Dans la cinquième saison de la série, à un moment où tout espoir a disparu, le leader des survivants, l’ex-shérif Rick Grimes déclare à son groupe « We are the walking dead ». Cette formule désespérée du héros met en lumière le lien entre les zombies et les humains. En effet, le zombie ressemble à un humain auquel on aurait arraché sa conscience. Le zombie est donc une figure métaphorique d’un sujet contemporain absent de lui-même, c’est-à-dire qu’il n’a pas conscience d’exister et ne ressent rien. C’est un homme vivant à l’extérieur et mort à l’intérieur, un mort-vivant.
Article interdit à la reproduction payante
Contenu
Une série télévisée postapocalyptique
Dans le roman qu’est l’histoire du monde, rien ne m’a plus impressionné que le spectacle de cette ville jadis grande et belle, désormais renversée, désolée, perdue, envahie par les arbres sur des kilomètres à la ronde, sans même un nom pour la distinguer [1].
Ces quelques lignes pourraient provenir de la voix off d’un survivant d’un film ou d’une série télévisée postapocalyptique errant dans une métropole nord-américaine. En réalité, ce sont les mots de John Lloyd Stephens, l’un des explorateurs qui ont découvert les restes de la civilisation maya au XIXe siècle.
Notre civilisation est obnubilée par la question de sa propre fin. La fin du monde est, en effet, l’un de ces fameux problèmes que, selon Kant, la raison ne peut résoudre, mais qu’elle ne peut pas non plus s’empêcher de se poser [2]. Et ne pouvant ni la conjurer ni l’embrasser pleinement, il lui reste la possibilité de la mettre interminablement en scène dans tout ce qu’Hollywood propose comme productions [3]. C’est le cas de The Walking Dead [4], une série télévisée très populaire en ce moment aussi bien aux États-Unis qu’en France [5].
The Walking Dead raconte sensiblement la même histoire que n’importe quelle fiction zombie. Une épidémie très dangereuse et contagieuse se propage, transformant les gens en walkers, alors qu’un groupe de rescapés mènent une lutte acharnée pour survivre face à cette invasion de zombies [6]. David Alpert, le producteur délégué, explique : « Notre objectif est de voir comment se comportent les gens face au danger ou dans des situations de vie ou de mort, et pas seulement comment ils gèrent les zombies » [7]. Le créateur de la bande dessinée originale, Robert Kirkman de continuer : « Même si j’apprécie ce genre d’histoires, The Walking Dead n’est pas une simple histoire de zombies avec de l’action, du sang et des personnages épais comme du papier à cigarette qui servent de chair à canon. C’est un soap opera sur la survie. […] Régulièrement, quand l’histoire tourne en rond, je me dis, « Tiens, je vais lancer une petite attaque de zombies ». Ils sont en toile de fond et servent uniquement à pimenter les histoires » [8].
On l’aura donc compris, The Walking Dead n’est pas une série sur les zombies. En tout cas, pas seulement. La question fondamentale qui se pose est comment s’organiser collectivement quand tout s’est effondré ? Les zombies mettent-ils fin à un monde qu’il faut à tout prix préserver ?
« We are the walking dead »
Dans la cinquième saison, à un moment où tout espoir a disparu, le leader des survivants, l’ex-shérif Rick Grimes déclare à son groupe « We are the walking dead » [9]. Cette formule désespérée du héros met en lumière le lien entre les zombies et les humains : « Si le zombie sait si bien figurer nos peurs, nos angoisses, c’est qu’il nous ressemble : il est, à quelques détails près, un homme » [10]. En effet, le zombie ressemble à un humain auquel on aurait arraché sa conscience (d’ailleurs, ne dit-on pas d’une personne amorphe : « tu ressembles à un zombie » ?). Le zombie est donc une figure métaphorique d’un sujet contemporain absent de lui-même, c’est-à-dire qu’il n’a pas conscience d’exister et ne ressent rien. C’est un homme vivant à l’extérieur et mort à l’intérieur, un mort-vivant. En ce sens, on peut comparer le zombie à la figure du « Musulman » (Der Muselmann), qui désignait dans l’argot des camps de concentration l’homme-momie, le mort vivant, celui qui a cessé de lutter, qui a perdu toute conscience et toute volonté. Le « Musulman » est le symbole de l’extermination par mort lente due à la famine, à l’abandon psychique absolu, à la solitude totale, à la négation de l’humanité. Ce terme renvoie probablement « au sens littéral du terme arabe muslim, signifiant celui qui se soumet sans réserve à la volonté divine » [11].
