fonds d’assurance et les fonds mutuels. Mais jusqu’aux années 1970, ces fonds mutualisés sont largement absorbés par la production industrielle, par l’État-providence, et aux États-Unis, par les dépenses militaires.
BH : Vient-il un moment où cet argent cesse d’être absorbé ?
RW : Dans les années 1970, il y a une énorme accumulation d’argent dormant qui ne peut plus être profitablement investi en production interne. Une partie va à l’expansion industrielle à l’étranger, particulièrement aux pays nouvellement industrialisés comme la Corée du Sud, le Taïwan, le Singapour, et Hong Kong. Mais dès lors que ces pays génèrent leur propre base de capital, ils n’ont plus besoin de puiser dans cette réserve d’argent pour pouvoir produire.
C’est là que cette réserve d’argent commence à prendre de nouvelles formes ; ce sont celles-ci, dans les systèmes bancaires nationaux et internationaux, que moi et d’autres appelons la financiarisation. Pour réitérer, la financiarisation n’est pas une forme de capital ; dès que l’argent quitte le circuit de production, et devient dormant, ce n’est plus du capital. La financiarisation émerge quand la transformation de l’argent dormant en capital s’arrête.
Quand les élites financières et industrielles ont reconnu l’existence de cette réserve de fonds inactifs, elles ont pensé à des moyens de la libérer. Contrairement à d’autres économistes, je vois la libéralisation comme une sorte de re-régulation. En même temps d’une dérégulation de la matrice d’institutions composant l’État-providence, on a vu une série de nouvelles régulations permettant à l’argent inactif d’opérer pour son propre compte ; ce, afin d’attirer des flux de revenus en dépit d’une rentabilité affaiblie de l’investissement privé. La financiarisation représente le moment de désintégration des économies capitalistes, quand les pools d’argent inactif s’accumulent à un tel point qu’il n’y a pratiquement aucune possibilité qu’ils soient investis dans le processus de production.
BH : Il y a tendance dans le journalisme économique à voir en la dérégulation la cause de cette spéculation accrue. Mais vous affirmez qu’en réalité la dérégulation est la conséquence des pressions venant du manque de possibilités d’investissement rentable.
RW : Oui, et la mondialisation est le corollaire de la financiarisation ; c’est la désintégration physique des économies fondées sur la production. D’un côté, il y a agglomération accrue de fonds, et de l’autre, il y a désintégration des modèles de production verticaux qui dépendent d’une économie nationale. Cette désintégration ne fait qu’amoindrir la demande d’investissement dans la production réelle. Finalement, certaines fractions de l’élite commencent à se rendre compte que ces fonds accrus sont là, inactifs, et qu’il faut en faire quelque chose : ce sera des modes d’arbitrage spéculatif. Pour que cela se réalise, il a fallu que de nouvelles régulations soient mises en œuvre. Les anciennes régulations qui octroyaient au capital industriel un effet de levier sur la finance ont été amorties, modifiées et finalement supprimées, menant à la dérégulation, à la libéralisation et à la privatisation qui définissent notre époque.
BH : Comment est-ce lié à la dollarisation du début des années 1970 ?
RW : Tout cet argent inondant le système bancaire mondial a encouragé l’emprunt excessif, particulièrement dans les pays cherchant à bâtir leur propre système industriel. À l’époque, la structure de l’économie étatsunienne était tout à fait différente de celle d’aujourd’hui. Avant que le dollar ne devienne la monnaie de réserve mondiale, les États-Unis étaient largement soumis aux contraintes de ses ressources propres, ce qui a sensiblement limité la capacité du gouvernement à réagir à la crise. C’est alors qu’on a vu paraître des livres comme The Fiscal Crisis of the State (1973) de James O’Connor, par exemple, qui affirmait que l’emprunt public était en train d’évincer l’investissement privé. Les pays riches empruntaient pour pouvoir continuer à financer l’État-providence – surtout avec la montée du chômage, les faillites, et le rétrécissement de l’assiette fiscale – alors que beaucoup de pays plus pauvres empruntaient pour créer des industries productives.
