Cette pièce occasionnelle (« Double Acts ») a été postée par Garry Whannel sur son site personnel. Elle a été traduite avec sa permission et annotée par David Buxton.
L’autre jour [en décembre 2017], j’ai vu les Pretty Things en concert au Borderline, un petit club établi depuis longtemps, qui se cache derrière Charing Cross Road à Londres. La salle, passablement sombre, a une forme bizarre, peinte en noir, avec la scène dans un coin, le bar à l’arrière avec quelques canapés, et un couloir en L menant aux toilettes. S’il s’agissait de recréer l’ambiance des bouges des années 1960 (exception faite du bar, encore plus rudimentaire à l’époque), c’est une grande réussite. Mais dans cet exercice les Pretty Things font encore mieux.
Avec les Rolling Stones et les Who, les Pretty Things sont les derniers survivants de ce moment fatidique entre 1956 et 1963 quand certains garçons britanniques ont découvert le blues des Noirs américains [1]. À la différence des Rolling Stones et des Who, qui font un retour nostalgique aux racines de temps à autre, ils n’ont jamais réussi à être stars au point de jouer dans des stades ou des arènes, et continuent donc à jouer dans de petits clubs pour gagner leur vie [2]. En conséquence, quasiment plus personne n’arrive à capter aussi bien qu’eux l’aspect rugueux de l’époque, sans pistes rythmiques (click tracks), projections sur écran géant, ou arrangements complexes avec claviers, anches et chanteurs supplémentaires. C’est un quintette rock classique – un batteur, un bassiste, un chanteur et deux guitaristes [3]. Deux d’entre eux – Phil May et Dick Taylor – sont des survivants du groupe original de 1963 ; les trois autres, plus jeunes, ont été recrutés en 1994, 2007 et 2008 [4]. Leur son m’a fait penser à deux albums qui, chacun à sa manière, rendent hommage aux groupes des années 1960 qui sévissaient dans les clubs : « Stupidity » de Dr Feelgood, et « Pinups » de David Bowie, lequel inclut deux chansons des Pretty Things.
Au cœur du groupe est l’interaction entre le vocaliste Phil May et le guitariste Dick Taylor, septuagénaires nés à Dartford, la banlieue sans âme au sud-est de Londres d’où sont également issus Mick Jagger et Keith Richards des Rolling Stones [5]. Phil May ressemble à un vieux rocker avec le visage buriné de quelqu’un qui a beaucoup vécu, et porte une chemise blanche avec col ouvert et cravate noire mince nouée loin du cou. Dick Taylor, qui a une calvitie avancée, n’a pas vieilli aussi bien, il est un peu voûté, avec des lunettes épaisses en monture à corne, le tout ressemblant au père d’Elvis Costello. Mais quel guitariste !
Dans la plupart des groupes clés des années 1960 et 1970, l’interaction entre le chanteur et le guitariste est au centre de la performance. En dépit de la technicité spectaculaire du batteur Keith Moon et la dextérité du bassiste John Entwistle, le noyau sur scène des Who était composé du chanteur Roger Daltrey et du guitariste Pete Townshend. Le batteur Charlie Watts a beau être le moteur des Rolling Stones, mais l’impact sensible est venu de Jagger et de Richards. Dans Led Zeppelin, le chanteur adonisien Robert Plant contraste avec le guitariste saturnin Jimmy Page. Réduit à son essence, le spectacle à deux se trouvait sous une forme brute de décoffrage dans le groupe Dr Feelgood, où la sexualité agressive et les yeux perçants du chanteur Lee Brilleaux faisaient le contrepoint au regard fixe et les gestes robotiques, maniaques du guitariste Wilko Johnson.
