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Le rock en toc, ou le creux de la vague
Les tribute bands, idéalement composés de sosies de groupes des années 1970 (Genesis, Pink Floyd, Yes, Led Zeppelin, Queen, Abba), et qui reproduisent les mêmes chansons note à note sur des instruments et des amplis de l’époque, sans oublier les costumes, ont le vent en poupe. The Australian Pink Floyd Show (avec films en 3D, énorme kangourou sur scène pour faire australien [1], et son quadriphonique) a fait une tournée remarquée en France en juin-juillet 2013, et sera suivi par One Night of Queen en septembre-octobre (qui a fait 174 concerts dans le monde entier en 2012). La reproduction à l’identique inclut les mêmes tremblements de glotte dans le cas de Gary Mullen, quasi-sosie de Freddy Mercury, feu le chanteur de Queen, mais sa calvitie l’oblige à porter une perruque sur scène et il se déclare hétérosexuel : nobody’s perfect. Même en France, il y a des faux Beatles (The Rabeats, qui viennent d’Amiens), et du faux Nirvana (Samsara Unplugged Nirvana). Reflet d’une industrie en crise, ils ne se jouent que sur scène ; en effet, sortir un disque réplique de l’original n’aurait aucun sens. Selon Philippe Manœuvre, rédacteur en chef de Rock & Folk : « Nous sommes, en ce moment, dans le creux de la vague en matière de rock, et des artistes comme Queen, Pink Floyd ou Led Zeppelin ont laissé un répertoire formidable. Il est normal qu’il y ait des musiciens qui l’interprètent. Pour moi, le rock est la musique classique d’aujourd’hui. Quand on joue du Bach ou du Chopin, on ne s’attend pas que ces derniers soient présents au concert, en train de diriger l’orchestre… ». Moins complaisant, le critique et écrivain Patrick Eudeline (ancien chanteur et guitariste du groupe punk Asphalt Jungle) est effaré par ce « barnum musical » : « On se croirait au musée Grévin. C’est le triomphe morbide de l’inauthentique, du simulacre. Autrefois, la musique rock était vivante, elle avançait sans cesse, se renouvelait constamment. Elle défrichait toujours de nouveaux territoires. Aujourd’hui on copie servilement le passé, comme si le temps s’était arrêté, comme s’il n’y avait plus de progrès possible ».
D’après le sociologue australien Shane Homan, auteur d’une étude sur les tribute bands, Access All Eras : « Ces groupes inventent une autre manière de consommer de la musique. Ils battent en brèche la sacro-sainte idée qu’un artiste devrait être forcement authentique, unique, et vénéré pour cela… Le public et le groupe se comportent comme s’ils étaient tous deux acteurs d’un show : ils se glissent dans des rôles en se conformant à des règles tacites. On assiste à une suspension de la croyance. L’espace d’une soirée, les gens dans l’assistance semblent vouloir oublier tout ce qu’ils savent ».
Les tribute bands, selon l’ancien organisateur de concerts Didier Hunsinger, « permettent de voir des groupes légendaires qui se sont dissous, qui ne se reformeront plus, voire dont certains membres sont morts. Un tribute band en honneur de U2 n’aurait pas beaucoup de sens… Parfois, quand vous allez entendre un groupe qui vient de sortir un album, ils jouent deux morceaux un peu tubesques, le reste de son répertoire ne vous dit rien, et, en plus, les musiciens ne sont pas forcément très bons ».
Source : Patrick Williams, « La vague du rock en toc », Marianne, 848, 20-26 juillet 2013, pp. 80-3.
[1] Bon exemple du concept adornien de « pseudo-individualisation » dans la culture de masse. Voir l’article de Christophe Magis dans la web-revue.
Il serait vain de trop s’indigner par rapport à ce phénomène en lui-même anecdotique, même si spontanément j’aurais tendance à être d’accord avec Patrick Eudeline, qui met l’accent sur l’aspect muséal de la culture rock d’aujourd’hui. On a vu ces dernières années des expositions consacrées à Pink Floyd et à Bob Dylan à la Cité de la Musique (La Villette). Quant à Philippe Manœuvre, passé armes et bagages au jury de l’émission de télé-réalité Nouvelle Star (M6) en 2008, avec les lunettes noires et le blouson en cuir qu’il porte en permanence, il est devenu une sorte de Monsieur Rock ©. Pour journaliste talentueux qu’il eut été (avec d’autres, il a réussi à forger un style en français pour la critique du rock dans les années 1970), il incarne désormais le triste déclin de la culture rock en France. Déjà en 1979, Antoine de Caunes, jeune présentateur de Chorus (Antenne 2), émission consacrée à la captation de concerts, m’a parlé d’un « creux de la vague » dans le rock quand j’étais étudiant-stagiaire chez lui.
