Si les études sur la personnalité autoritaire se sont inspirées de la structure masochiste développée par la propagande fasciste, elles ont peu à peu été appliquées à un contexte apparemment beaucoup moins dramatique, mais pour T.W. Adorno tout aussi insidieux : l’industrialisation et la marchandisation de la culture au cœur-même de nos démocraties révélant leur côté obscur, démagogique. Tenter de contrôler de l’intérieur le bon plaisir, l’imaginaire, la part de rêve et d’utopie du consommateur de biens culturels, est un enjeu idéologique qui traverse les sphères esthétique, sociale et politique.
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L’imaginaire : un enjeu idéologique
Instrumentaliser l’imaginaire. Une mise au point préalable s’impose d’abord sur la notion de plaisir qui serait tout ou partie de la valeur d’usage du produit culturel. En effet, la question est brouillée pour beaucoup de chercheurs dans le champ interdisciplinaire des industries culturelles par l’image même du coauteur avec Max Horkheimer du concept de Kulturindustrie, l’image d’un Adorno figée trop souvent dans le rôle passéiste de défenseur d’un art d’élite – forcément ennuyeux – et de pourfendeur du jazz et du cinéma. Comment pourrait-il nous aider à penser la nouvelle donne culturelle ?
Le plaisir, s’il a jamais été naturel, en fait un plaisir naturalisé, est en tout cas devenu un enjeu idéologique autour d’une sorte de droit au plaisir lié à la jouissance matérielle d’un bien. Le plaisir immédiat fait donc partie de la valeur d’usage d’un bien culturel dans le cadre de l’administration et de l’industrialisation de l’imaginaire par les agents de la culture populaire industrialisée. Ainsi, dans Sur la musique populaire, p. 197, T.W. Adorno écrit-il :
Ils [les consommateurs populaires de divertissement] recherchent la nouveauté, mais dans la mesure où le travail va de pair avec la peine et l’ennui, ils cherchent à éviter tout effort pendant ce temps de loisirs qui leur offre pourtant la seule chance de faire de nouvelles expériences.
Comment dire mieux que le plaisir, dont les industries culturelles nous rebattent les oreilles, n’est pas forcément immédiat, qu’il se décline aussi dans la curiosité scientifique, principe de plaisir de la pensée, comme l’aventure amoureuse dans la recherche d’autrui ? Et ce plaisir ne se diversifie-t-il pas aussi dans les différentes activités individuelles et sociales ?
Derrière la fausse vraie question du plaisir servant de bouclier aux grands groupes de communication quand ils dénoncent le caractère antidémocratique d’un pseudo-art d’élite opposé à un pseudo-art populaire, se profile la vraie question d’un imaginaire administré dont le modèle culturel reste la publicité. Et dans la dimension politique, aux confins du rêve, de l’imaginaire resurgit une promesse de bonheur démagogique de lendemains qui chantent, comme l’idée sans doute d’un sacrifice générationnel toujours reporté, que ce soit dans le capitalisme tardif ou dans des fausses utopies qui ont eu un début de réalisation catastrophique au XXe siècle.
L’horizon utopique dans l’imaginaire
Dans son essai : « Aldous Huxley et l’utopie » (qui précède dans le recueil Prismes, l’article « Mode intemporelle, à propos du jazz ») Adorno précise ce que j’appelle ici horizon utopique au travers d’un hommage critique au Meilleur des mondes d’Aldous Huxley (livre qu’on classerait aujourd’hui dans la nomenclature de la science-fiction comme une dystopie -contre utopie -). Utopie chez Adorno vs dystopie chez Huxley, il s’agit de bien marquer que la fonction libératrice de l’utopie ne saurait se confondre, en tant que promesse de liberté, avec des idéaux à l’autoritarisme sournois et frelaté.
Adorno note que « les vingt-cinq ans qui séparent la publication du livre ont apporté suffisamment de confirmations » et que « Le « meilleur des Mondes » est un camp de concentration qui, débarrassé de toute contradiction, se prend pour le paradis » (p. 81-82) au cœur d’une « civilisation de masse triomphante » (p. 84) « jusqu’à la conscience standardisée d’innombrables individus, adaptée aux industries de la communication. »(p. 81)
L’hommage étant rendu dans la première partie de l’essai, Adorno scande dans une deuxième partie les différences et elles sont de taille pour expliciter que sa pensée à lui, Adorno, ne se réduit pas à la vision critique simpliste d’Huxley car il s’agit pour lui de défendre une authentique utopie (artistique) comme promesse de liberté (p. 89) :
Huxley, lui construit l’humanité et la réification selon une opposition rigide, suivant en cela toute la tradition romanesque qui traite du conflit entre l’homme vivant et un état de choses frappé d’inertie. Il méconnaît la promesse humaine de la civilisation…
Contrairement à lui, Adorno, quand il offre à la communauté scientifique un nouveau cadre de pensée : les industries culturelles (Kulturindustrie) et une critique de la culture (Kulturkritik), Aldous Huxley illustre bien une position passéiste par idéalisation du passé (p. 89-90) :
…sans percevoir la même structure dans les bienfaits du passé qu’il appelle au secours. Ainsi devient-il le porte-parole involontaire de cette nostalgie dont le regard de physiognomoniste perçoit de façon si pénétrante l’affinité avec la civilisation de masse…
Adorno, conscient de l’enjeu du distinguo entre lui et ceux que l’industrie culturelle pourrait utiliser comme grille de lecture pour instrumentaliser les récepteurs de ses propres écrits, met en place une ligne de démarcation (p. 98) :
Dans sa prophétie de l’entropie de l’histoire, Huxley est victime du faux-semblant que développe nécessairement la société même contre laquelle il s’emporte.