Dans tous les cas, il y a une chimie sexuelle à l’œuvre, enracinée dans de petits indices d’intimité et d’hostilité. Notoirement, les relations entre Jagger et Richards ont été orageuses par moments [6]. Au début, Daltrey et Townshend sont venus aux mains sur scène et hors scène, et ils ont continué à se lancer périodiquement des louanges et des insultes. La magie intense sur scène de Brilleaux et Johnson s’est avérée fragile et instable, qui n’a pas duré. Après son éviction de Dr Feelgood, Wilko Johnson a rejoint brièvement le groupe du chanteur Ian Dury, qui a remarqué après coup que « parfois Monsieur Johnson se conduit un peu comme une ballerine ». Je ne sais pas si May et Taylor s’entendent bien. Ils semblent être amis, mais un peu de tension serait endémique à la relation entre chanteur et guitariste.
Cela s’explique en grande partie par la dynamique structurelle de la composition du groupe rock classique. Le bassiste, qui tend à éviter les feux de la rampe, doit se mettre en relation étroite avec le batteur, car ensemble ils fournissent le rythme et la fondation. Si cela n’est pas assuré, le groupe ne sera jamais convaincant musicalement. Le guitariste et le chanteur, en revanche, se trouvent au-devant de la scène. Typiquement, chacun apporte quelque chose de différent. Le chanteur est le point de fixation pour la plus grande partie de l’audience qui, non-musicien, s’intéresse moins à la mécanique du son qu’à son impact visuel. Tout en étant lui-même un pôle d’intérêt visuel, le guitariste se met en contrepoint au chanteur, à travers des blocs d’accords puissants, des phrasés élégants, des aigus pleurants, ou des sonorités qui s’envolent, qui « chantent ».
Il se peut bien que chacun soit inconsciemment jaloux l’un de l’autre. Les guitaristes veulent bien faire chanter leur instrument, mais savent qu’ils manquent de présence pour se mettre plus en avant. Les chanteurs peuvent se sentir nus sans instrument, et souvent leurs gestes miment l’acte de jouer. Un guitariste qui joue trop fort peut noyer un chanteur, alors qu’un chanteur trop flamboyant peut monopoliser l’attention au détriment du guitariste. En tournée, les Rolling Stones laissent Keith Richards, dont la voix rauque n’est pas assez forte pour assurer un concert entier, chanter quelques morceaux. Lassé d’être éclipsé par les agissements de Jagger pendant ses propres tours de chant, Richards a exigé il y a quelques années que celui-ci quitte la scène momentanément, et il a même fait inscrire cette demande dans son contrat. Daltry, chanteur des Who, a probablement pensé que l’intellectuel guitariste Townshend le méprisait comme l’ancien chaudronnier qu’il fut, forcement inculte, alors que Townshend a cité la responsabilité de composer et d’arranger presque toutes les chansons comme une forme de pression.
Les Beatles ne rentrent pas tout à fait dans ce moule, car les deux leaders, Lennon et McCartney, jouaient tous les deux d’instruments ; bien que McCartney ait joué de la basse sur scène, il était aussi adepte à la guitare, et au moins l’égal de Ringo à la batterie (d’où le commentaire acide de Lennon quand Ringo a gagné le prix du meilleur batteur au Royaume-Uni : « ce n’est même pas le meilleur batteur des Beatles »). Le guitariste soliste, George Harrison, timide et plus jeune que les autres, était plutôt un apprenti au début, quand Lennon et McCartney écrivaient toutes les chansons, chacun en la présence de l’autre. Mais même eux ont finalement succombé à l’hostilité dans la fin acrimonieuse du groupe.
En revanche, May et Taylor, comme Jagger et Richards, et Daltrey et Townshend, semblent avoir décidé qu’ils ont intérêt à rester ensemble [7]. Parfois la magie dépend de l’unité fragile du spectacle à deux.