Quand le président de la Banque de réserve fédérale Paul Volcker a unilatéralement augmenté le taux d’intérêt sur le dollar en 1980, cela a failli détruire le système bancaire américain, et a effectivement détruit les aspirations des pays en voie du développement. Les pays du Tiers-monde étaient désormais à la merci du FMI et de la Banque mondiale, non plus agences de développement, mais redéfinis en agences d’extorsion à travers des programmes « d’ajustement structurel ». Avec des taux d’intérêt atteignant environ 21 %, le dollar devient la marchandise la plus recherchée au monde. L’argent afflue dans l’économie américaine, dans les banques, les trésoreries, les actifs libellés en dollars et les paradis fiscaux, générant des dividendes très lucratifs. La hausse des taux d’intérêt et le déclin des profits industriels accélèrent la désintégration et l’évidement des systèmes de production dans les économies avancées. Dans une situation où les taux d’intérêt réels sont plus élevés que les profits, les investissements dans la production ne sont plus attirants.
Avant, le secteur bancaire n’avait pas encore pleinement épousé la titrisation et les échanges dans des marchés dérivés. Les banques prêtaient de l’argent directement, en attendant que les pays, les États ou les municipalités les remboursent avec intérêts. Après la presque faillite des systèmes bancaires mondiaux, il n’est plus question de revenir au modèle des prêts commerciaux ; le volume même des dettes nationales et internationales parmi toutes les catégories d’emprunteurs dépasse nettement les actifs en capital du système financier sur lequel le prêt relationnel s’appuie. La titrisation réduit le montant des fonds propres exigé par le système financier, permettant aux banques de supprimer de leurs bilans les prêts non rentables et les actifs non liquides comme la dette du Tiers-monde ou les hypothèques d’immobilier, les réfectionnant pour être revendus aux investisseurs spéculant sur le marché des dérivés. C’est alors qu’un méli-mélo d’outils financiers et une nouvelle architecture de marchés dérivés, de fonds de couverture spéculatifs (hedge funds) et de système bancaire parallèle (shadow banking) occupent le devant de la scène.
BH : Vous décrivez le passage des cycles économiques à une économie à bulles et à effondrements alternants. Comment cela change-t-il notre compréhension des crises économiques ?
RW : Initialement, le capitalisme se caractérise par des oscillations décennales du cycle économique, poussées par le renouvellement du capital fixe. La partie ascendante de ce cycle consiste dans le réinvestissement massif, la productivité accrue, et une brochette d’innovations qui se répandent dans toute l’économie, établissant une nouvelle fondation pour la réalisation des profits. Mais dans les années 1980, les cycles économiques n’opèrent déjà plus. Plutôt, on voit des houles de capital financier tourbillonnant autour des bulles et des éclatements. En 1987, a surgi un krach boursier à l’échelle mondiale ; des États comme le Japon ont dû secourir le reste du monde avec leurs économies. Ce processus a continué pendant les années 1990 et 2000. Le passage des cycles à l’économie à bulles voit aussi la fin de la banque relationnelle. En réalité, les banques ne prêtent plus de l’argent directement. Certes, elles engagent des prêts, mais ceux-ci sont ensuite revendus aux investisseurs divers, et remballés à destination des entités financières multiples. Dans l’ancien modèle commercial, les banques devaient être extrêmement conscientes de leurs dettes et de leurs prêts. Mais dans le nouveau modèle financier, elles n’ont plus cette obligation.
Il est important aussi de dire que les bulles n’ont rien à voir avec les fondamentaux du marché. Elles ont plutôt à voir avec le fait que les gouvernements, les banques centrales et les très grandes entreprises (les transnationales jusque-là centrées sur la production, les établissements financiers, et les catégories diverses de gestionnaires de fonds) encouragent un simulacre étrange du regretté marché bien-aimé des néolibéraux ; quand celui-ci aboutit à des conséquences odieuses, on n’y voit qu’une intervention de la main invisible.
