Cet article vient d’un livre de référence pour l’analyse en français des séries télévisées américaines. La série de télévision y est étudiée comme forme marchande par l’approche critique de son mode de production, mais aussi comme forme idéologique dont la dimension esthétique, dans la théorie des industries culturelles, cristallise un contenu [social] sédimenté. David Buxton pratique une immersion dans son objet d’étude sans jamais céder aux sirènes d’un fan-club. Au contraire, il souligne le lien étroit entre cette forme idéologique et la tension interne que la série met en valeur : entre paranoïa et cynisme (Le webmaster).
Extrait de Les Séries télévisées : forme, idéologie et mode de production (2010).
Prenons un épisode relativement atypique dans la mesure où ni Fox Mulder, ni Dana Scully n’y paraissent (« L’homme à la cigarette », saison 4, épisode 7, 1996), mais où l’idéologie active de la série est la plus clairement exposée. L’homme à la cigarette (qui n’aura pas d’autre nom), haut fonctionnaire du FBI, paratonnerre idéologique suprême, occupe un appartement désaffecté en face du siège des « lone gunmen », bande de trois hackers contestataires, écoutant leurs conversations à l’aide de matériel électronique, et jouant avec leurs vies (voir vidéo ci-dessous). S’ensuivent quatre séquences flash-back de réminiscences de sa vie passée.
Son père était un militant communiste, envoyé à la chaise électrique pour espionnage pendant la Seconde Guerre mondiale. Engagé dans l’armée, l’Homme à la cigarette devient ami avec Bill Mulder, le père de Fox Mulder ; nous apprenons que le premier mot du jeune Mulder fut « JFK » (initiales du président John Fitzgerald Kennedy), (faux) « nom du père ». Nous apprendrons ultérieurement dans la série que c’est l’Homme à la cigarette qui est le père biologique de Fox Mulder, conséquence d’une liaison adultère ; de façon compulsive, le thème œdipien dans la culture populaire n’est jamais très loin dans les développements scénaristiques, et englobe ici Kennedy lui-même.
Impliqué dans les assassinats de Patrice Lumumba (Congo, 1961) et de Rafaël Trujillo (République dominicaine, 1961), et dans l’invasion avortée à la Baie des Cochons (Cuba, 1961), l’Homme à la cigarette est recruté pour assassiner Kennedy par un groupe de militaires, « des hommes extraordinaires » qui «prennent la responsabilité non seulement de leur propre existence, mais de celle de leur pays et aussi de celle du monde ». En assassinant Kennedy, qui a trahi « la cause » à la Baie des Cochons en refusant de fournir le soutien aérien nécessaire, l’Homme à la cigarette agit au nom d’une loi supérieure, se montrant le digne fils de son père, lui aussi un homme exceptionnel, mais qui, comme Kennedy, a trahi.
Le cynisme de cette vision de l’histoire est encore plus aigu dans la séquence suivante, où l’Homme à la cigarette est chargé de l’assassinat de Martin Luther King. Bien que le groupe de conspirateurs (qui inclut J. Edgar Hoover, directeur historique du FBI) s’aligne sur des positions classiquement racistes, l’Homme à la cigarette accepte sa mission uniquement parce qu’il estime que King a trahi, s’écartant d’une défense respectable des droits civiques en faveur d’une politique jugée procommuniste. «Le communisme représente un jugement sur notre incapacité à réaliser la démocratie, et à poursuivre les révolutions que nous avons déclenchées », entend-il à la radio en manifestant son dépit. Dès ce moment, King doit mourir : « S’il ne s’agissait que d’une question de droits civiques, je voterais volontiers pour un ticket présidentiel King-Benjamin Spock. Mais après [le discours de] la nuit dernière, ce n’est plus le cas » [1]. Ce point de vue, en apparence fantaisiste, renvoie à sa manière à la présidence de Kennedy, progressiste en ce qui concerne les droits civiques, fortement anticommuniste dans sa politique étrangère [2]. Les mobiles racistes ne sont que la rationalisation d’un fantasme paranoïaque qui projette la haine générale des autres sur les ennemis désignés ; King est coupable de vouloir « réaliser la démocratie », ce qui commence par une campagne visant à convaincre les Noirs de ne pas se faire tuer au Vietnam pour une cause qui n’est pas la leur.
