Ce texte, qui fut posté par l’économiste britannique Tony Norfield sur son site « Economics of imperialism » le 21 novembre 2018, nous montre de façon exemplaire comment analyser de manière critique les chiffres présentés dans les bilans d’entreprise et autres documents financiers. Le texte a été traduit par David Buxton, et validé par Tony Norfield.
Quoi qu’on pense des fondateurs multimilliardaires d’Amazon et d’Alphabet-Google [1], il semble indéniable que les deux entreprises en question ont énormément amélioré la productivité en général. Amazon est un e-commerce qui livre efficacement ses produits ; Google est un moteur de recherche qui a révolutionné Internet. On ne peut ignorer, cependant, les aspects négatifs : mauvaises conditions de travail dans les « centres de traitement » (fullfilment centres) d’Amazon, aspiration massive des données personnelles par Google, bouleversement du modèle économique des autres entreprises, etc. Mais les avantages de leurs services en termes de productivité semblent incontestables. Cela explique la part croissante du marché des biens de consommation pour Amazon, et le fait que Google soit utilisé dans environ 90 % des recherches sur Internet. Cependant, une analyse plus détaillée montre que tout n’est pas conforme aux apparences.
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La productivité et le marché
Dans l’absolu, une amélioration de la productivité, c’est une bonne chose ou du moins, ce devrait l’être. Cela veut dire produire en utilisant moins de ressources : moins de temps en travaillant, en se déplaçant, ou en attendant pour obtenir le même rendement, tout en exploitant les matières premières de façon plus efficace, etc. Dans le cadre du marché capitaliste, cependant, cela peut avoir de mauvaises répercussions. Au lieu d’une société mieux nourrie, en meilleure santé, avec plus de loisirs et de temps pour jouir de la vie, la charge du travail augmente pour certains, alors que d’autres sont réduits au chômage ; des vies sont bousculées et les bénéfices de la productivité sont réservés à une minorité.
Les apologistes du capitalisme pourraient accepter cette critique, mais diraient que le système marchand favorise des innovations de toutes sortes ; bien qu’il y ait des effets secondaires malheureux, ce serait en réalité le seul système qui permettrait le progrès pour la société dans l’ensemble. Une telle perspective oublie beaucoup de choses : la propension du capitalisme à la guerre et à la destruction, et l’oppression des centaines de millions de gens pour qui faire partie de l’économie mondiale n’est souvent qu’un ticket pour la trépigneuse.
Je laisserai de côté de telles vérités fâcheuses. Je ne me pencherai pas sur le fait que l’innovation soit plutôt un phénomène social, et non l’étincelle brillante d’un génie solitaire. Ni le fait que l’innovation soit de plus en plus dominée par des multinationales qui rachètent des idées afin de construire ou de maintenir une position de monopole dans le marché supposément compétitif. Je ne parlerai même pas de la forte baisse de la cote boursière d’Alphabet-Google et d’Amazon depuis l’été 2018, ni comment celle-ci posera problème pour les investisseurs, car comme chez Facebook, la politique des deux entreprises est de ne pas payer des dividendes. Au lieu de tout cela, je voudrais dévoiler les particularités de la productivité chez ces deux géants du numérique.
Le flux publicitaire de Google
Malgré les incursions d’Alphabet dans la robotique, dans l’intelligence artificielle et dans les voitures autonomes, la valeur de la holding dépend toujours des revenus publicitaires de la composante Google [2]. Les transactions en dehors de Google, désignées « autres paris » dans le bilan, n’ont généré qu’à peine 1 % du chiffre d’affaires en 2017, avec une perte de 3,4 milliards de dollars. En contraste, la partie Google, incluant YouTube et d’autres activités comme l’informatique en nuage, a affiché un bénéfice d’exploitation en 2017 de 32,9 milliards de dollars sur un chiffre d’affaires de 109,7 milliards.
Dans l’opération de Google, le pourcentage des revenus publicitaires est tombé d’environ 99 % du chiffre d’affaires jusqu’à 2007 à environ 85 % en 2018. Cela reflète la difficulté d’accroître ces revenus, et le fait que l’informatique en nuage, les applications et la plate-forme Google Play ont pris de l’importance. Même un monopoliste doit diversifier ! Néanmoins, les revenus publicitaires de Google continueront à être la clé de son succès dans les années à venir. Une analyse de ceux-ci et d’autres données devrait révéler des caractéristiques intéressantes de la productivité des grands conglomérats.
