La Web-revue : de la Kulturindustrie d’hier aux industries culturelles, créatives et numériques d’aujourd’hui, s’est ouvert un champ interdisciplinaire pour tous ceux dont les recherches interrogent la culture populaire industrialisée et les médias. Cette rubrique propose de suivre les actualités des industries culturelles et numériques du côté des acteurs professionnels, qui sont souvent divisés quant à la bonne stratégie à adopter face à l’innovation constante, d’où des débats « internes » dont doit tenir compte l’approche critique de la Web-revue.
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Un lien partagé sur quatre sur les réseaux sociaux relève de la « fake news »
Le cabinet international spécialiste des réseaux sociaux Bakamo, sis à Budapest, vient de publier le premier volet d’une enquête qui présente un chiffrage précis du partage des liens issus de sources officielles et officieuses sur les réseaux sociaux. Près de 25 % des liens partagés sur les réseaux sociaux concernant la présidentielle française proviennent de sites « antisystèmes » qui tournent le dos aux médias. Pour parvenir à ce calcul, Bakamo a analysé presque 8 millions de liens partagés sur le thème de la présidentielle, récoltés sur 800 sites entre le 1 novembre 2016 et le 4 avril 2017.
Il s’en est ressorti une carte des médias en ligne (mediamap) comprenant cinq catégories. La première (« Traditional ») concerne les sources traditionnelles d’information (sites web des journaux nationaux et régionaux, des hebdomadaires « news », et des chaînes de télévision et de radio). Les articles issus de ces sources représentent 48,2 % des liens partagés. Vient ensuite (« Campaign ») la catégorie des sites officiels des candidats et des partis, qui représentent 7,4 % des liens partagés. Trois autres catégories, des médias dits non traditionnels, complètent la mediamap. Celle appelée « Extend » (20,2 % des liens partagés) regroupe des sites d’opinion (blogs, revues en ligne), qui cherchent à compléter le travail des médias traditionnels avec des commentaires et des analyses, sans contester les faits provenant de ceux-ci.
En revanche, pour les deux dernières catégories, « Reframe » (19,2 %) et « Alternative » (5 %), il s’agit de « contrer le récit des médias traditionnels ». Reframe vise à « réinformer » le lecteur en lui fournissant les significations soi-disant cachées par les médias traditionnels. Alternative fusionne des vues radicales de gauche et de droite dans un discours antisystème, aux relents conspirationnistes. L’enquête révèle « un fort chevauchement des comptes qui partagent les sources des catégories Alternative et Reframe, [mais] quasiment aucun croisement de comptes qui partagent des sections Alternative/Reframe et de la section Traditional ».
Près d’une source sur cinq dans la catégorie Reframe, et la moitié dans la catégorie Alternative citent des sources provenant de la Russie (Sputnik News, Russia Today), ce qui suggère la production délibérée des « fake news » ; autrement dit, un vrai complot serait à l’origine de certaines théories complotistes ! On peut bien entendu nuancer l’influence de cette production. L’enquête des deux chercheurs (Hunt Allcott et Matthew Gentzkow) de l’université de Stanford sur la campagne présidentielle américaine a montré que seuls 15 % des internautes avaient été exposés aux « fake news », et seuls 8 % y avaient cru, chiffre non objectivable et sujet à caution. Mais ce pourcentage, en supposant qu’il soit vrai, devient inquiétant dans le cas d’une élection très disputée, comme le fut l’élection américaine de novembre dernier, où la victoire de Trump dans certains États clés ne tenait à pas grand-chose. Dans sa préface à l’étude de Bakamo, le journaliste Pierre Haski (Rue 89) parle d’un « fossé entre les citoyens [qui] ne s’apprécie pas en termes d’affiliation politique, mais en termes de fiabilité des sources d’information ».