Le mort-vivant, figure oxymorique par excellence, n’est pas sans rappeler également le concept de Bloom [12] avancé par le collectif Tiqqun (nom d’une revue philosophique fondée en 1999). « Bloom » est le nom (d’après le personnage censé représenter « l’homme moyen » dans le roman de James Joyce, Ulysse) donné à la figure la plus répandue dans l’humanité actuelle (l’époque du Spectacle, et du Biopouvoir, pour reprendre les concepts de Debord et de Foucault respectivement), celle d’un homme sans qualité, sans intérêt et sans substantialité, une larve : « Toutes les situations où nous nous trouvons engagés portent dans leur équivalence le sceau infiniment répété d’un irrévocable « comme si ». Nous collaborons au maintien d’une « société » comme si nous n’en étions pas, nous concevons le monde comme si nous n’y occupions pas nous-mêmes une situation déterminée, et continuons de vieillir comme si nous devions toujours rester jeunes. D’un mot : nous vivons comme si nous étions déjà morts » [13]. La tonalité affective fondamentale du Bloom est donc effectivement zombiesque : il est l’ennui, l’isolement, l’absence de sens commun, un rapport à soi altéré, la perte de l’expérience et l’errance : « le Bloom est la pauvreté au sens métaphysique du terme, l’homme du nihilisme accompli » [14]. Il faut voir les zombies errer indéfiniment dans la série The Walking Dead pour comprendre que, dans les ruines de la civilisation occidentale, le zombie et l’homme bloomesque s’entremêlent inextricablement. Et, à l’inverse, les survivants de la catastrophe qui ont plus de temps pour eux se sentent donc plus vivants qu’avant.
La dimension humaine du zombie est visible dans la mesure où les walkers possèdent l’odorat et l’ouïe, deux des cinq sens humains. À plusieurs occasions en effet, les survivants doivent recouvrir leur propre corps de chairs zombies, afin de passer inaperçus (inodorants) à travers les hordes de zombies. Michonne, quand elle rencontre le groupe, utilise deux walkers démembrés comme barrière olfactive. Les walkers se dirigent également avec leur ouïe. De fait, les survivants essayent de ne pas utiliser leur arme à feu, pour ne pas faire de bruit et « réveiller » les zombies. Ils préfèrent donc se servir d’armes blanches comme les couteaux, les sabres ou les arbalètes. De plus, les survivants se servent de l’acuité auditive des walkers pour les contrôler ; il suffit d’un autoradio branché à fond dans une voiture, du bruit d’une explosion, de cris pour que les zombies dévient de leur trajectoire et suivent ce son (comme au début de la saison 6). Le zombie serait donc un humain à qui il manquerait trois sens.
Cette confusion entre le zombie et l’humain apparaît dès le prégénérique du pilote de The Walking Dead. Dans les premières minutes, une petite fille zombie se fait abattre par un policier. Toute la virtuosité de la mise en scène est de garder jusqu’au bout l’ambiguïté sur la réelle identité de la petite fille/zombie. Cette séquence est un flash-forward, où on voit Rick, perdu au sein d’un environnement chaotique et vide, à la recherche d’essence pour sa voiture. Dans un silence troublant, il erre. Puis il croise une petite fille désespérément accrochée à son ours en peluche. On ne voit que les pieds puis le dos de l’enfant qui a des cheveux longs blonds.
Il court derrière elle, en l’appelant « little girl ». Pour la rassurer, il lui explique qu’il est policier. On continue à la voir de dos y compris quand elle s’arrête de marcher. Le contrechamp sur Rick est filmé en légère contre-plongée pour avoir le point de vue de l’enfant.
