Ce qui suit est la traduction du compte rendu de Michael Eby, paru dans Tribune (London) à l’occasion d’une nouvelle édition en anglais du livre classique d’Alfred Sohn-Rethel, Geistige und körporliche Arbeit, livre qui attend toujours sa traduction française. Signalons tout de même en français deux autres livres de lui : La pensée-marchandise, Éditions le Croquant, Vulaines-sur-Seine, 2010, qui regroupe les trois premiers textes de Sohn-Rethel mentionnés ci-dessous ; La Monnaie, La Tempête, Bordeaux, 2017. Le portrait de Sohn-Rethel ci-dessus, qui date de 1941, fut peint par le célèbre plasticien dadaïste Kurt Schwitters (1887-1948), exilé comme lui en Angleterre (David Buxton).
Les marxistes se délectent à négocier les contradictions multiples du capitalisme – la valeur d’usage et la valeur d’échange, les forces et les relations de production, l’essence et l’apparence, le travail salarié et le capital -, mais une contradiction particulière dans cette panoplie est négligée : celle entre le travail intellectuel et le travail manuel.
Une exception notable était Harry Braverman, dont le livre Travail et capitalisme monopoliste (Maspero, 1976, publication américaine originale, 1974) a mis ce schisme au centre des transformations économiques mondiales suivant la Seconde Guerre mondiale. Écrivant dans le contexte de la « révolution technico-scientifique » dans les pays occidentaux, Braverman a affirmé que le savoir spécifique au poste possédé par les ouvriers sur une chaîne de montage dans les industries établies était en train de s’évaporer, et non d’augmenter. Il a attribué cela à la subordination de la science à l’industrie, et à la division technique avancée du travail, qui décomposait le travail industriel demandant autrefois des compétences spécialisées en une série d’actions répétitives et machinales. Le processus du travail était ainsi rationalisé : non seulement les salaires et les investissements en formation du personnel, mais aussi l’autonomie des travailleurs baissaient.
Le résultat est une polarisation dans le lieu de travail entre conception et exécution. Le contrôle du processus de production devient la propriété d’une classe managériale à mesure qu’une pleine compréhension du processus de travail devient leur domaine absolu. Chaque tâche ouvrière peut être mesurée, calculée, dessinée et dictée avec précision. La microgestion des travailleurs par des non-travailleurs caractérise le management scientifique au début du 20e siècle, introduit par Frederick Winslow Taylor, qui est crédité de la découverte que le contrôle des travailleurs s’exerce mieux par l’administration, et non par la discipline. Pour Braverman, la révolution technico-scientifique d’après-guerre revenait à une accumulation énorme de connaissances par un groupe à travers la dépossession de l’autre, selon le scénario dans lequel les uns planifiaient alors que les autres exécutaient.
Geistige und Körperliche Arbeit (Suhrkamp, 1970) d’Alfred Sohn-Rethel, dont la traduction anglaise vient d’être rééditée (Intellectual and Manual Labour) (1), converge avec l’analyse de Braverman. Mais Sohn-Rethel fait remonter le schisme beaucoup plus loin dans l’histoire. Son argument essentiel est que tous les aspects de la modernité capitaliste en dépendent ; en effet, les fondations de celle-ci révèlent toute la structure de pensée et de connaissance de la civilisation occidentale, relayée par sa tradition scientifique et philosophique, depuis la cosmologie de Parménide et la théorie des formes de Platon jusqu’au cogito de Descartes et au sujet transcendent de Kant.
C’est l’œuvre maîtresse de Sohn-Rethel, philosophe et économiste allemand né en France qui eut un impact important sur l’École de Francfort, surtout Adorno, mais aussi Benjamin et Bloch. À l’âge de 70 ans, Sohn-Rethel n’avait publié que trois textes quand, après avoir scandalisé les marxistes orthodoxes pendant presque vingt ans avec le manuscrit, il a réussi à le faire éditer sur la base d’une citation favorable par Adorno dans sa Dialectique négative. Dans son introduction à la nouvelle édition, Chris O’Kane nous informe que c’était à l’enterrement d’Adorno en 1969 que Sohn-Rethel a finalement obtenu son contrat. Une fois édité, son livre a fait des vagues, ce qui lui a valu un poste de professeur invité, puis une chaire à l’université de Brême, et une influence durable sur le marxisme hétérodoxe.