Sources : « Réseaux sociaux : un lien partagé sur quatre pourrait être du « fake news » (Hélène Gully), Les Échos, 19 avril 2017 ; https://www.bakamosocial.com/frenchelection
Cette enquête, intéressante, doit néanmoins être prise avec une pincée de sel, tant sa méthodologie s’appuie sur une conception par trop vertueuse des médias traditionnels, comme si ceux-ci ne subissaient jamais l’influence des appareils politiques, des institutions publiques, des entreprises et des lobbys divers. La ligne entre le vrai et le demi-vrai (ou le faux carrément) ne correspond pas toujours à celle entre les médias traditionnels et les autres, même dans le respect des faits. On pourrait citer à cet égard la justification donnée par l’administration Bush pour lancer la désastreuse guerre d’Irak en 2003, à savoir la présence cachée des armes de destruction massive ; ce mensonge d’État (on le sait maintenant) était relayé à l’époque sans prise de distance par le vénérable New York Times. Un autre exemple est fourni jour après jour par la célèbre chaîne d’information en continu Fox News (entre autres l’affirmation en 2015 qu’il existe des zones soumises à la loi du charia en France, et même à Paris).
Les fake news fabriquées ne sont pas systématiquement reprises par les réseaux sociaux. Pour qu’on s’y intéresse, il faut une histoire « qui fait mouche », qui véhicule de manière dense, excessive et jouissive un désir jusqu’alors refoulé, une passion triste (racisme, sexisme, homophobie) ou un soupçon paranoïaque, bref, qu’elle touche un nerf à vif dans le corps social. Aux États-Unis, plus « avancés » en la matière, des histoires relatant l’existence d’un faux certificat de naissance d’Obama, qui serait né hors territoire au Kenya et donc illégalement élu, ou d’un réseau pédophile lié à Hillary Clinton opérant depuis une pizzeria à Washington D.C. ont été parmi les plus partagées. Les fausses nouvelles « virales » matérialisent les points nodaux d’une irrationalité collective, et témoignent de la dégradation du niveau de débat politique, dont Internet en lui-même n’est pas responsable. Elles révèlent donc une forme de vérité quant aux pathologies sociales, pour qui saurait en faire la psychanalyse appliquée. Force est de constater que les rumeurs tenaces de ce genre sont médiatiquement beaucoup plus présentes qu’autrefois, quand elles circulaient dans des espaces marginaux (le crash d’un vaisseau extraterrestre à Roswell en 1947 ; le faux alunissage d’Apollo XI en 1969, prétendument filmé par Stanley Kubrick, qui d’autre ?).
Hélas, il n’y a pas de consensus sur ce qui doit être rangé dans la catégorie de fake news. Parfois, il s’agit de supports médiatiques diffusant des informations gênantes qui sont accablées par ceux qui ont un intérêt à les discréditer. Parfois, il s’agit de pointer l’incompétence journalistique (ainsi la réponse de l’ancienne ministre Najat Vallaud-Belkacem à Virginie Burggraf, qui l’avait accusée d’être à l’origine de la réforme de l’orthographe dans On n’est pas couchés (France 2, 20 mai)). Dans le sens dominant, ce sont de fausses nouvelles, pas toujours identifiées comme telles, produites en dehors du monde du journalisme et placées à dessein à des fins de déstabilisation. L’accusation de fake news, ou alternativement, son détournement stratégique deviennent une arme rhétorique redoutable (la campagne de Trump, par exemple), qui s’appuie sur le principe bien connu de « pas de fumée sans feu ». Dès lors que les fake news se viralisent, les médias traditionnels sont condamnés à en parler.