Dans la troisième séquence, l’Homme à la cigarette rejoint son complice Gorge profonde dans un entrepôt où est détenu un extraterrestre [3]. C’est l’occasion d’un monologue « Combien d’événements n’ont eu que nous deux pour témoins ? Combien de fois avons-nous changé le cours de l’Histoire ? Et jamais nos noms ne figureront dans aucun dossier. Jamais un monument ne nous sera érigé. Pourtant une fois de plus, ce soir, le cours de l’Histoire est entre les mains de deux inconnus qui travaillent dans l’ombre». Gorge profonde lui répond : « un extraterrestre vivant ferait avancer les recherches de Bill Mulder. Selon la clause du Conseil de sécurité 1013, tout pays découvrant un tel spécimen doit l’exterminer immédiatement. Après trente ans de travail et de victoires, une telle découverte détruirait en quelques heures tout ce que nous avons accompli». Gagnant à pile ou face la charge de la mise à mort, l’Homme à la cigarette tend un pistolet à Gorge profonde : « Allez-y. Faites l’Histoire ».
Dans la dernière séquence, l’Homme à la cigarette apprend que son histoire de meurtres commis par des extraterrestres sera enfin éditée dans Roman à clef, un magazine distinctement bas de gamme. Mais il perd vite ses illusions lorsqu’il voit paraître le numéro : « ils ont réécrit la fin. Tout est faux ». Monologuant devant un clochard, il conclut : « La vie est comme une boîte de chocolats, un cadeau bon marché et impersonnel qu’on n’a jamais demandé. On ne pourrait l’échanger que contre une autre boite de chocolats. On est coincé avec ces merdes à la menthe qu’on engloutit sans faire attention quand il n’y a rien d’autre à manger… Alors, il ne reste plus qu’une boite remplie de papier d’emballage ». Les hommes exceptionnels, ceux qui font l’Histoire dans l’ombre, n’hésitant pas à éliminer d’autres visionnaires qui menacent leur grand dessein, ont créé une société médiocre, aliénante et injuste, qui n’a pour seul but que d’« engloutir des merdes à la menthe ». Dans une telle société, la vérité est introuvable dans l’absolu ; on peut l’approcher, déguisée, déformée, dans un « torchon » comme Roman à clef, et non dans les publications officielles ou universitaires. Les mémoires de l’Homme à la cigarette fonctionnent ici comme un rêve, seule voie d’accès à la vérité du désir inconscient.
La présence des extraterrestres dédouble la conspiration fondamentale sur un autre niveau. Nous, humains, sommes aux extraterrestres ce que nous, citoyens ordinaires, sommes aux conspirateurs qui « font l’Histoire » dans l’ombre. Se limiter à la deuxième opposition, ce serait épouser une vision politique familière : celle d’une charge contre « le complexe militaro-industriel » épinglé par le président Eisenhower dans son discours de fin de mandat en janvier 1961, et contre le pouvoir hypertrophié des instances répressives comme la CIA et le FBI. Dans la série, ce sera plutôt le « complexe biotechnologique » qui englobe les autres (voir 4 : 24). La notion de vérité dans X-Files fonctionne du moins en partie comme l’expression d’une vision libertaire du monde, elle-même ambiguë. Dans les années 1990, la critique des « activités criminelles » commises par l’État devient un thème de l’extrême droite, dans le sillage de la tuerie d’une secte à Waco lors d’un assaut du FBI qui a mal tourné. Mais en même temps que la série s’appuie sur la mythologie d’un président progressiste (JFK) abattu par des éléments d’extrême droite au sein de l’État, elle refuse l’idée de salut collectif. Le producteur Chris Carter reconnaît que sa philosophie est « libertaire », mais que «fondamentalement je me méfie des gens. Et parce que les gens sont le gouvernement, j’ai une méfiance fondamentale envers le gouvernement, je pense que ce gouvernement ne se soucie pas des gens » [4].
Le point de départ d’une vision paranoïaque (ici, parfaitement contradictoire) n’est pas une méfiance envers le pouvoir, encore moins l’engagement en faveur d’une cause, mais un rejet des autres, vus comme une menace contre sa propre identité. Puisqu’il existe une ligne de continuité, ne serait-ce que par les mécanismes ordinaires de la démocratie, entre le gouvernement et le peuple, il faut que le pouvoir échappe aussi à ceux qui « font l’histoire ». C’est dans la jonction des deux conspirations que X-Files a le plus de travail idéologique à accomplir. En partie, celui-ci se fait lors de la scène primale qui déclenche la quête de Mulder : au moment où les extraterrestres enlèvent la sœur de Mulder, la radio parle de l’une des péripéties de l’affaire Watergate (1974), l’effacement « accidentel » des bandes compromettantes que le président Nixon devait fournir à la justice, mensonge et coup bas avérés.
