T. W. Adorno n’a de cesse de rappeler que le concept d’art authentique est maladroit dans sa formulation et qu’il recouvre d’abord une valence négative, un poids critique sur les industries culturelles. Je pense lever cette objection en montrant qu’elle repose d’abord sur un malentendu épistémologique. Un mot n’est un concept que rapporté à la problématique qui le sous-tend, ici celle de la dialectique négative. Par ailleurs, chez Adorno comme chez tout penseur cohérent, un concept n’est pas un simple outil de pensée, il s’insère dans une écriture qui, à son tour, remet inlassablement en cause la définition en devenir.
Sur cette notion qui constituerait le maillon faible du dispositif théorique de T. W. Adorno au regard de l’évolution des industries de la culture, de l’information et de la communication et sur quelques autres notions, je reviens de façon récurrente dans tous mes articles publiés dans la Web-revue.
La formulation de Dialectique négative pèche contre la tradition. La pensée dialectique veut dès Platon, que par le moyen de la négation se produise un positif ; plus tard la figure d’une négation de la négation désigna cela de façon frappante. Ce livre voudrait délivrer la dialectique d’une telle essence affirmative, sans rien perdre en déterminité. Le déploiement de son titre paradoxal est l’une de ses intentions.
T. W. ADORNO, Dialectique négative, Paris, Payot (traduction française par le groupe de traduction du Collège de philosophie : Gérard Coffin, Joëlle Masson, Olivier Masson, Alain Renaut et Dagmar Trousson), 2001, p. 9.
Une contribution philosophique aussi énigmatique et pointue peut-elle aider les recherches actuelles sur les industries culturelles ? Le détour par l’abstraction, fût-elle « dialectique », éclairera-t-il ce « terrain » où les sciences humaines ont déjà pris leurs quartiers de recherche ?
Il n’est pas facile de se libérer des modèles heuristiques dominants, de tenter à l’instar de la Dialectique négative, de penser non pas autrement, mais négativement. Des concepts négatifs pour une problématique négative, qui revendiquent pourtant leur pertinence scientifique, cela ne va pas de soi.
L’écriture scientifique qui tente, dans un champ largement balisé par les sciences sociales, de proposer sinon une alternative, du moins une approche complémentaire ayant sa propre sphère de rationalité, redevient garante d’une bonne part de la scientificité du texte qu’elle génère. Elle choisit ses mots et les ajuste sur le fil d’une recherche dont la cohérence certaine ne prétend pas à l’exhaustivité, où l’administration de la preuve, ne s’exonérant pas d’une rencontre avec le terrain, prend en compte l’altérité essentielle qui tient lieu de réalité.
C’est pourquoi les concepts de recherche artistique, de forme, de matériau, de technique, d’industrie, de contenu de vérité, de médiation subjective, s’ils sont mis en cohérence pour penser, après la mort d’Adorno, bien après sa mort en 1969, les logiques des industries culturelles audiovisuelles et multimédias d’aujourd’hui, ne peuvent être intégrés comme les fonctions ou les facteurs d’un modèle interprétatif.
Pour traiter les difficultés d’enseignement et de recherche liées à la distinction radicale entre art authentique et industrie culturelle, pour refuser esthétiquement de confondre recherche artistique comme critique du statu quo, voire du lien social avec la créativité ou l’esthétisme consensuel para-publicitaire du moment, pour penser leurs logiques spécifiques, il faut parfois douloureusement disqualifier — au plan théorique — des outils qui ont leur efficacité sur le terrain de la politique culturelle.
Ceci n’est pas une œuvre d’art
Ainsi, le thème légitime de la défense de l’exception culturelle, notamment dans des arts « populaires » comme le cinéma ou la chanson ne peut pas recevoir une aide immédiate des écrits d’Adorno qui ne pensait pas qu’on pût traduire sans médiation, dans une pratique politique, sa réflexion théorique. Dans toute démarche scientifique, il existe un moment spéculatif qu’on ne peut rapporter point par point à des équivalents en termes de choix politiques. De même, quand on a été nourri comme je l’ai été par des théoriciens qui ont défendu l’existence d’un septième art pour distinguer justement le cinématographe de l’audiovisuel et repenser le rapport de l’art à l’industrie, il peut sembler difficile d’expérimenter un point de vue qui disqualifierait le statut artistique du cinéma en général. Dans ces contradictions, il faudra pointer la difficulté d’articuler des moments théoriques successifs qui font écho à des moments politiques conjoncturels.
La coupure esthétique entre œuvre d’art authentique et produit culturel devra être interrogée à l’aune de l’hégémonisme croissant des industriels et des professionnels de la culture. Mais sous un autre angle théorique, la notion d’œuvre d’art apparaît comme trop réifiante dans le sens où elle subsumerait en un objet fétichisé — ce tableau accroché à la cimaise de ce musée — le mouvement de la recherche artistique dont les œuvres particulières ne sont que des moments de matérialisation, les « arrêts sur image » d’une pensée artistique, des esquisses, des brouillons, ces « brouillons » étant par ailleurs les chefs-d’œuvre de l’histoire de l’art et de la culture ! Cette réflexion sur une recherche artistique traversant les œuvres d’art nous renvoie à un retour critique sur la recherche en général et à ses moments discursifs.
Si une problématique, par son faisceau de questions, « éclaire » son objet d’étude, la lumière noire d’une problématique négative induit un regard oblique résistant aux grandes masses trop visibles. Elle laisse une place encore plus importante pour une oreille attentive à la petite musique qui troue notre imagier idéologique.
Ceci n’est pas la lumière noire d’une dialectique négative
En se libérant d’une lecture linéaire et exhaustive des textes d’Adorno, on s’évite le contresens d’une systématicité contraire à l’épistémologie de son auteur, facilitant ainsi l’exploration et la problématisation de textes dont tous les traducteurs s’accordent à reconnaître la difficulté. Par le jeu des associations entre les questions et des renvois entre les thèmes du jazz, de la science-fiction, ou de l’énigme policière, notamment par la mise en constellation des propositions sur la musique de cinéma ouvrant la voie plus générale d’une exploration de certains produits culturels par le son, j’ai essayé de montrer dans un autre article ce que l’auteur de la Dialectique négative apporte « ici et maintenant » de toujours opérant — et pas seulement de négatif au sens trivial du terme — dans le champ interdisciplinaire de recherches sur les industries culturelles et la compréhension de la culture populaire.
Les sphères de la pensée et de l’activité humaine ne sont pas superposables, mais s’articulent entre elles par un jeu de médiations. Et l’art authentique ne peut pallier les défaillances des autres sphères sociales et politiques. Il peut, avec ses propres moyens, dans le cadre de sa propre histoire et de son matériau, montrer sa force de résistance sociale face à l’hégémonisme des grands groupes de communication, mais il ne peut se substituer à l’action politique elle-même qui répond à sa propre histoire et à ses propres contradictions.
Lire les articles de Marc Hiver
HIVER Marc, «Art authentique vs industrie culturelle – une dialectique de résistance sociale – Marc HIVER », Articles [En ligne], Web-revue des industries culturelles et numériques, 2019, mis en ligne le 1er avril 2019. URL : https://industrie-culturelle.fr/industrie-culturelle/art-authentique-vs-industrie-culturelle-dialectique-resistance-sociale-marc-hiver/
Philosophe, spécialiste des sciences de l’information et de la communication, d’Adorno et des industries culturelles
Dernier livre : « Adorno et les industries culturelles – communication, musique et cinéma »,
L’Harmattan, collection « communication et civilisation »