Le 11 janvier dans une conférence de presse avant son inauguration, le président élu Donald Trump n’a pas hésité à accuser sans explication aucune la chaîne « libérale » CNN de diffuser des fake news. En France, lors du débat télévisé le 3 mai avec le futur président de la République Emmanuel Macron, sa rivale Marine Le Pen a cyniquement laissé entendre que celui-ci posséderait un compte dans un paradis fiscal aux Bahamas. Le forum 4chan pro-Trump a publié deux faux documents à ce titre, « nouvelle » tweetée par l’Américain Jack Posobiec, suprémaciste blanc, animateur du site d’extrême droite The Rebel (108 000 abonnés). Elle a été relayée ensuite par la « fachosphère » française. C’est Posobiec d’ailleurs qui a été derrière la viralisation de l’affaire du réseau pédophile cité ci-dessus.
http://www.agoravox.fr/tribune-libre/article/fake-news-ou-fausses-nouvelles-190181
Les éditeurs de presse déçus par Facebook
Une vague de déception, aussi bien en France qu’aux États-Unis, touche les éditeurs de presse qui ont choisi de publier leurs articles sur Facebook au format Instant Articles (IA). Lancé en 2015, ce format propose un affichage plus rapide sur mobile, et une meilleure visibilité des contenus, au prix d’accroitre la possibilité d’une mainmise de Facebook sur les données et les revenus liés à ceux-ci. Sur le papier, l’éditeur obtient 100 % des revenus quand il commercialise lui-même la page, et 70 % quand c’est Facebook qui le fait. En réalité, le marché pour la première option est extrêmement limité. Instant Articles n’accepte que quelques formats de type bannière, dont le nombre et la taille sont strictement encadrés. Cette condition technique, qui permet de proposer des pages légères et faciles à lire, constitue en revanche une contrainte importante pour les régies publicitaires des médias.
En septembre 2016, le New York Times a cessé de publier sur Facebook, estimant que les revenus générés, et la propension des lecteurs à s’abonner étaient insuffisants. Les groupes de magazines Condé Nast et Hearst ont également renoncé au format IA, ou ont fortement réduit le nombre de posts. En France, on retrouve la même désillusion chez les éditeurs de presse. « IA est très satisfaisant en termes de trafic, mais la monétisation est insuffisante », dit Sophie Gourmelen, directrice générale du Parisien-Aujourd’hui en France. Renchérit Olivier Bonsart, président de 20 Minutes France : « Cela fait déjà un certain temps qu’on a levé le pied et que nous publions moins sur IA. Facebook bloquant les possibilités de monétarisation de nos pages, l’intérêt est très limité ».
Les éditeurs rapprochent à Facebook de refuser d’installer sur les pages IA une plus grande part de la gamme numérique permettant de rentabiliser leurs pages, à commencer par les blocs de liens sponsorisés, et les vidéos, sans parler des difficultés à ajouter le trafic sur IA au décompte de leurs audiences. Facebook semble encore partagé entre une approche unilatérale qui dicte sa loi, et une approche plus partenariale à l’instar de Google, qui a accepté d’intégrer des formats publicitaires plus lourds dans ses Accelerated Mobile Pages. Le réseau social s’est récemment dit prêt à écouter davantage les médias, notamment pour promouvoir les abonnements à ceux-ci.
Les médias demandent l’insertion dans les pages IA des liens vers leurs espaces d’abonnement, sans que Facebook se mêle de la transaction. Celui-ci a accepté de mener des tests avec le Washington Post, Bild et le Daily Telegraph dans lesquels ils peuvent collecter des inscriptions et inciter au téléchargement de leurs applications. Pour beaucoup d’éditeurs de presse, il s’agit d’un pas encore trop modeste. Ils aimeraient pouvoir insérer leur paywall au sein des pages IA pour ramener les mobinautes sur leurs sites afin qu’ils s’y abonnent. « L’impossibilité de transposer notre paywall au sein d’Instant Articles nous pose problème », explique Sophie Gourmelin. Mais la stratégie (et l’intérêt objectif) de Facebook est de garder les mobinautes au sein de son propre écosystème. La relation entre les médias d’information et Facebook continue donc de tenir plus du rapport de force entre deux branches industrielles que du partenariat.
Source : « Les éditeurs de presse déçus par les Instant Articles de Facebook » (Alexis Delcambre), Le Monde, 19 avril 2017, supplément Éco & Entreprise, p. 7.