« N’aie pas peur… », lui répète-t-il. Ce qui accentue la surprise quand elle se retourne. Elle le dévisage de ses yeux creux. Sa chair arrachée laisse entrevoir l’os de son crâne. Ses lèves déchirées découvrent une rangée de dents baguées. Des vieux morceaux de viande avariée sont enfoncés dans le métal. Elle est morte. C’est un zombie.
La caméra se rapproche d’elle tandis qu’on entend le souffle de Rick en hors-champ. C’est lui qui a peur finalement. La confrontation entre le « shérif » et le zombie est filmée de manière classique comme une scène de duel dans un western. La petite fille zombie est au second plan alors que Rick, au premier plan, lui fait face de dos avec son pistolet visible. Ce cadrage rend plus explicite encore la « faiblesse » de la fillette confrontée à la « puissance » de l’homme de loi. Et quand elle commence à lui courir après, il la vise à la tête et tire. Elle s’écroule. Du sang gicle partout. Son nounours rebondit à côté d’elle. La musique du générique commence.
La confusion entre zombie et humain est aussi très présente dans Night of the Living Dead, le film de George A. Romero, sorti en 1968. En effet, Johnny, le frère de l’héroïne Barbara [15], ne voit pas que le personnage situé au fond du cimetière qui s’approche est un zombie, car « le zombie erre en marge du visible » [16]. Et à la fin du film, le shérif se demande si « c’est l’un d’entre eux ? » avant d’abattre le survivant noir qu’il a pris pour un zombie [17]. On prend donc les zombies pour des hommes et les noirs pour des zombies. Il ne faut pas oublier que le zombie est une créature contradictoire, car il est tout à la fois victime et coupable. Victime, car il a été mordu et tué, et coupable, car à son tour, il croquera des vivants et les transformera en zombies : « La mutation de l’infortunée victime en un implacable prédateur relève d’un retournement de situation à la fois effrayant, cruel et ironique » [18]. La proximité entre la série The Walking Dead et le premier film de Romero est d’autant plus frappante qu’ils commencent tous les deux par un plan fixe où l’on voit une voiture rouler au loin. Avec cette entrée, le créateur et producteur de la série, Frank Darabant se place dans la lignée des films de George Romero. Et tout comme Night of the Living Dead se fait « l’écho des bandes d’actualités tournées au Vietnam comme celle, gore, de l’assassinat du président Kennedy, […] [la] métaphore limpide d’une Amérique déliquescente en proie à un refoulé qui fait retour » [19], The Walking Dead nous parle de notre époque et de notre rapport au monde.
Survivre en territoire zombie
« It’s perfect ». Rick Grimes devant la prison [20]
The Walking Dead met en scène un groupe de rescapés qui essayent de survivre, et pour ce faire, sont à la recherche perpétuelle d’un abri. Dans ce périple, certaines situations sont parfois ironiques. C’est le cas, par exemple, dans les 3e et 4e saisons quand les humains ont trouvé refuge dans une prison [21]. Les survivants dorment dans les cellules fermées, tandis que les zombies déambulent en pleine lumière, et essayent continuellement de pénétrer dans l’enceinte de la prison. De fait, il y a une modernité de la dimension apocalyptique, car la vie humaine s’organise sous la forme du régime concentrationnaire. Le camp devient alors le paradigme de la vie collective [22]. La prison n’est pas le seul abri du groupe, il trouve refuge dans un hôpital, dans un bâtiment du CDC (Center for Disease Control), dans une ferme, dans la ville fortifiée de Woodbury, au Terminus (havre de paix qui se révèle être un véritable camp d’extermination cannibale), et dans les résidences pavillonnaires d’Alexandria Safe Zone (ce ne sont que des barbelés, miradors, murs ou forteresses). On pense aux gated communities, véritables murs intérieurs qui s’édifient aujourd’hui aux États-Unis, en Israël, au Brésil et ailleurs. Partout, il s’agit de repousser et de se protéger des pauvres, des migrants ou des terroristes [23]. Pour la politiste Wendy Brown, « c’est l’affaiblissement de la souveraineté étatique, et plus précisément, la disjonction entre la souveraineté et l’État-nation, qui a poussé les États à bâtir frénétiquement des murs » [24]. Les murs n’exprimeraient alors qu’une mise en scène du déclin des États, ou de leurs tentatives de restaurer leur autorité. Ce phénomène apparaît donc comme une allégorie de ce monde postapocalyptique.