Quelques lignes plus bas, Adorno souligne (toujours p. 98) :
Malgré le ton acerbe, il rejoint la critique de tendance descriptive, qui fournit par ses lamentations sur le déclin inévitable de la culture des prétextes à la consolidation de la domination qu’il dénonce.
Peut-on être plus clair dans la démonstration et en même temps pointer ce que, « nouvelles technologies des images » aidant, l’industrie culturelle cinématographie hollywoodienne nous offre toujours aujourd’hui comme blockbusters moralisateurs, sinon bibliques ? De Total Recall réalisé par Paul Verhoeven et adapté de Philip K. Dick, l’écrivain qui inspire aussi Minority Report en passant par Blade Runner, n’assistons-nous pas, impuissants, au même fonds apocalyptique comme punition du complexe prométhéen ?
C’est pourquoi Adorno conclut (p. 96) sur le « bilan réactionnaire du roman » d’Aldous Huxley (p. 101) :
Si le roman mérite des reproches, ce n’est pas pour son aspect contemplatif en tant que tel, qu’il partage avec toute la philosophie et avec toute figuration artistique, mais parce qu’il n’intègre pas à sa réflexion l’idée d’une praxis qui ferait éclater la maudite continuité.
L’utopie qui transforme le statu quo, l’utopie qui annoncerait une société libre de toute domination, cet horizon utopique, T.W. Adorno en a d’abord emprunté le principe à un de ses deux mentors de jeunesse, Ernst Bloch (le second étant Siegfried Kracauer), qui publia en 1918 L’ Esprit de l’utopie, un livre qui a enflammé son désir intellectuel.
Les fonctions de l’horizon utopique dans l’imaginaire sont esthétiques et épistémologiques. Pour l’esthétique, sa fonction est à rechercher dans le geste artistique et sa médiation formelle au social, si tant est que « la forme qui est donnée au contenu est elle-même un contenu sédimenté » (T.W. Adorno, Théorie esthétique, p. 194), ce que j’ai traduit par « La forme esthétique est du contenu [social] sédimenté » où le mot « social » est ici librement ajouté, injecté, extrapolé par rapport à la thèse initiale. (Marc Hiver, Adorno et les industries culturelles). Quant à l’épistémologie, elle emprunte la dimension imaginaire de l’utopie à la rêverie et à la méditation, ces coulisses de la pensée où se prépare le renouvellement des notions, l’avènement des futurs concepts qui lèveront les paradoxes de la recherche scientifique.
La fonction des imaginaires
On ne peut faire l’économie scientifique de l’immersion dans une écriture, une écriture qui s’émanciperait des systèmes de signes en prêt-à-porter puisque toute méthodologie se matérialise, se cristallise -formellement- dans cette écriture. Ainsi, les mathématiques, qui ont permis aux sciences dites dures et expérimentales d’acquérir « leurs lettres de noblesse scientifiques », ne sont-elles pas un système d’écriture ? N’est-ce pas en encodant le grand livre de la nature mathématiquement que Galilée a réussi à en tirer des lois… mathématiques ? Mais cette symbolisation du réel ne va pas sans un détour imaginaire.
Les mathématiciens, au cours de l’histoire des mathématiques, ont ainsi rencontré la nécessité d’inventer des objets de pensée leur permettant d’encoder une réalité irréductible à la simple numération des objets matériels : le zéro, qui est peut-être le vrai premier concept négatif, sans référent visualisable (zéro mouton vaut zéro carotte) ; le nombre ∏, nombre incommensurable exprimant le rapport de la circonférence au diamètre d’un cercle qu’Archimède proposait, par approximation, de représenter par le rapport 22/7 (baptisé irrationnel transcendant parce qu’il semblait apparemment non conforme à la raison et dépassant un certain ordre de réalités) ; le nombre e, à la base des logarithmes naturels ou népériens, lui aussi incommensurable et transcendant, qui permet naturellement de transformer une expression sous la forme logarithmique d’un produit ou d’un quotient ; quant au nombre i, il sert à représenter un nombre qualifié d’imaginaire, ce qui ne l’empêche pas, en physique, de symboliser l’intensité du courant électrique, du moment d’inertie, de l’impulsion et d’avoir participé grandement au développement de la révolution industrielle !