BH : Vous parlez de la relation étroite entre les formes particulières de production de valeur et le noyau d’institutions et d’infrastructures qui accompagnent ces formes. Sommes-nous au seuil d’une nouvelle phase dans chacune de ces sphères ?
RW : Historiquement, le capitalisme vient au monde pour satisfaire une gamme limitée de besoins humains sous la forme de biens manufacturés et standardisés. Un système de comptabilité essentiel pour en tirer des profits s’enracine dans le processus de production. Comme je l’ai dit, dans « l’âge d’or », l’amas de biens de consommation de masse dépend des supports non capitalistes. À mesure que ces supports se désintègrent, il y va de même de la capacité du capitalisme à produire et à distribuer ces biens à ceux qui en ont besoin. Le découplage de la production et du développement nous laisse avec quelque chose de plus prédateur, moins relié aux formes de développement social qu’avant.
Le nouveau système de sous-traitance (putting out system) dissout la relation existante entre capital et travail, créant une économie mondiale où le travail s’effectue de plus en plus par une main-d’œuvre contingente, quasi paysanne, quasi prolétaire (2). Politiquement, cela peut se manifester par des régimes autoritaires, où les salaires dans le secteur industriel ne couvrent pas les coûts de reproduction sociale, et doivent être complétés par du travail familial dans l’agriculture, les services et le travail saisonnier. Alors que la survaleur générée par ce système est énorme, la part consacrée à l’investissement reste relativement faible ; c’est largement sous la forme d’intérêts et de rentes que la survaleur s’accroit. La minorité qui bénéficie d’une telle économie – qu’elle se trouve dans les économies développées ou non – jouit de biens de consommation relativement peu chers. Pour les autres, les perspectives de vie diminuent, et la destitution devient une réalité.
Il y a « un autre monde » en face, qui nous fixe : de nouvelles sources d’énergie, une infrastructure durable de transports publics, des espaces de vie reconfigurés, des appareils et équipements renouvelables de communication, etc. Mais tout cela demanderait davantage d’investissements à long terme, et à des taux de profit trop bas pour assurer la survie du capital. Tant que le capital peut générer des taux de survaleur extrêmement élevés, et que les gouvernements et les banques soutiennent une économie à bulles, il n’y a aucun impératif pour investir autrement.
Notes
1. Voir Rudolf Hilferding, Le Capital financier (trad. Marcel Olivier), Minuit, 1970 (1910), p. 89 (en ligne) (NdT).
2. Le putting out system (système domestique), qui exista sous le féodalisme et perdura jusqu’au milieu du 19e siècle en Grande-Bretagne, fut l’ancêtre de ce que nous appelons aujourd’hui la délocalisation ou l’externalisation. Il s’agissait de sous-traiter la petite fabrication (notamment des vêtements) à la sphère domestique. Marx en parle (sans utiliser le terme) dans Le Chapitre VI. Manuscrits de 1863-1867, GEME/Éditions sociales, 2010. En recourant à ce terme anachronique, Westra tient à insister sur la survie des formes d’organisation féodale du travail au sein d’un capitalisme mondialisé dominé par la finance (NdT).
Lire Jacques Bidet, « Kozo Uno et son école. Une théorie pure du capitalisme », Actuel Marx, 1987 : 2.
Pour une autre perspective sur le capital financier, voir dans la Web-revue l’article de Tony Norfield, « Les créances financières sur l’économie mondiale (le capital fictif) ».
HARVEY Brendan, « Banques, bulles et profits : une interview de Richard Westra – Brendan HARVEY », Articles [En ligne], Web-revue des industries culturelles et numériques, 2021, mis en ligne le 1er novembre 2021. URL : https://industrie-culturelle.fr/industrie-culturelle/banques-bulles-profits-interview-richard-westra-brendan-harvey/
Brendan Harvey est écrivain et chercheur indépendant, titulaire d’un master en philosophie de l’université de Kingston (Royaume-Uni). Il habite à New York City.