Dans les films ou les séries de zombies, la catastrophe laisse place à un temps postapocalyptique, un « après » [25] qui permet de peindre le motif essentiel de l’imaginaire futuriste : le devenir de l’homme et de sa civilisation. Cet « après » renvoie au discours sur la fin des temps [26], l’apocalypse n’étant que la transition vers le jugement dernier. Dans ces fictions, il s’agira de mettre en scène les possibilités d’une renaissance de l’humanité sous les formes d’utopies ou au contraire de dystopies.
La puissance destructrice de la catastrophe écrase tout, et l’humanité est ramenée à l’état de nature [27]. Ainsi, dans la série, les civilisés pacifiques luttent contre les nouveaux barbares. Rick devient le représentant de cette lutte. Avant la catastrophe, c’était le shérif adjoint d’un comté de Géorgie. Il était idéaliste et se battait pour défendre les siens, et ce qu’il pensait être juste. Il se transformera au contact de ce monde postapocalyptique, et glissera vers la sauvagerie. Par exemple, dans la saison 2, Shane veut tuer Randall, un survivant qui semble être une menace pour le groupe, mais Rick s’y oppose et ils commencent tous les deux à se battre [28]. Dans la saison 3, quand Rick comprend que Tomas est un prisonnier dangereux et instable, il lui fend le crâne avec sa machette, sans hésiter une seconde [29]. On distingue aussi chez certaines personnes une jouissance sadique à tuer ou torturer des zombies. On connait depuis Freud le rôle du sadisme dans la vie psychique [30]. Et dans ce monde devenu sauvage, même Carl, le fils de Rick, s’amuse à jeter des pierres à un zombie embourbé dans un marais, puis à pointer l’arme vers lui. Cette conduite aura des conséquences dramatiques, car le zombie parviendra à se déterrer et à attraper la jambe de Carl qui réussira à s’enfuir. Un peu plus tard, ce zombie s’attaquera à Dale, le frère de Daryl et le tuera [31]. De fait, Laurie, la mère de Carl, se demande pourquoi survivre dans ce monde qui transforme nos enfants en monstres ?
Pour autant, d’autres survivants sont encore plus barbares, comme les cannibales du Terminus. On apprend (par un flashback) que ces cannibales sont des anciens habitants du Terminus, enfermés dans un conteneur par des bandits, qui leur ont pris leur sanctuaire et qui les violent, les torturent et les tuent. À un moment, l’un d’entre eux dit à sa mère (qui vient d’être violée), qu’ils doivent devenir « les bouchers » afin de ne plus être « le bétail », et qu’ils doivent reprendre leur sanctuaire [32]. On pense alors à la célèbre maxime de Nietzsche : « Celui qui lutte contre les monstres doit prendre garde à ne pas devenir un monstre lui-même » [33]. Ils deviendront des monstres puisqu’ils tueront des hommes pour les manger. Comme des zombies en quelque sorte.
Finalement tout au long de la série, on comprend que les humains sont bien plus dangereux que les zombies, comme le montre de son côté cette scène surréaliste de la série Fargo, où le personnage principal, Lorne Malvo à la recherche d’amphétamines, rencontre un jeune vendeur ambulant qui essaye de lui refourguer aussi un kit zombie [34] :
Tout est dit par Lorne Malvo : l’homme est un loup pour l’homme, et ce n’est pas sûr que le monde soit pire avec des zombies.