Pour Sohn-Rethel, le noyau fondamental du schisme entre le travail intellectuel et le travail manuel se situe dans l’échange marchand. Les propriétés formelles de la marchandise, telles qu’élaborées par Marx dans Le Capital, proviennent de l’orientation du sujet moderne envers le monde empirique. Dans l’acte d’échange, les actions de l’agent de chaque côté ne tiennent pas compte des particularités qualitatives des objets. Alors que leurs esprits sont préoccupés par la valeur d’usage de l’objet de l’autre, leurs actions sont motivées par sa valeur d’échange, exprimée dans le prix équivalent de leur propre objet à vendre.
À travers la nécessité d’échange dans une société de producteurs privés, l’origine de toute marchandise dans l’interaction métabolique du travail humain avec le monde naturel est occultée, chaque côté devenant une instanciation quantifiable de la substance abstraite et intangible de la valeur. La forme apparente de la marchandise – son fétichisme – n’est pas simplement une illusion grossière, une énigme à résoudre par un travail de démystification analytique. Elle est plutôt inexorable, une forme requise de fausse conscience dans un mode de production dont les conditions préalables de survie sont médiées par la forme-valeur. C’est pourquoi Sohn-Rethel parle d’une « abstraction réelle » : les deux parties réalisent celle-ci de manière pratique, sans y être conscientes.
À travers l’abstraction réelle de l’échange marchand – la « synthèse sociale » de la société moderne –, une séparation empirique du sujet de l’objet s’opère, qui exprime toute une structure d’expérience. Celle-ci entraîne l’extraction de la connaissance du processus de production directe, culminant aux universels abstraits essentiels à la gestion scientifique et à l’ingénierie industrielle qui régissent ce processus, dégradant ce dernier en une série de tâches fragmentaires réglementées. Sohn-Rethel cherche à relier les catégories de la forme-marchandise capitaliste à celles de la « forme-pensée » bourgeoise, étendant la critique marxienne de l’économie politique à une critique de la conscience réifiée. C’est le processus d’abstraction réelle qui crée les conditions de possibilité de la division entre le travail intellectuel et le travail manuel.
Sohn-Rethel fonde son argument sur une analyse de l’émergence parallèle de la philosophie naturelle et de la forme-marchandise. Il situe l’origine de la division entre la tête et les mains dans les premières sociétés de classe en Égypte antique et en Mésopotamie, provoquée par l’effondrement des pratiques de production agricole dans le « communisme primitif » néolithique. Alors que le travail d’irrigation à base d’outils de pierre est organisé de façon collective, directement sociale, l’usurpation pharaonique des terres cultivées et des vallées fluviales permet la mobilisation des rouages divins d’un appareil d’État primitif pour l’appropriation d’un surplus. Pour reprendre la terminologie de Sohn-Rethel, une « logique d’appropriation » commence à prendre le dessus sur une « logique de production ». Des formes symboliques de travail intellectuel comme l’écriture, le calcul et la numération se développent en tandem, leur seule finalité étant la régulation du travail manuel.
Mais l’échange ne pénètre pas les sociétés de l’Âge de bronze de l’intérieur. Ce n’est qu’au sixième siècle avant l’Ère commune, sur le côté ionien de la mer Égée que l’appropriation perd son attachement à une autorité sacrée et unilatérale pour s’imposer aux producteurs individuels comme compulsion d’échange réciproque. Avec l’arrivée des outils en fer, le travail dans la Grèce antique devient atomisé ; peu onéreux et plus productifs, les nouveaux outils métalliques encouragent l’indépendance relative du travail par rapport à l’économie d’irrigation collective. À mesure que les propriétaires privés se dispersent géographiquement, leurs surplus – supplémentés par le saccage et le pillage des territoires riches en ressources – trouvent un débouché non en tributs divins, mais dans le marché ouvert.