Mais il arrive que dans cette histoire de la pensée, la Raison soit confrontée à des difficultés beaucoup plus complexes que la théorie des nombres, car engageant l’ensemble des activités humaines. Et pourtant, dans le même esprit, la question formelle renvoie, chez Adorno, et ses analyses esthétiques des produits culturels en apportent de multiples exemples, à des paradigmes imaginaires poétiques (les présocratiques, Hölderlin) et musicaux (Schönberg). Et après tout, Freud, un des référents adorniens, ne multiplie-t-il pas les hommages aux artistes, non seulement pour leurs « fulgurances anticipatoires », mais pour les avoir inscrites dans leur travail d’écriture, de formalisation, et permis l’émergence de nouveautés scientifiques ?
Aussi, sans horizon utopique, sans rêverie artistique, philosophique ou théorique, il ne peut y avoir, sinon de progrès, tout du moins une tentative pour dépasser le statu quo où la culture populaire industrialisée voudrait nous enliser dans l’enfer ouaté d’une compulsion de répétition intellectuelle. Seule une tentative qui s’ouvre sur la modernité, qui s’émancipe du passé comme matériau après l’avoir assimilé peut, dans un futur contingent, nous permettre d’échapper à une nouvelle catastrophe de la Raison. Cet horizon utopique n’est donc pas, dans un premier temps, à projeter dans le futur, mais d’abord à envisager ici et maintenant comme élément constituant d’une problématique de recherche et du plaisir intellectuel qu’elle peut nous procurer. Au plan théorique, cet horizon utopique permet aussi de marquer les limites d’une perspective qui ne se définirait qu’en terme d’industrialisation. Mais a contrario, étudier la pluralité des modèles d’industrialisation, des régimes de valeur et des droits de l’usager (propriété, accès, etc.) ne doit cependant pas nous faire oublier les limites mêmes d’une course intellectuelle qui mettrait ses pas dans ceux des industries de la culture et renoncerait à son autonomie.
La distinction entre les rêves
Que penser de cette phrase troublante de TW. Adorno et Max Horkheimer dans la Dialectique de la raison, p. 148 :
Il y a longtemps qu’en passant de la rue au cinéma, on ne fait plus ce pas qui conduit de la réalité au rêve…
Cette phrase fait pendant à celle d’Abel Gance, un des martyrs de l’histoire du septième art, pour reprendre la formule de Gilles Deleuze dans l’avant-propos de son livre L’Image-mouvement (p. 8) évoquant le « long martyrologe » des grands auteurs de cinéma. Abel Gance conclut, désabusé, dans un portrait cinéma réalisé par Nelly Kaplan, Abel Gance, hier et demain [Nelly Kaplan, – INA] :
Je m’imagine que je n’ai pu donner que cinq pour cent si les producteurs avaient mieux compris ce que je pouvais apporter au cinéma et les difficultés insensées parce qu’uniquement je ne voulais pas rester dans le statu quo…
Il faudrait que le public qui sort d’une salle ne soit plus le même que celui qui y était entré. Or, remarquez, tous les gens qui sortent du cinéma, ils venaient acheter du rêve, regardez leurs têtes lasses, leur fatigue, il est rare qu’ils soient contents. On leur a donné de la fausse monnaie…
Quelquefois, je regarde ma vie comme un immense bureau de rêves perdus…
Chez Adorno et Horkheimer, comme chez Abel Gance, il y aurait de bons rêves et de mauvais rêves au cinéma. Les mauvais rêves correspondent à cette structure sado-masochiste analysée par l’Institut pour la recherche sociale [Institut für Sozialforschung] dirigé par Horkheimer et dont un des titres de gloire et de scientificité fut d’avoir mis au point un instrument nouveau d’enquête psychanalytique pour sonder les dispositions inconscientes déterminant les opinions, les comportements et les prises de position des ouvriers allemands dès avant 1933. Transposé dans le domaine de la culture, on comprend mieux les remarques qui jalonnent les travaux d’Adorno et Horkheimer sur le caractère autoritaire et la structure sado-masochiste quand ils écrivent, toujours dans La Dialectique de la raison, p. 146 :
L’industrie culturelle ne cesse de frustrer ses consommateurs de cela même qu’elle leur a promis. Ce chèque sur le plaisir que sont l’action et la présentation d’un spectacle est prorogé indéfiniment. […] Le seul moyen de se soustraire à ce qui se passe à l’usine ou au bureau est de s’y adapter durant les heures de loisirs.