« This isn’t a democracy anymore »
Dans la fiction postapocalyptique, l’avenir du survivant semble inextricablement lié à l’appartenance au groupe. Et pour survivre la solution « consiste à déléguer le pouvoir à l’individu le plus apte à l’assumer, un leader qui ne se déclare pas forcément comme un démocrate […], car à situation exceptionnelle répond une prise de décision exceptionnelle » [35]. C’est le sens des propos de Rick quand il déclare au groupe que « ce n’est plus une démocratie » [36]. Son devenir « fasciste » se déploie dans la mesure où le groupe est acculé à la survie et se trouve en permanence dans des situations de menaces, d’urgence et de crise. C’est cette logique qui prévaut dans la mise en place d’un État de sécurité pour le philosophe italien Giorgio Agemben : « Dans un pays qui vit dans un état d’urgence prolongé, et dans lequel les opérations de police se substituent progressivement au pouvoir judiciaire, il faut s’attendre à une dégradation rapide et irréversible des institutions publiques » [37].
Dans la série, on croise aussi un personnage qui a instauré un régime d’exception, le chef de la petite ville fortifiée de Woodbury appelé le Gouverneur. Il y exerce une autorité tyrannique bienveillante qui contraste avec l’utopie anarchiste de société autogérée qui s’établit dans la prison [38]. Et pour pouvoir vivre (se sentir en sécurité et manger à leur faim), la communauté de Woodbury laisse le pouvoir au Gouverneur, qui tend à devenir un seigneur féodal et brutal [39], conscient que le maintien de son pouvoir passe par l’édification d’une communauté repliée sur elle-même, voire belliqueuse, vis-à-vis des autres communautés (celle de Rick notamment). Et comme l’Histoire l’a déjà montré par le passé, les survivants acceptent aisément de se soumettre à l’autorité qui leur garantit la survie, quels que soient les procédés employés.
La remarque ironique de Deanna Monroe (la leader d’Alexandria), « Looks like the communists won after all » [40], montre qu’il existe aussi, dans ce monde postapocalyptique, une envie de retour en arrière. En effet, cette communauté reproduit en miniature la vie d’avant la catastrophe. Dans ce décor de la riche banlieue résidentielle de Washington, les enfants vont à l’école, s’ennuient et jouent même aux jeux vidéo. Les femmes sont insatisfaites, et se font battre par leurs maris alcooliques et violents. La ville est entourée par une enceinte qui les protège des hordes de zombies (l’allégorie avec les hordes de réfugiés est claire). On y organise des soirées mondaines entre voisins où les questions que les habitants se posent sont « Que vais-je préparer à manger ? » et « Comment vais-je m’habiller ? ». On pense alors à Walter Benjamin qui écrit « Que les choses continuent comme avant, voilà la catastrophe ». [41]
De fait, une partie du groupe de Rick comprend que cette communauté est faible et ils ont alors peur d’être eux-mêmes affaiblis (c’est le cas de Carl, Daryl et Carole notamment). Ce à quoi Rick répond, « Nous ne deviendrons pas faibles. Ce n’est plus dans notre nature ». Ils vont donc se préparer afin de se protéger des attaques de zombies et surtout des habitants. Dans cette communauté symbolisant « l’avant catastrophe », ceux qui ont compris le danger représentent le mouvement survivaliste, qui est « une mouvance dont la doctrine prêche une préparation à toutes formes de situations d’urgence pouvant déstabiliser la société (catastrophes naturelles, désastres industriels, pandémies, troubles sociopolitiques, guerres, effondrement général de la société). L’autosuffisance s’impose comme le maître mot, impliquant une formation rudimentaire en matière médicale et des connaissances techniques et pratiques de self-défense, auxquelles s’ajoute le stockage de provisions et de matériel de base […], ainsi que la fabrication d’habitats adaptés, comme l’abri souterrain » [42]. Ce mouvement divers (qui va de l’extrême-droite raciste aux anarchistes) est très important aux États-Unis. D’ailleurs même le gouvernement américain, dans une ironique mise en abîme, dispense de la propagande survivaliste : « À la fin 2012, le très officiel Center for Disease Control américain diffusait, une bande dessinée. Son titre : Preparedness 101 : Zombie apocalypse. L’idée est simple : la population doit se tenir prête à toute éventualité, une catastrophe nucléaire ou naturelle, une panne généralisée du système ou une insurrection. Le document se concluait ainsi : Si vous êtes préparé pour une apocalypse de zombies, vous êtes prêt pour n’importe quelle situation d’urgence » [43]. Comme le concluent les auteurs, tout est bon pour que la population se défende, c’est-à-dire défende le système. En outre, ce genre de discours crée une familiarité avec la question de la catastrophe, et a pour fonction d’habituation de la population [44].