Vient ensuite l’introduction de la monnaie frappée. La genèse de la monnaie – comme équivalent général de tout objet à vendre – mène à des généralisations complémentaires en philosophie et en mathématiques. Tandis qu’en Égypte la mesure nécessaire pour la construction de temples, de pyramides et de barrages se fait avec une corde, en Grèce on emploie une règle standardisée, soutenue par une géométrie de mathématiques « pures », élaborées pendant des siècles par Thales, Euclide et Hérodote. À mesure que les procédures géométriques égyptiennes sont remplacées par les lois géométriques grecques, les mathématiques s’élèvent au statut de concept à l’abri d’erreur ; le travail intellectuel et le travail manuel bifurquent pour ce qui est de la pratique sociale générale, le premier dominant le dernier.
Sohn-Rethel poursuit son analyse jusqu’à la période moderne, avec la dissolution pendant la Révolution industrielle des arts et métiers protégés, et l’évolution du capitalisme commercial en capitalisme monopolistique. Dans cette vue d’ensemble, il ne s’agit pas d’affirmer que la méthode scientifique moderne est une fabrication, non applicable comme forme d’organisation sociale en dehors du capitalisme. L’intention est plutôt d’expliquer l’émergence historique des formes de pensée, et comment celles-ci perpétuent le monde de production qui les fait naître.
La nouvelle édition comprend la discussion contemporaine du livre dans Lotta Continua, revue étroitement liée au mouvement des étudiants en Italie des années 1960 et 1970. Y figure une intervention d’Antonio Negri, qui devait faire office de préface à la traduction italienne. C’est Sohn-Rethel lui-même qui a refusé le texte de Negri, affirmant que sa critique principale – que le rôle de la lutte des classes dans l’avancée de la science soit sous-estimé – dénaturait la finalité de son livre, et risquait donc d’induire en erreur.
Ironiquement, la préface écartée de Negri explique en négatif les raisons de la persistance obstinée du livre de Sohn-Rethel dans les débats à gauche ; il perdure non pas en dépit de l’omission pointée par Negri, mais à cause d’elle. Le fait qu’il voit le capitalisme comme un ensemble d’abstractions autosuffisantes et de compulsions impersonnelles, sédimentées dans la pensée et dans la pratique, lui a donné une influence énorme sur les réinterprétations diverses de Marx pendant les trente dernières années. On pense aux théoriciens associés à la Neue Marx Lektüre en Allemagne, et aux analyses de John Holloway, de Werner Bonefeld et de la revue Endnotes après la crise financière de 2008.
Notre société est fondée sur des principes rationnels au service de pratiques sociales de plus en plus irrationnelles. Systématiquement évidé de son potentiel créatif et autodéterminant, le travail suffoque les facultés intellectuelles des ouvriers. C’est un aspect constitutif du mode de production capitaliste, incrusté dans la pensée et dans la pratique.
Que ce schisme entre la tête et les mains soit si profonde implique que la sortie du capitalisme ne peut avoir lieu uniquement par la redistribution du haut en bas de la richesse matérielle. Elle exige plutôt une transformation radicale de la vie quotidienne, par l’abolition d’une synthèse sociale fondée sur l’échange. Une société vraiment non aliénante, sans classes serait créée à travers une nouvelle socialisation de la science et de la technologie, qui unifie le travail intellectuel et le travail manuel ; pour citer Sohn-Rethel, il s’agit de « la potentialité historique de l’homme de l’unification réussie de la pratique rationnelle et de la théorie rationnelle ».
Note
1. Brill, Leiden, 2020, traduit par Martin Sohn-Rethel. Première édition en anglais : Humanités (Atlantic Highlands, New Jersey) ; Macmillan (London), 1978.
Lire aussi la préface d’Anselm Jappe à La pensée-marchandise, disponible ici.
Michael Eby vit à New York. Il est écrivain et chercheur en arts contemporains et culture numérique.
EBY Michael , «Alfred Sohn-Rethel : la tête et les mains – Michael EBY» », Articles [En ligne], Web-revue des industries culturelles et numériques, 2021, mis en ligne le 1er juin 2021. URL : https://industrie-culturelle.fr/alfred-sohn-rethel-tete-mains-michael-eby/