Jeux vidéo : la réalité virtuelle ne décolle pas pour l’instant
Au Videogame Economics Forum d’Angoulême (10-12 mai), qui réunissait les professionnels du secteur, le regard sur la réalité virtuelle a été plutôt négatif. En 2014, Facebook avait acheté pour 2 milliards de dollars la société pionnière qui avait inventé le casque célèbre en VR, Oculus Rift. Depuis, il prend ses distances, car les ventes du casque sont estimées à moins de 500 000 pièces en un an (2016-17), résultat jugé décevant. En avril, Mark Zuckerberg a annoncé que Facebook misera désormais plutôt sur la réalité augmentée, qui consiste à rajouter des éléments visuels informatiques et non à s’enfermer dans un monde virtuel. Pour sa part, Sony a dépassé ses objectifs en écoulant 915 000 exemplaires de son casque VR moyen de gamme en quatre mois début 2017, mais son périphérique est devenu difficilement trouvable. Sony ne communique plus sur ce sujet, et a même fermé l’un de ses studios de développement, mauvais signe.
Sur Stream, la plate-forme de jeux vidéo de l’éditeur Valve, en avril, seulement 0,23 % des joueurs utilisaient une périphérique VR, pourcentage même en légère baisse (-0,1 %) par rapport au mois précédent. L’un des titres les plus populaires, Heaven’s Island, compte 250 000 installations, pour un temps de jeu moyen qui n’excède pas cinq minutes, bref un produit qu’on achète et qu’on range. Selon Samuel Auzols, fondateur de Raptor Lab, un studio de jeu vidéo français, « 80 % des joueurs ont la nausée la première fois qu’ils s’essaient à la VR ». Même chez les professionnels, on abonde dans ce sens ; dans un sondage à main levée lors du Videogames Economics Forum, plus de la moitié reconnait avoir éprouvé un malaise en jouant en VR.
Deuxième problème : le catalogue de jeux en VR est disproportionné au regard des utilisateurs. Sur Stream, déjà 830 jeux se disputent un gâteau minuscule. Même le jeu le plus populaire de la catégorie multijoueur payant, Space Pirate Trainer, ne dépasse pas le pic dérisoire de 120 joueurs simultanés. Que ce catalogue soit excessivement fourni, c’est le résultat de discours trop optimistes qui ont suivi le lancement de la technologie en 2012, et les investissements conséquents du capital risque. Même en France, moins réceptive à l’idéologie entourant les start-ups, quatre millions d’euros ont été investis dans des projets VR depuis deux ans, selon Pauline Augrain, chef de service de la création numérique au CNC. Et à l’École nationale des jeux des médias interactifs du CNAM à Angoulême, des projets en VR ont été nombreux.
Depuis peu, l’euphorie est retombée. Le capital risque se fait désormais rare : « Nous regardons tout ce qui se passe dans la VR, mais, pour l’instant, personne n’a réussi à prouver qu’il y avait de l’argent à gagner », dit Gil Doukhan, de la société d’investissement Iris Capital. Plus optimiste, Laurent Michaud, directeur d’études au cabinet Idate : « Il y a eu beaucoup trop d’effervescence, ce qui a conduit à surestimer le potentiel de ce marché à très court terme. Nous restons convaincus de l’incidence qu’aura cette technologie sur des usages, mais il faudra du temps. » Trois freins, selon lui, se présentent au développement de la VR : l’encombrement du casque, ses effets indésirables, et les prix actuels trop élevés (plus de 700 euros hors ordinateur compatible). Pour Laurent Michaud, le prix psychologique serait de 150 euros.
Un acteur qui a intérêt à voir la VR se développer, c’est Microsoft, dont l’environnement Windows est le seul à faire tourner tous les modèles haut de gamme (Oculus Rift, HTC Vive). À la conférence Microsoft Build 2017 le 10 mai, Microsoft a présenté des casques compatibles Acer et HP moyen de gamme à un prix relativement accessible (environ 400 dollars). En 2018, Microsoft prévoit de lancer des projets de réalité mixte (technologie qui associe réalités virtuelle et augmentée), qui tourneront sur une nouvelle console, la Xbox Scorpio.