En reprenant le concept élaboré par Georges Dumézil en 1958 sur les fonctions tripartites indo-européennes [45], et en le comparant à la société postapocalyptique de The Walking Dead, on se rend compte que la communauté met l’accent exclusivement sur la puissance martiale. Bien sûr, dans ce monde devenu sauvage, il faut savoir se défendre contre les zombies et contre les humains qui les menacent continuellement. En même temps, quand les survivants s’installent assez longtemps dans un endroit, ils s’organisent en vue d’avoir une autonomie matérielle. Par exemple, pendant tout le temps de la prison, les protagonistes de la série construisent un potager et élèvent des cochons. Mais cette activité est très restreinte dans la mesure où ils sont condamnés à se déplacer continuellement (de fait les déplacements hors des abris sont souvent motivés pour chercher des vivres). La sécurité du refuge s’oppose alors à la dangerosité du monde extérieur. Ce qui manque cruellement à cette communauté est la puissance spirituelle. En effet, les survivants ne se projettent jamais dans l’avenir, et ne pensent jamais l’époque, car ils sont écrasés à la seule question de la survie et à aucun moment ils ne peuvent se projeter dans un au-delà qui ne serait pas simplement un retour simplement à la vie d’antan.
On se rend compte tout au long de The Walking Dead qu’il n’y aura pas d’après, c’est-à-dire de moment où, après la suspension du cours normal de l’humanité (l’apocalypse), adviendrait le paradis. La notion d’apocalypse (dans sa conception religieuse) est ambiguë, car elle est à la fois désirée et crainte. En effet, l’apocalypse est redoutée, parce qu’elle est synonyme de malheur (c’est l’Antéchrist qui l’annonce), et elle est désirée, car la venue de l’Antéchrist annonce le retour du Christ, et le millenium (royaume de mille ans pendant laquelle la loi serait défaite, et les royaumes existants seraient détruits). L’apocalyptique est un sentiment fondé sur l’imminence de la catastrophe, imminence du Royaume, l’imminence de la fin certaine. Son temps est un temps obsédé par ce qui vient, par ce qui doit nécessairement arriver, sans souci pour ce qui est présent. Au contraire de l’apocalyptique, dont les regards sont tournés vers le futur, le temps messianique est, comme l’écrit Saint-Paul, ho nun kairos, un temps-de-maintenant, c’est-à-dire un temps qui se ressaisit de lui-même, et qui se place à la porte de chaque instant, de chaque kairos, pour l’ouvrir au messie [46]. L’ambiguïté de l’apocalypse marque le katechon, est la puissance qui « retient » (katechein, en grec) ; l’avènement de la fin des temps, c’est ce que l’apôtre Paul, dans sa deuxième Épître aux Thessaloniciens, chapitre 2, nommait katechon [47]. Pour Carl Schmitt, la puissance katechonique, c’est l’Empire romain (il n’existe pas, pour lui, de concept politique qui ne soit pas une sécularisation de concept théologique)[48]. En reprenant cette conception schmittienne, on peut penser que les zombies sont une puissance katechonique, dans la mesure où ils empêchent le déploiement d’une vie qui serait à la fois débarrassée des autorités (et de la loi) et des zombies. Dans The Walking Dead, il y a une suspension du cours normal des choses, et il n’y a pas de résolution. Il y a donc une attente qui est permanente : « Le katechon, qui suspend et retient la fin, inaugure un temps dans lequel rien ne peut vraiment arriver, car le sens du devenir historique, qui a sa vérité seulement dans l’eschaton, est indéfiniment différé » [49]. Difficile alors d’imaginer une fin où Rick et sa bande réussiraient à se débarrasser des zombies, et du monde qui va avec.