La conspiration impliquant les extraterrestres représente une mise en abîme des mensonges politiques ordinaires, ce qui relativise la nocivité de ceux-ci. À la différence des complots fomentés par « l’État au sein de l’État », le dessein ultime des extraterrestres ne peut être connu, car il existe à un niveau de vérité qui échappe même à ceux qui prétendent maîtriser le cours de l’histoire. À cet autre niveau, nous sommes aux extraterrestres ce que les rats de laboratoire sont aux scientifiques, cobayes dans une expérience qui nous dépasse, et qui du coup nous déculpabilise. Passivité face à l’histoire, et plaisir masochiste ultime.
Ajouté (juin 2020) : Si le personnage de l’Homme à la cigarette est un paratonnerre idéologique, la figure de l’extraterrestre l’est encore plus : une altérité radicale, celle d’un être non sexué et non mortel, ouvrant sur la possibilité d’une reproduction non sexuelle de la vie.
On apprendra finalement par bribes distillées que les extraterrestres (que nous ne voyons jamais) ont prévu la colonisation de la Terre pour 2012, suivant l’extermination finale de l’espèce humaine par l’introduction d’un virus mortel à l’échelle mondiale. Avertis, un petit groupe secret de haut fonctionnaires (« le Syndicat », dont l’Homme à la cigarette et jusqu’à sa démission, Bill Mulder) pactisent avec les extraterrestres, fournissant des sujets expérimentaux (dont la petite sœur de Mulder) comme sacrifices, dans l’espoir de sauver les meubles : survivre eux-mêmes, et en tant qu’espèce à travers le clonage des hybrides, mélange des ADN humain et extraterrestre.
« La sixième extinction que nous annoncent déjà les scientifiques », incluant les humains, est explicitement évoquée (6:22, 1999) dans un mémorable soliloque de Dana Scully. La fin du monde prévue pour 2012 a manifestement été repoussée à une date ultérieure (le Covid-19 aujourd’hui comme préliminaire ?).
Notes
1. Dr Benjamin Spock (1903-98), pédiatre et militant pacifiste, auteur du best-seller Baby and child care (1946), crédité et critiqué pour avoir forgé les valeurs de la génération baby boom en préconisant une éducation libérale, non autoritaire.
2. On a affaire ici à un véritable complexe qui relie le mystère entourant l’assassinat de Kennedy (1963) à la question de la responsabilité de la guerre perdue au Vietnam avec ses 60 000 morts américains. Un consensus dirait aujourd’hui que le rapport Warren, qui attribue l’assassinat au solitaire Lee Harvey Oswald (« lone gunman ») est pour le moins lacunaire. En maniant l’ironie, la bande de trois contre-conspirateurs dans X-Files s’appelle les « Lone Gunmen » (pluriel). La spéculation sur de prétendus liens entre Kennedy et des extraterrestres (notamment pendant la crise des missiles à Cuba) va bon train dans certains cercles ufologues (voir le site conspirationniste www.exopolitics.org).
3. Sobriquet (Deep Throat) donné par les journalistes Woodward et Bernstein à leur informateur secret (Mark Felt du FBI) lors de l’affaire Watergate. À l’origine, il s’agit d’un célèbre film pornographique (1972).
4. Cité in Robert Markley, « Alien Assassinations : The X-Files and the Paranoid Structure of History », Camera Obscura, 40-41, 1997, p. 81 (je traduis). Pour une autre appréciation de Chris Carter, en auteur à sa manière engagé, voir Séverine Barthes, « Les obsessions de Chris Carter », Mad Movies (hors série), 2006. Comme le dit Markley, auteur d’une des meilleures analyses de la série : « Dans un univers paranoïaque, le cynisme devient paradoxalement une forme de résistance et de résignation, une abréaction inoculatrice qui garantit que l’avenir ne puisse être envisagé que comme une extension du passé » (p. 79, je traduis).
BUXTON David, « X-Files – « L’homme à la cigarette » – David BUXTON», [en ligne], Web-revue des industries culturelles et numériques, 2020, mis en ligne le 1er juillet 2020. URL : https://industrie-culturelle.fr/industrie-culturelle/x-files-lhomme-cigarette-david-buxton/
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Professeur des universités – Paris Nanterre – Département information-communication
Dernier livre : « Les séries télévisées – forme, idéologie et mode de production », L’Harmattan, collection « Champs visuels » (2010)