Il faut distinguer la reproduction-calque des standards, de l’interprétation singulière d’une chanson existante dans un autre registre ou dans un autre genre : les versions soul de « With a little help from my friends » (The Beatles) par Joe Cocker ou de « Hey Jude » (The Beatles) par Wilson Pickett, ou dans l’autre sens, les versions psychédéliques de « You keep me hanging on » (The Supremes) par Vanilla Fudge et de « Hey Joe » (Billy Roberts) par Jimi Hendrix pour ne prendre que quatre exemples célèbres des années 1968-9 qui me viennent à l’esprit. L’un des actes de naissance du rock fut même une reprise d’un blues d’Arthur « Big Boy » Crudup (1946) par Elvis Presley (« That’s alright Mama », 1954). Les reprises qui se voulaient fidèles avaient leur raison d’être dans les années 1950 et 1960, avant la mondialisation de la musique populaire, quand le marché était organisé en aires nationaux, voire régionaux, et les disques circulaient difficilement d’un pays à l’autre ; ce n’est pas par hasard que la vague du rock britannique est partie de Liverpool, port d’accès aux États-Unis, et occasion inespérée pour des jeunes du coin à entrer en contact avec des marins noirs amateurs de blues qui leur passaient des disques indisponibles chez eux. Le répertoire initial des groupes britanniques (The Beatles, The Animals, etc.) en concert étaient entièrement composé de reprises ; sur le premier disque des Rolling Stones en 1964, 11 des 12 titres sont des reprises. En France, le rock fut lancé à travers des adaptations en français des chansons américaines (Johnny Hallyday). Mais en peu de temps, la capacité à générer des compositions originales « en interne » (qui permettait aussi d’importants revenus de droits d’auteur) sert à démarquer les meilleurs groupes des autres à compétence musicale égale, et fut même la condition de survie de ceux-ci.
Finalement, le phénomène des tribute bands n’est pas si différent que cela d’une tournée des Rolling Stones (qui mobilise jusqu’à 110 camions d’équipements), où ces derniers singent leur propre répertoire, se transformant de fait en jukebox vivant d’eux-mêmes. Il est intéressant de noter que, dans les deux cas, les promoteurs insistent sur le côté convivial, bon enfant, et intergénérationnel du spectacle. Dans les années 1960 et 1970, le concert était aperçu comme une copie (avec les défauts associés à la performance en direct) de l’original, le disque ; la plupart des groupes étaient contraints à faire des tournées épuisantes pour (au mieux) promouvoir leur disque ou (au pire) trouver un public afin de pouvoir accéder aux studios d’enregistrement sous contrat. Maintenant que la musique populaire à destination des jeunes est plutôt assemblée et programmée que « jouée » (malgré la persistance de la scène du rock indé), et qu’elle a perdu la dimension identitaire de ses débuts, sa valeur d’usage provient moins de la jouissance personnelle d’une marchandise que d’une expérience esthétique singulière, à consommer en direct. Place alors aux plus connus, ou à ceux qui « assurent » le spectacle sans originalité, mais sans pépins, sans mauvaises surprises. Dans cette nouvelle donne, les tribute bands occupent un créneau laissé vide par des groupes qui ne tournent plus, ou qui ne sont plus de ce monde (dans le cas des Rolling Stones, il va falloir attendre). On prépare semble-t-il des spectacles (toujours remis) de chanteurs morts mais « présents » en hologramme et en voix enregistrée (Elvis et Jim Morrison sont souvent cités à cet égard). Pour l’instant, il existe le duo d’un faux Elvis et de Céline Dion sur American Idol, en 2007.
Les tribute bands, pour la plupart, reprennent un moment précis dans l’histoire du rock : celui du rock dit « progressif »*, qui sévissait dans la première partie des années 1970, avant d’être balayé par la vague punk et new wave. Ce courant se distingue par l’intégration de motifs classiques dans le format rock, avec la mise en avant de la prouesse des instrumentistes ; les claviers y jouent un rôle plus important que dans le rock traditionnel. Sous sa forme relativement « carrée » (Genesis, Pink Floyd, Queen), le rock progressif se prête bien à la reproduction muséale ; à cet égard, l’assimilation de celui-ci à la musique classique par Philippe Manœuvre est éloquente. On pense inévitablement à l’obscure littérateur Pierre Ménard (dans la célèbre nouvelle de Jorge Luis Borges) qui réécrit Don Quichotte mot à mot, mais avec un sens totalement différent plus de trois cents ans plus tard. Le « moment » progressif (situé dans les années précédant la fin des « Trentes Glorieuses ») se caractérise par la recherche contradictoire d’un prolongement des ambitions utopistes du rock des années 1960 (le rock changera le monde), et d’une certaine respectabilité, voire d’embourgeoisement (le rock vaut la musique « savante »). Quarante ans plus tard, quel est le sens d’une musique reproduite note à note en concert ? « L’esprit Woodstock » n’est plus de mise ; quant à la respectabilité, elle est acquise depuis longtemps (François Fillon et George Bush déclarent aimer le rock). Reste le sentiment d’une forme qui justement ne progresse plus, figée dans une époque perçue comme étant plus heureuse, maintenant que la crise commence à menacer les acquis de la classe moyenne. Vague conscience, de plus en plus difficile à refouler, de la lente agonie du capitalisme tardif ? Le cliché d’un « creux de la vague », qui suppose une relance naturelle de la créativité, est d’une complaisance absolue.