La puissance prédatrice du zombie ne repose pas sur son action individuelle, mais bien sur sa force collective. Il suffit de voir les séquences où les walkers, dès qu’ils sont nombreux, deviennent une réelle menace (on n’évoque d’ailleurs jamais la menace d’un mort-vivant, mais des morts-vivants). Les zombies incarnent pleinement la question du pouvoir destituant, au sens où le définit Giorgio Agamben [50], c’est-à-dire un pouvoir qui se trouve en dehors de la loi, et qui agit de manière à anéantir la puissance souveraine, plutôt que de la réformer. Les hordes de morts-vivants renversent toute l’humanité et toute civilisation sur leur passage. Il ne reste ni société, ni économie, ni agriculture, ni industrie. Rien. On ne perçoit que le silence de la ville ravagée par la catastrophe.
Notes
1. John Lloyd Stephens, Aventures de voyage en pays maya 1, Copan, 1839, Pygmalion, 1991.
2. « La raison dit aux hommes que la durée du monde n’a d’intérêt qu’autant que les êtres raisonnables qu’il renferme répondent à son but final ; dès l’instant que ce but n’aurait plus de chance d’être atteint, la création n’aurait plus d’objet, elle ressemblerait à un drame entièrement dépourvu de toute action intelligible, de tout dénouement ». Emmanuel Kant, « La Fin de toutes choses », in Considérations sur l’optimisme, et autres opuscules, 1794, Vrin, 1972, p. 217.
3. Aussi par extension la production télévisuelle.
4. The Walking Dead est une série télévisée d’horreur américaine, adaptée par Frank Darabont et Robert Kirkman, créateur de la bande dessinée du même nom. Elle est diffusée depuis le 31 octobre 2010 sur AMC.
5. David Buxton, « Les zombies postapocalyptiques « mangent » la télévision », Web-revue des industries culturelles et numériques, décembre 2014.
6. Tout au long des six saisons, le groupe perd certains de ses membres et en rencontre de nouveau ; de plus, les protagonistes changent régulièrement d’installation (ils vont dans un camp de survivant, le CDC (Center for Disease Control), une ferme, une prison, la petite ville de Woodbury, une église, un hôpital (dans la saison 5, mais aussi comme premier lieu dans la première saison), enfin dans la sixième saison, ils s’installent dans une riche banlieue de Washington à Alexandria safe zone).
7. Benjamin Campion, « « The Walking Dead », un succès en trompe-l’œil », Libération, mis en ligne le 17 février 2012 (mis à jour : 20 novembre 2014).
8. Ibid.
9. « That’s the trick of it, I think. We do what we need to do and then we get to live. But no matter what we find in D.C., I know we’ll be okay, because this is how we survive. We tell ourselves that we are the walking dead ». [S5E10].
10. Maxime Coulombe, Petite philosophie du zombie, PUF, Collection La nature humaine, 2013, p. 45.
11. Giorgio Agemben, Ce qui reste d’Auschwitz, Bibliothèque Rivages, 2003, p. 46.
12. Tiqqun, Théorie du Bloom, La Fabrique, 2000.
13. Ibid., p. 28.
14. Ibid., p. 104.
15. Johnny n’arrête pas de se moquer de sa sœur qui a toujours eu peur des cimetières. À la vue de l’homme égaré, il fait peur à sa sœur « They’re coming for you ! Look ! There goes one them now ! ». Finalement le zombie se jettera sur eux.
16. Maxime Coulombe, op. cit., p. 50.
17. Même si les racines du mot « zombie » sont incertaines on sait qu’elles se trouvent dans la culture vaudou haïtienne : certains spécialistes évoquent la possibilité que son étymologie puisse provenir du français « les ombres » ou de l’arawak zemi (un peuple indigène d’Haïti) « esprit », mais il est plus probable que le mot soit issu des langues d’Afrique de l’Ouest, la zone fournissant les esclaves importés en Haïti à partir du début du XVIe siècle. Dans les dialectes de la région, on retrouve ndzumbi (un cadavre), nzambi (l’esprit d’un mort), nsumbi (diable) ou encore zumbi (un fétiche, ou un revenant) d’après Julien Bétan et Raphaël Colson, Zombies !, Les moutons électriques, 2009, p. 4.