Reste une question de fond. Est-ce l’industrie du jeu qui est le plus à même de profiter de la technologie VR, ou sera-ce un tout autre secteur, comme les applications industrielles ou médicales ? Reconnaît Julien Villedieu, délégué général du Syndicat national du jeu vidéo : « Pour l’instant, aucun jeu n’a connu de grand succès, c’est vrai. Mais il y a des applications intéressantes en matière d’audiovisuel et d’expériences interactives. »
Source : « Jeux vidéo : retour sur terre pour la réalité virtuelle » (William Audureau), Le Monde, 18 mai 2017, supplément Éco & Entreprise, p. 1 et 8.
Sur la VR, voir aussi Actualités #51, mars 2017 (VR et publicité) ; Actualités #49, janv. 2017 (films en VR) ; Actualités #41, avril 2016 (usages de la VR) ; et avec commentaire critique, Actualités #24, oct. 2014 (lancement du casque Oculus Rift).
Le streaming a tué les intros instrumentales
Selon le Canadien Hubert Leveillé Gauvin, doctorant en théorie musicale à l’université d’Ohio, le streaming a eu pour conséquence le raccourcissement des introductions instrumentales dans la musique pop. Dans une étude de 303 chansons du Top 10 depuis les années 1980, il a découvert que les intros duraient en moyenne 5 secondes en 2015, par rapport à 23 secondes en 1986. Le tempo n’a pas échappé à cette accélération ; sur la même période, le rythme des chansons a augmenté d’environ 8 %. Les titres sont aussi plus courts, souvent un seul mot.
« Le streaming crée un environnement extrêmement compétitif pour les artistes, dit-il. Comme il est très facile de passer à la chanson suivante, c’est logique que les artistes modifient consciemment ou non leur façon de composer pour attirer davantage l’attention ». Or, la voix reste le meilleur capteur d’attention. « Des recherches montrent que les pubs comportant de la musique vocale sont plus efficientes que celles comportant de la musique instrumentale ».
Les artistes ont depuis toujours adapté leur façon de composer à la technologie. L’arrivée du CD dans les années 1980 a déjà modifié la façon d’écouter la musique, en facilitant le passage d’une chanson à une autre avec la télécommande, tendance renforcée dans l’âge du streaming, avec son « économie de l’attention » limitée et donc précieuse. La chanson étant (surtout) un véhicule publicitaire pour l’artiste, l’intro instrumentale préliminaire ne semble plus avoir sa place.
Source : « Comment le streaming a tué les intros instrumentales » (Hélène Gully), Les Échos, 9 avril 2017 ; https://news.osu.edu/news/2017/04/04/streaming-attention/
Voir dans la Web-revue sur la musique pop et le numérique, Actualités #47, nov. 2016 (sur la fabrique des chansons) ; Olivia Maironis, Skyrock et l’émergence du rap français, sept. 2013 ; Florent Aupetit, La musique enregistrée à l’heure du numérique, janv. 2013.
Starship avec Grace Slick, « Nothing’s Gonna Stop Us Now » (1987) : voix après 25 secondes, « hook » après 45 secondes.
Le soft power et les séries turques
Réalisé par les frères Yagmur et Durul Taylan, Le Siècle magnifique (139 épisodes de 100-120 minutes entre 2011 et 2014) dépeint la cour du sultan ottoman hédoniste Soliman le Magnifique (qui régna de 1520 à 1566), et surtout la vie d’une de ses concubines Hürrem, avantageusement vêtue. De la Chine au Pérou, de l’Afrique aux États-Unis (sur Netflix), le feuilleton a été diffusé dans 86 pays, et regardé par près de 200 millions de téléspectateurs. La Turquie serait aujourd’hui le deuxième producteur et distributeur de séries télévisées au monde après les États-Unis en quantité (mais sûrement pas en termes financiers).