*Voir le livre du musicologue Christophe Pirenne, Le rock progressif anglais (1967-1977), Honoré Champion, 2005.
La fin des blockbusters ? Vers un nouveau modèle pour le cinéma
Les cinéastes Steven Spielberg et George Lucas, chacun de son côté, ont sonné l’alerte contre l’éventuelle « implosion » de l’industrie du cinéma, face aux budgets exponentiels, et à la concurrence des chaînes de télévision par câble comme HBO. Spielberg a révélé que son dernier film Lincoln, qui a gagné un Oscar, a failli ne pas sortir dans les salles américaines en 2012. De l’avis de Lucas, ce genre de film (en l’occurrence un drame historique), perçu comme étant insuffisamment commercial, sera diffusé uniquement sur les chaînes de câble aux États-Unis dans l’avenir. Jugé trop controversé, Behind the Candelabra, biopic du pianiste gay Liberace par Steven Soderbergh (où figurent quand même Michael Douglas et Matt Damon), présenté au festival de Cannes cette année, n’a pas pu sortir en salle aux États-Unis, mais a fini par être diffusé sur HBO. Selon Spielberg, « Il va y avoir une implosion où trois, quatre ou peut-être une demi-douzaine de films à méga-budget vont crasher, et cela va faire changer le modèle existant. » Cela n’a pas empêché la Fox de se lancer dans trois séquelles projetées d’Avatar (en 3D) pour un coût de production estimé à un milliard de dollars. De nouveaux films des franchises de Star Wars, de Jurassic Park et de l’increvable James Bond sont annoncés pour 2014 ; ironie de la sorte, les deux premières franchises citées, qui président aux débuts du genre blockbuster, ont été lancées par Lucas et par Spielberg dans les années 1970. Le public chinois, en progression, est friand de ce genre de production et a permis de limiter les dégâts dans les cas de Pacific Rim et d’After Earth, échecs cinglants aux États-Unis.
De plus en plus de blockbusters américains ont été des échecs commerciaux. Selon la productrice Kathryn Arnold : « Les studios essaient d’atteindre l’audience la plus large possible et croient parfois qu’ils doivent simplifier l’histoire et multiplier les scènes d’action pour séduire un public non anglo-saxon. Mais le public est plus malin. »
Voici quelques exemples de gros échecs commerciaux de blockbusters récents au box office (voir aussi « Actualités #9 » pour les films commerciaux des années 2000-10, et pour le commentaire sur le retour sur investissement déclinant de ce genre de film qui, une fois exploité, tombe dans un trou noir). Qui plus est, les frais (supplémentaires) de marketing sont généralement entre 60% et 100% du coût de la production, et la carrière commerciale (télévision, DVD) en dehors des recettes de salles est relativement limitée.
Titre | Date | Coût /millions $ |
B.O. USA /millions $ |
B.O. hors USA /millions $ |
B.O. global /millions $ |
---|---|---|---|---|---|
John Carter | 2012 | 250 | 73 | 209 | 282,8 |
After Earth | 2013 | 130 | 60,3 | 184,2 | 244,5 |
The Lone Ranger |
2013 | 215 | 87,8 | 88,7* | 175,7* |
Pacific Rim |
2013 | 190 | 95,6 | 200,4 | 296 |
R.I.P.D. |
2013 | 130 | 32 | 24* | 56* |
Source: boxofficemojo.com ; * film toujours en exploitation (notamment en France).
Sources : AFP, Le Monde (article de Thomas Sotinel), 10 août 2013
Lire les autres articles de la rubrique
Professeur des universités – Paris Nanterre – Département information-communication
Dernier livre : « Les séries télévisées – forme, idéologie et mode de production », L’Harmattan, collection « Champs visuels » (2010)