Annotations (DB)
1. Cette découverte du blues fut suivie par une période d’étude et d’analyse intense. Dans son autobiographie (Life, Laffont, 2010), Keith Richards raconte comment lui et Brian Jones passaient des journées entières à décortiquer les disques, difficilement trouvables à l’époque, des bluesmen de Chicago, afin de maîtriser les astuces techniques, les sonorités et le jeu d’ensemble (p. 126-33). Voir aussi Eric Clapton discutant le jeu de Robert Johnson (Eric Clapton, Arrow Books, London, 2008), p. 40-41.
2. cf. les propos du batteur Bill Bruford (Yes, King Crimson) sur l’influence du lieu sur le jeu rythmique. « Si vous voulez que quelque chose d’un peu subtil soit entendu jusqu’au dernier rang d’une salle de plus de mille places, il vous va falloir ménager l’espace correspondant dans la musique, et formuler votre idée avec le plus grand soin. Si vous souhaitez dire quelque chose d’intelligent, il faudra le faire clairement, avec le moins de notes possible. Ne vous avisez surtout pas de jouer à un tempo plus rapide que celui, pesant et lugubre, de Pink Floyd. […] Dans l’habitat exigu et naturel qu’est le club de jazz, chaque son est audible. Le savoir-faire d’un batteur ne dépend pas de la clarté de son articulation ; il recherche au contraire une certaine ambiguïté d’expression. » (Bill Bruford, L’Autobiographie, Le Mot et le Reste, 2012, p. 212). Le style de rock connu sous le nom de « heavy metal », avec sa forme carrée et épaisse (qui n’excluait pas des solos endiablés), était plus à même de s’adapter aux concerts en stade, beaucoup plus rentables. Un concert d’un groupe de jazz en pareil lieu n’aurait aucun sens.
3. Ce format de base des années 1960 a connu de multiples variantes par la suite. Le second guitariste « rythmique » tendait à disparaître à la fin de la décennie en raison du progrès dans le jeu des bassistes (inspiré par Paul McCartney, Jack Bruce, Tim Bogert, et John Entwistle entre autres) et des améliorations techniques dans l’enregistrement et dans la technologie d’amplification, favorisant un format classique à quatre qui pourrait même se réduire à trois si le guitariste assurait aussi le chant (comme Eric Clapton dans Cream). Le format le plus répandu dans le rock progressif des années 1970 était cinq membres avec l’addition d’un claviériste, également soliste. Dans son autobiographie (p. 126), Keith Richards raconte comment les Rolling Stones essayaient de s’approcher au maximum au son du blues de Chicago des années 1950 : deux guitares, une basse, une batterie, un piano. D’après Richards, le pianiste Ian Stewart, membre fondateur, a été évincé à la demande de la maison de disques Decca en 1964, qui jugeait que le piano était de trop (probablement parce que, difficile à transporter, il est mal adapté aux tournées promotionnelles). D’autres affirment que le manager du groupe, Andrew Loog Oldham, pensait que son physique de déménageur et son visage au menton carré nuiraient aux photos promotionnelles. Stewart est resté avec le groupe comme chauffeur et musicien contractuel jusqu’à sa mort en 1985.
4. Entre 1963 et aujourd’hui, les Pretty Things n’ont vu passer rien de moins que 33 musiciens dans le format de base, certains rejoignant le groupe à plusieurs reprises. On pourrait parler d’une petite entreprise brassant les générations se spécialisant dans des concerts old school. Le phénomène du groupe-entreprise, dans lequel le nom historique devient une forme de capital de marque, est répandu.
5. Dartford est surtout connu pour ses hôpitaux psychiatriques. Pour la petite histoire, Dick Taylor fut membre fondateur des Rolling Stones en juin 1962, jouant de la basse. Il a quitté le groupe après cinq mois pour s’inscrire à la Central School of Art and Design (Londres), où il a fondé les Pretty Things avec son ami d’enfance Phil May.