Mais fin 2012, Recep Tayyip Erdogan, alors Premier ministre, a critiqué le feuilleton des frères Taylan qu’il jugeait « contraire aux mœurs musulmanes. Ce n’est pas le Soliman que nous connaissons… Ceux qui jouent avec les valeurs du peuple doivent recevoir une leçon. » Depuis son arrivée au pouvoir en 2002, le parti d’Erdogan, l’islamiste AKP, a revivifié la représentation glorifiante de l’Empire ottoman (1299-1923) aux dépens de la période laïque, kémaliste, du 20e siècle, qualifiée par le ministre d’Affaires étrangères de « simple parenthèse ». Désormais, une politique culturelle ouvertement néo-ottomane passe notamment par des séries télévisées. La censure, et l’autocensure induites par un régime de plus en plus autoritaire amènent les créateurs de feuilletons de « désoccidentaliser » la représentation de la société turque pour mieux correspondre à des sociétés musulmanes conservatrices. Résume un journaliste grec : « Ces séries sont le « soft power » politique de la Turquie. Ce processus a été le meilleur moyen de faire évoluer les opinions dans nombre de pays qui, auparavant, ne voyaient la Turquie que comme un ennemi. » L’objectif serait d’influencer le monde arabe de la même manière que la culture américaine a influencé le monde entier.
Erdogan a réussi à faire pression sur les maisons de production et sur les chaînes privées par divers moyens juridiques et financiers (nominations d’administrateurs publics, licenciements, crédits pour les maisons proches du pouvoir, enquêtes fiscales contre les indociles). Sept chaînes diffusent entre 40 et 50 séries par semaine, aussi regardées par des hommes que des femmes, des vieux que des jeunes, des laïcs que des croyants. Le service public a lancé en 2015 une série à gros budget très populaire, Le Règne d’Abdülhamid, sur le sultan ottoman pieux qui régna de 1876 à 1909. Dès le premier épisode, dit Nora Seni, professeure à l’Institut français de géopolitique (université de Paris 8), « le sultan est amené à plaider contre les complots de la presse, à commenter les limites à la liberté d’expression. Il explique comment il est amené à fermer temporairement les journaux de l’opposition en indiquant que ce n’est pas lui qui est visé personnellement, mais l’État… Abdülhamid est l’emblème du sultan qui resacralise sa place à la tête du monde islamique, qu’il projette d’entraîner vers la modernité. »
En avril, quelques chaînes privées ont lancé des séries liées à l’actualité, racontant la vie de jeunes militaires qui vont combattre contre les Kurdes ou contre Daech, sur un fond religieux, avec des héros, des martyrs, et bien sûr des histoires d’amour. Selon la sociologue Hülya Ugur Tanriöver : « C’est ouvertement dit. Par tous les moyens, le pouvoir actuel essaie de construire un nouveau mythe fondateur pour une nouvelle Turquie. »
Source : « Les séries turques, ambassadrices du pouvoir » (Martine Delahaye), Le Monde, 7-8 mai 2017, p. 21.
Voir le blog sur les séries turques (entre autres sujets) tenu par Julien Paris, doctorant en poste à Istanbul 2010-13 ; voir un article de lui sur l’exportation des séries turques ; voir aussi Actualités #37, déc. 2015 (sur l’exportation de feuilletons turcs en Amérique latine).
Des séries dérivées de Game of Thrones en préparation
La saison 7 de Game of Thrones, consistant en sept épisodes, commencera sur HBO le 16 juillet ; la diffusion initialement prévue en avril a été repoussée lors du tournage pour mieux capter les conditions climatiques exigées par l’intrigue. La saison 8, la dernière, de six à huit épisodes, est en cours d’écriture.