Il faut voir Google comme une entreprise qui vend essentiellement des annonces. Sa « production » consiste donc dans le nombre d’annonces vendues. Cette production peut s’évaluer de deux manières : regarder les revenus publicitaires ou compter le nombre d’annonces publiées. Mais il n’y a pas de chiffres disponibles pour le dernier. On doit alors adopter le point de vue philosophique disant que quelque chose n’existe que lorsqu’on en fait l’expérience, et dans ce cas précis, lorsqu’on clique sur une annonce. Google indique bien l’évolution dans le nombre de clics sur les annonces payées, mais il est agaçant qu’on ne dispose pas de chiffres, uniquement de pourcentages. Google nous informe cependant de l’évolution dans « le coût moyen par clic », c’est-à-dire le prix moyen reçu par clic effectué.
Les clics de Google
J’ai passé au crible les comptes de Google, afin de dégager les changements annuels dans le total de clics payés, et le coût moyen par clic depuis 2005. Heureusement pour ma santé mentale, il ne fut pas nécessaire de remonter plus loin pour en saisir la principale tendance. Celle-ci est claire : une forte augmentation dans le nombre de clics payés, et une baisse dans le coût moyen par clic. Cela veut dire une énorme augmentation de la productivité, car le volume de production a crû alors que le coût par unité a baissé.
Bien entendu, vendre davantage d’annonces à un coût moindre n’est pas ce qu’une personne normale jugerait plus productif. Mais il s’agit du point de vue du marché, et non d’une évaluation de ce qui est socialement bénéfique. Cela implique l’abandon des valeurs sociales en faveur des valeurs marchandes ; la « magie » du marché est également responsable de la pression vers le bas sur le prix des annonces. La conséquence de cette tendance pour Google a été une forte croissance des revenus provenant des annonces, atteignant presque 111 milliards pour l’année financière terminant en septembre 2018, par rapport à 50 milliards en 2013. Mais le rythme de cette croissance s’est ralenti ces dernières années, alors que d’autres formes de mesure utilisées par les marchés ne sont pas de bon augure pour Google.
Prenons une mesure de la productivité qui met en comparaison les revenus ou les bénéfices d’exploitation avec les actifs en équipement et en immobilier détenus par l’entreprise. De tels actifs constituent le capital fixe nécessaire pour générer des retours sur investissement, et on s’attendrait qu’un volume plus grand d’investissement résulte en des revenus et des bénéfices accrus. C’est effectivement le cas, mais à un rythme plus lent. Cela peut se voir dans la baisse des rapports entre revenus et bénéfices d’une part, et actifs fixes de l’autre (voir graphique ci-dessous).
Google : résultat d’exploitation et chiffre d’affaires par rapport aux actifs fixes
En 2006, Google détenait des actifs en équipement et en immobilier à la valeur de 2,4 milliards de dollars. En 2016, ceux-ci ont augmenté à 34,2 milliards, et en septembre 2018, à 55,3 milliards (+ 60 % en deux ans). Son chiffre d’affaires et ses bénéfices d’exploitation ont crû beaucoup plus lentement, au point où les courbes dans le graphique indiquent une baisse. Il y va de même pour les dépenses en R et D (recherche et développement) ; chez Google, ceux-ci sont extrêmement élevés, à presque 20 milliards de dollars pour l’année terminant en septembre 2018, soit 15 % du chiffre d’affaires, et 76 % des revenus d’exploitation. Les dépenses en R et D ont crû beaucoup plus vite que les revenus et les bénéfices.
Les anomalies d’Amazon
Dans une analyse précédente, j’ai remarqué que, fait surprenant, Amazon dégageait très peu de bénéfices pour un géant de la technologie émergente, et qu’une grande partie de sa croissance en chiffre d’affaires et en bénéfices venait de son service d’informatique en nuage, Amazon Web Services (AWS), et non de son service plus connu de commerce en ligne. Je me demandais pourquoi Amazon continuait à investir en dehors de l’Amérique du Nord, compte tenu de ses pertes croissantes. Les dernières données démontrent, cependant, que ces pertes internationales commencent à diminuer : elles montaient à un peu plus de 2,4 milliards de dollars pour l’année financière terminant en septembre 2018, par rapport à 3 milliards en 2017. C’est peut-être assez pour maintenir à flot l’ambition d’Amazon de dominer le monde du commerce en ligne, même si le service de livraison de colis en dehors des États-Unis ressemble jusqu’ici plutôt comme un onéreux exercice de marquage pour la croissance dramatique d’AWS.
Amazon : résultats d’exploitation, 2015-2018 (millions $)
2015 | 2016 | 2017 | 2018 (T3) |
|
Amérique du Nord | 1,425 | 2,361 | 2,837 | 6,708 |
Reste du monde (pertes) | (-699) | (-1,283) | (-3,062) | (-2,419) |
AWS (Amazon Web Services) | 1,507 | 3,108 | 4,331 | 6,473 |
Total | 2,233 | 4,186 | 4,106 | 10,762 |
Les derniers chiffres pour Amazon affichent une augmentation nette dans le chiffre d’affaires et dans le résultat d’exploitation. Ceux-ci viennent principalement de l’Amérique du Nord, et furent boostés par le rachat de Whole Foods Market en 2017. En même temps, le chiffre d’affaires et les bénéfices provenant d’AWS continuent à croître très rapidement. Il se peut que le commerce en ligne à l’échelle internationale bénéficie à l’avenir des investissements importants d’Amazon. Il n’en faudra pas moins pour renverser des tendances surprenantes dans une entreprise qui apparaît comme un modèle dans la réduction des coûts.