Cependant, toute critique, en positif et en négatif, se doit de mobiliser un minimum culturel, une fréquentation des programmes télévisés, des films, de certaines musiques légères et ne peut survivre dans un mépris total de son objet. On peut refuser la prétention artistique de certains produits culturels sans pour autant leur dénier une dimension esthétique digne d’intérêt social.
Et si Adorno peut sembler alimenter une surenchère dans la critique, la lecture de ses textes et la prise en compte de cette critique souvent très négative, qu’il ne faut pas réduire à une pensée nihiliste, nous en dissuade. Car cette critique adornienne porte d’abord sur des produits qui ne remplissent pas leur contrat. Aussi, et paradoxalement pour un penseur qui refuse l’idée de fabriquer des modèles, des typologies, j’avance à son endroit la proposition qu’on pourrait a minima dresser le tableau suivant.
LES TROIS SORTES DE RÊVE |
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1. Si le rêve provoqué par le produit culturel permet une catharsis, une sublimation des tensions, alors ce rêve remplit au moins une fonction sociale qui est, après tout, une mission non négligeable des industries culturelles, ce que ne récuse pas Adorno quand il écrit avec Hanns Eisler dans Musique de cinéma, p. 26-27 :
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2. Si le rêve provoque une excitation, voire les prémisses d’une excitation, à la manière d’un simulacre sexuel par exemple, alors il ne pourra pas remplir son contrat de sublimation et, comme le souligne Adorno, le rêveur développera une frustration impliquant, à la longue, une structuration sado-masochiste puisque cette excitation ne peut trouver sa résolution dans la sphère de l’imaginaire.
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3. Si le rêve s’affirme dans sa sphère imaginaire, s’il nous transporte dans une altérité qui nous émancipe du statu quo, alors, comme dans le rêve éveillé de la recherche artistique, il nous aidera à imaginer un horizon utopique qui ne s’exonère pas pour autant des contraintes économiques, sociales et politiques de ce monde-ci.
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RÉFÉRENCES
Adorno, T. W., (1982) : Théorie esthétique, Paris, Klincksieck (trad. française Marc Jimenez).
Adorno, T. W., avec la collaboration de George Simpson (1991) : « Sur la musique populaire », texte de 1937, in Revue d’esthétique n°19, Jazz (trad. française Marie-Noëlle Ryan, Peter Carrier et Marc Jimenez).
Adorno, T. W., Horkheimer, M. (1974) : « La Production industrielle de biens culturels » in La Dialectique de la raison, Paris, Tel Gallimard, (trad. française Eliane Kaufholz).
Adorno, T.W. (1986) : Prismes, Paris, Payot, (trad. française Geneviève et Rainer Rochlitz).
Adorno, T.W., Eisler, H., (1972) : Musique de cinéma, Paris, L’Arche (trad. française Jean-Pierre Hammer).
Bloch, Ernst ( 1977) : L’Esprit de l’utopie, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de philosophie ».
Deleuze, Gilles (1983) : L’image-mouvement, Paris, Les Éditions de Minuit, collection « Critique ».
Dick, Philip K. (2002) : Minority Report et autres récits, Paris, Gallimard, Folio science-fiction (trad. française revue et harmonisée par Hélène Collon).
Hiver Marc (2011) : Adorno et les industries culturelles – communication, musique et cinéma, Paris, L’Harmattan, collection Communication et civilisation.
Huxley, Aldous (1932) : Le meilleur des Mondes, Paris, Plon, Pocket (trad. française Jules Castier).
Nadaud, Alain (1984) : Archéologie du zéro, Paris, Denoël, « L’infini ».
Lire d’autres articles de Marc Hiver
HIVER Marc, « Imaginaire, rêve et plaisir – Marc HIVER », Articles [En ligne], Web-revue des industries culturelles et numériques, 2013, mis en ligne le 1er juillet 2013. URL : https://industrie-culturelle.fr/industrie-culturelle/imaginaire-reve-plaisir-marc-hiver/
Philosophe, spécialiste des sciences de l’information et de la communication, d’Adorno et des industries culturelles
Dernier livre : « Adorno et les industries culturelles – communication, musique et cinéma »,
L’Harmattan, collection « communication et civilisation »
En complément de cet article, je vous propose une citation extraite du livre paru en mai 2013 chez Odile Jacob : LE THEATRE QUANTIQUE par Alain Connes (mathématicien, professeur au Collège de France), Danye Chéreau (formation littéraire, réfractaire aux mathématiques dans sa jeunesse – dixit la quatrième de couverture) et Jacques Dixmier (mathématicien « pur » ayant enseigné aux universités de Toulouse, de Dijon et Paris) :