6. Pour Keith Richards, il y a eu trois trahisons, chacune symptomatique de la tension entre chanteur et guitariste. D’abord, et anecdotiquement, la relation sexuelle captée entre Jagger et la partenaire de Richards, Anita Pallenberg, dans le film Performance en 1967. Ensuite, plus sérieusement, le choix de Jagger de privilégier sa carrière solo dans les années 1980 au détriment des tournées des Rolling Stones, culminant dans un contrat pour trois albums solos moyennant 20 millions de dollars, signé dans le dos des autres membres du groupe. Citons Keith Richards (Life, p. 523, 525, 527, 528) : « C’est au début des années 1980 que Mick Jagger est devenu de plus en plus imbuvable. […] Dans un groupe, un égo hypertrophié, c’est toujours un problème. […] Il n’y a pas de chanteur qui n’en a pas [de grandes idées]. C’est une maladie connue, le SCL, « le syndrome du chanteur lead ». Il avait déjà eu des signes avant-coureurs, mais là, il avait attrapé la forme aiguë. […] Ils finissent par se convaincre qu’ils sont uniques. » Enfin, la trahison du goût : « J’ai constaté que les goûts musicaux de Mick avaient radicalement changé. En gros, il voulait m’imposer le dernier tube disco qu’il avait entendu en boîte. […] Ça lui a donné une mentalité d’éponge en matière de musique. »
La rivalité aiguë entre le chanteur Ian Gillan et le guitariste Richie Blackmore fut fatale au groupe Deep Purple dans sa phase la plus réussie. « In Rock [1970] représente l’intronisation de Gillan comme le chanteur-hurleur et le frontman dont Deep Purple avait besoin. Conséquence directe, celui-ci se place en rival de Richie Blackmore qui a l’habitude de voir les projecteurs braqués sur lui pendant ses longues improvisations. La guerre est déclarée sans équivoque, le guitariste annonçant au chanteur : « Sache que je le dis pas méchamment, mais je vais essayer de t’éclipser tous les soirs ». » (Jean-Sylvain Cabot, Deep Purple, Rhapsody in Rock, Le Mot et le Reste, 2013, p. 173). Citons aussi la tension entre le chanteur des Yardbirds (précurseurs de Led Zeppelin), Keith Relf, et le guitariste Jeff Beck ; selon l’autre guitariste Chris Dreja, « Keith [Relf] était très fragile. Peu à peu l’alcool a pris le dessus. C’était dur pour lui de rivaliser avec le guitariste solo et de trouver sa place dans le groupe. » (Chris Welch, The Man who Led Zeppelin, Rivages Rouge/Payot, 2009 (édition anglaise, 2002), p. 56).
7. Richards (Life, p. 555) : « En dépit de tout, la relation entre Mick et moi marche encore. […] Mais il faut que nos loges respectives soient aussi loin que possible l’une de l’autre. […] Quand on se retrouve tous les deux, on a constamment des idées. Entre nous, il y a une étincelle électro-magnétique. » Plus loin, il précise (p. 567) : « Les tournées, c’est le seul moyen de survivre. Les droits générés par les ventes de disques couvraient à peine les frais de fonctionnement, et on ne pouvait pas tourner en s’appuyant sur la sortie d’un nouvel album comme dans l’ancien temps. En fin de compte, les méga-tournées ont constitué la source de revenus qui permettait à la machine de continuer à fonctionner. »
WHANNEL Garry, «Spectacle à deux : le chanteur et le guitariste – Garry WHANNEL», Articles [En ligne], Web-revue des industries culturelles et numériques, 2019, mis en ligne le 1er mars 2019. URL : https://industrie-culturelle.fr/industrie-culturelle/spectacle-a-deux-le-chanteur-et-le-guitariste-garry-whannel/
Gary Whannel est professeur émérite de l’université de Bedfordshire (Royaume-Uni), où il a enseigné la culture populaire et les médias. Il est l’auteur de nombreux articles et livres sur les médias, le mécénat et le sport. Dans sa jeunesse, il fut guitariste du groupe AWD (de l’école « Canterbury »).