La chaîne HBO vient de signer des contrats avec quatre scénaristes expérimentés (Max Borenstein, Jane Goldman, Brian Helgeland, Carly Wray) afin d’explorer la possibilité de spinoffs multiples de la série, éventuellement sous forme d’antépisodes (prequels). Goldman et Wray travailleront, chacune de son côté, avec l’auteur et créateur de la saga, George R. R. Martin. Aucune date pour la soumission des scénarios pilotes n’a été fixée. L’idée d’une suite a été l’objet de spéculation depuis quelques temps, et l’année dernière, le directeur de la programmation Casey Bloys a reconnu que le projet était en discussion, mais qu’elle devait « faire sens d’un point de vue créatif ». Le danger, c’est la lassitude des téléspectateurs devant un concept soudainement usé, ou vieilli par un nouveau paradigme.
Source : « »Game of Thrones » spinoffs in the works at HBO », Variety, 4 mai 2017.
Sur la fin annoncée de Game of Thrones, voir Actualités #42, mai 2016 ; sur les reprises d’anciennes séries, notamment X-Files, voir Actualités #40, mars 2016.
Les liens avec des contenus originaux renforceront la publicité numérique à terme
La peur de se trouver placé à côté d’une nouvelle fausse (fake news) ou offensante (sexiste, homophobe, raciste) a freiné le développement de la publicité numérique, alors que les achats d’espace dans les fictions scénarisées et les événements sportifs dominent les dépenses publicitaires à la télévision. Les médias en ligne s’orientent aussi de plus en plus vers le divertissement (entertainment), dont la télévision avait jusqu’ici le quasi-monopole. On cherche à créer un environnement plus sûr (safe) pour les annonceurs, dans lequel le placement connexe d’une publicité constituera non pas un risque, mais un plus pour l’image de marque. Facebook, Snapchat, Twitter et YouTube sont engagés dans une course pour créer des contenus vidéo de qualité, scénarisés ou en direct.
En février, Facebook a embauché le vice-président de MTV Mina Lefevre avec pour mission le développement de programmes originaux. En mars, Snapchat a signé un contrat avec le producteur Mark Burnett (président du groupe numérique et télévisuel du MGM) afin de faire des programmes originaux pour l’application Discover. YouTube vient d’annoncer qu’il va tourner six séries avec des vedettes brand-friendly (« amies des marques ») comme Kevin Hart et Katy Perry. Et Twitter a fait état de 16 nouveaux partenariats en streaming vidéo, focalisés sur le lifestyle, les sports et le divertissement.
Clairement, la stratégie commune des réseaux sociaux est de faire augmenter en même temps les tarifs, et le trafic publicitaire pour les supports numériques, aux dépens de la télévision. Cela se réalise, mais pas assez rapidement : la télévision linéaire comptait toujours pour 42 % des dépenses publicitaires en 2016 selon l’agence Zenith (Publicis), et domine le marché lucratif des produits de luxe.
Tout cela implique, contre toute attente, que la publicité en ligne prendra le modèle de la télévision hertzienne, avec le conservatisme de cette dernière. On évitera de placer des annonces à proximité des actualités, jugées « turbulentes », et condamnées à verser dans infotainment pour subventionner la couverture de l’information politique et géopolitique, pas rentable de toute façon. Vu du côté de l’industrie publicitaire, il est fort à parier que l’opposition historique entre chaînes hertziennes et chaînes de câble sera remplacée par celle entre sites en ligne d’accès libre financés par la publicité, et sites sans publicité financés par l’abonnement (le modèle Netflix). L’information au sens journalistique pourrait disparaître un jour sur les médias « de masse », numériques ou pas. Affaire à suivre…
Source : « Why the digital brand safety panic won’t help TV in the end » (Steve Rubel), Advertising Age, 12 mai 2017. http://adage.com/print/308993
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Professeur des universités – Paris Nanterre – Département information-communication
Dernier livre : « Les séries télévisées – forme, idéologie et mode de production », L’Harmattan, collection « Champs visuels » (2010)