Prenons les « centres de traitement » par exemple. Ce sont d’énormes entrepôts, non seulement pourvus d’un personnel faiblement payé, mais aussi de la technologie robotique afin d’optimiser la sélection, l’emballage et la livraison ; des algorithmes minimisent les chemins parcourus. Il est normal que les frais d’opération augmentent avec l’expansion des ventes. Mais, en même temps, ceux-ci ne devraient pas augmenter au même rythme que les ventes, car des économies d’échelle interviennent aussi. Néanmoins, les bilans d’Amazon montrent que les frais des centres de traitement ont crû encore plus rapidement que le chiffre d’affaires. En 2009, les frais de ceux-ci revenaient à 2 milliards de dollars, soit 8,4 % du chiffre d’affaires. Cette proportion a augmenté de 14,2 % en 2017, pour un chiffre d’affaires de 25 milliards de dollars ; en 2018, elle risque d’être encore plus élevée.
Il serait difficile pour un nouveau participant dans ce marché de concurrencer la machine d’Amazon. Pourtant, la proportion montante des coûts par rapport au chiffre d’affaires soulève des questions concernant la productivité réelle de ces centres. Est-ce qu’on exagère l’efficacité de ceux-ci en n’y voyant que les robots, la main-d’œuvre disciplinée, et le système d’opération lisse, et en ignorant le coût de tout cela ?
Une explication pour cette augmentation des coûts par rapport au chiffre d’affaires est qu’Amazon a ouvert beaucoup de centres nouveaux dans le monde (voir détails ici). Cela engendre des frais avant qu’ils soient pleinement opérationnels, à même de provoquer une hausse des ventes. Une autre explication potentielle se trouve dans la distinction entre l’efficacité productive (physique) et la valeur des biens livrés. Malheureusement, Amazon ne donne que des détails sporadiques sur ce et sur d’autres sujets, ainsi il est impossible de vérifier cela dans leurs bilans. Néanmoins, les informations disponibles suggèrent que le volume du débit aux centres de traitement – le nombre de commandes, de colis, par jour – a fortement augmenté, alors que le coût de ceux-ci a constamment baissé. Donc, la productivité physique a crû, comme on pouvait s’y attendre.
Cela n’a pas été traduit en un meilleur rapport entre coûts et chiffre d’affaires, non seulement en raison de l’expansion rapide dans le nombre de centres, mais aussi de la réduction du prix moyen des biens livrés. Il est peut-être surprenant qu’une entreprise capitaliste opère de cette façon, mais cela fait partie de la stratégie explicite d’Amazon d’accroître le volume de transactions et d’augmenter sa part du marché.
Un exemple ? En 2017, la valeur du chiffre d’affaires hors taxes a augmenté d’un peu plus de 30 % à 178 milliards de dollars, mais les coûts de livraison ont augmenté de 34 %. Le volume des transactions a probablement augmenté encore plus, étant donné qu’Amazon met la pression sur les entreprises de livraison afin qu’elles réduisent leurs coûts.
Amazon fait transférer les coûts
Cette stratégie de réduction des coûts présente un risque pour les bénéfices d’Amazon, mais ce risque est moindre si l’entreprise peut exercer une pression sur ses fournisseurs ! À cet égard, Amazon a fait preuve d’efficacité. La plupart des coûts qui peuvent être mesurés contre le chiffre d’affaires (investissements technologiques, actifs fixes, administration) sont en augmentation, comme pour les centres de traitement. Un poste ne l’est pas : le coût des ventes. Ce chiffre est principalement composé de ce qu’Amazon paie aux fournisseurs des biens qu’il vend ; c’est le plus grand poste des dépenses. Le coût des ventes montait à 112 milliards de dollars en 2017, soit 63 % de la valeur du chiffre d’affaires après taxes (178 milliards). Ce pourcentage est tombé de presque 78 % en 2010 à 58 % en 2018.
Amazon : pourcentage des coûts par rapport au chiffre d’affaires
Cette chute rapide du coût des ventes par rapport au chiffre d’affaires a maintenu en vie le service de commerce en ligne d’Amazon. La différence entre les deux chiffres représente le bénéfice brut d’Amazon, avec lequel d’autres activités peuvent être financées. C’est le reflet de la puissance de la plate-forme, qui a grandi de façon dramatique ces dernières années, et qui est en mesure de contraindre ses fournisseurs de réduire leurs prix.
Productivité et rentabilité
Il est attendu qu’une entreprise productive investisse de plus en plus en R et D. Ce que Google et Amazon n’ont probablement pas prévu, c’est que cela s’est accompagné d’une difficulté croissante d’engendrer plus de revenus et de bénéfices. Les deux entreprises opèrent de manière différente, mais la tendance est la même. Les coûts de production par unité (d’annonces ou de biens livrés) ont baissé, mais l’échelle d’investissement nécessaire pour que cela se produise est montée plus vite que les chiffres d’affaires et les bénéfices. C’est peut-être pousser trop loin cette interprétation des bilans d’entreprise pour y voir une tendance du taux de profit à baisser alors qu’une entreprise fait accroître l’échelle d’investissement [3]. Néanmoins, les chiffres pour Google montrent une chute nette dans les bénéfices d’exploitation et dans le chiffre d’affaires par rapport aux actifs fixes.
Amazon : rapports ventes et résultats d’exploitation/actifs fixes
Cela est également vrai pour Amazon (voir graphique). Entre 2004 et 2008, son chiffre d’affaires était plus de 20 fois la valeur de ses actifs fixes. En 2015, ce rapport est tombé à 5 fois, et en 2017, à 3,6 fois. On n’a vu qu’un redressement minime depuis, car le chiffre d’affaires d’Amazon a grimpé d’à peine plus que la hausse des actifs fixes. Dans le cas des revenus d’exploitation par rapport aux actifs fixes, on voit également une tendance au déclin chez Amazon. Ce dernier rapport était de 1,8 en 2004, tombant à 0,6 en 2010 et à 0,1 en 2015. Là aussi, ce rapport s’est redressé un peu ces dernières années avec l’amélioration de la productivité, mais reste plafonné à 0,2.
Ces deux entreprises sont des géants de la technologie numérique, bien que Google ne vende que des annonces, et qu’Amazon ne vende que de manière plus efficace ce que d’autres ont déjà produit. Chacune a essayé de diversifier ses activités, usant les vastes ressources procurées par leurs positions de monopole. Chacune démontre comment les entreprises capitalistes peuvent faire « augmenter » la productivité, d’une manière particulière qui a des effets négatifs sur la société dans l’ensemble. Elles font partie du marché mondial impérialiste, et jouent un rôle dans la domination sociale, mais elles n’échappent pas aux contraintes sur la rentabilité.
Notes
1. L’entreprise Google SA originale fut réorganisée en octobre 2015 en une holding, Alphabet SARL, regroupant toutes les composantes. En septembre 2017, une nouvelle holding, XXVI Holdings SARL, a été organisée, regroupant les activités en dehors de Google. En même temps, Google est aussi devenu une société à responsabilité limitée (SARL).
2. Pour plus de détails sur la création d’Alphabet-Google, voir cette entrée précédente sur mon site (en anglais).
3. La théorie marxiste prétend que, pour le système capitaliste dans l’ensemble, le taux de profit tend à baisser par rapport à la quantité de capital investi. Dans la durée, cette dernière tend à accroître plus vite que les profits. Une meilleure productivité, due notamment à des avancées technologiques, peut réduire le coût des équipements particuliers. Mais cela s’accompagne généralement de l’introduction d’un système de machines et d’autres éléments plus étendus, ainsi le montant total investi tend encore à accroître. La quantité de machines et de matières premières par travailleur peut s’accroître sans limites, alors qu’il y a une limite aux profits supplémentaires que ce travailleur peut produire. Les entreprises peuvent essayer de réduire leurs coûts en baissant les salaires ou en poussant les fournisseurs à réduire leurs propres coûts, si elles possèdent suffisamment de pouvoir de marché. Mais cela ne peut durer longtemps. Voir Marx, Capital, livre 3, début du chapitre 13, et Manuscrits de 1857-1858 dits Grundrisse, « chapitre du capital », début de la section 3. (Note ajoutée par Tony Norfield pour la présente publication).
Lire les articles de Tony Norfield
NORFIELD Tony, «Amazon, Google et le paradoxe de la productivité chez les géants de la technologie -Tony NORFIELD», Articles [En ligne], Web-revue des industries culturelles et numériques, 2019, mis en ligne le 1er avril 2019. URL : https://industrie-culturelle.fr/industrie-culturelle/amazon-google-paradoxe-productivite-geants-technologie-tony-norfield/
Tony Norfield a soutenu sa thèse en économie (School of Oriental and African Studies, University of London) en 2014 sur le sujet de l’impérialisme britannique et la finance. Il a publié : The City : London and the Global Power of Finance (Verso, London) en 2016. Dans une autre vie, il a été financier à la City pendant presque 20 ans, y compris une période comme l’un des directeurs de la banque commerciale néerlandaise ABN AMRO.