18. Julien Bétan et Raphaël Colson, op. cit., p. 326.
19. Jean-Baptiste Thoret, Politique des zombies – L’Amérique selon G. A. Romero, Ellipses, 2015, pp. 8 et 9.
20. [S03E01].
21. « This place can be a goldmine! » dit Rick Grimes [S03E01].
22. Giorgio Agemben, Homo sacer – Le pouvoir souverain et la vie nue, Ed. du Seuil, 1998, voir le chapitre 7. Le camp comme « nomos » de la modernité p. 179.
23. L’analogie avec le zombie est claire.
24. Wendy Brown, Murs. Les Murs de séparation et le déclin de la souveraineté étatique, Les Prairies ordinaires, 2009, p. 17.
25. On peut entendre « l’après » comme le synonyme de purgatoire pour l’humanité déchue.
26. La fin désigne à la fois l’achèvement et le but.
27. Selon Thomas Hobbes (1588-1679), l’un des premiers philosophes à introduire cette notion, afin d’imaginer ce que serait l’homme en l’absence de toute détermination sociale (et donc de toute loi), cet état de nature s’apparente à un état de guerre permanente de tous contre tous. John Locke (1632-1704), autre théoricien du contrat social, envisage en revanche l’état de nature comme un état d’égalité et da paix, où les hommes se portent mutuellement secours.
28. « The hell is this? Oh, come on, don’t be stupid. I owe you guys. I can help protect what you’ve got. Why would you save my life just to kill me by leaving me here? One guy– one guy can’t make it alone. That’s why I was with those dudes. I was alone. Don’t be stupid! I’m not like them! I’m just some guy! I used to watch football and screw around on the Internet. I lived with my mom! I lost her like you lost people. I went to school with Maggie for God’s sake! » —Randall à Rick Grimes et Shane Walsh, plaidant pour sa vie [S02E10].
29. [S03E04].
30. Sigmund Freud, « Un enfant est battu », Névrose, psychose et perversion, PUF, 1973, pp. 219-243.
31. [S02E11].
32. [S05E01].
33. Friedrich Nietzsche, Par-delà le bien et le mal, 1886, GF Flammarion, 2000.
34. Fargo [S01E03].
35. Julien Bétan et Raphaël Colson, op. cit., p. 345.
36. [S02E13]. Rick apparaît au début de la série plutôt comme un guide politique naturel parce qu’il continue d’incarner le souvenir d’une autorité légitime rationnelle.
37. Giorgio Agamben , « De l’État de droit à l’État de sécurité », Le Monde, 23 décembre 2015, http://www.lemonde.fr/idees/article/2015/12/23/de-l-etat-de-droit-a-l-etat-de-securite_4836816_3232.html#7f4cMWOcD10GJzd7.99, consulté le 28 décembre 2015.
38. « La prison, une fois « nettoyée » de ses éléments subversifs ressemble beaucoup aux cités idéales que l’on trouve dans la littérature politique classique, de Saint-Augustin à Thomas More, et peut-être plus encore au phalanstère de Fourier » in Jean-Philippe Zanco, « The Walking Dead. De la crise de la démocratie au retour de la horde primitive » in Le Monde, 26 avril 2014, http://seriestv.blog.lemonde.fr/2014/04/26/the-walknig-dead-de-la-crise-de-la-democratie-au-retour-de-la-horde-primitive/, consulté le 15 janvier 2016.
39. Voire complètement psychopathe. En effet, il entrepose les têtes des rôdeurs et des humains qu’il a tués dans une petite pièce fermée à clé de son appartement. Il garde aussi captive sa petite fille, Penny, qui a été transformée en zombie. Il se comporte comme un véritable père en la coiffant et en prenant soin d’elle.
40. Deanna Monroe : Absolutely amazing to me how people with completely different backgrounds and with nothing in common can become that. Don’t you think? [Je trouve merveilleux comment des gens de milieux totalement différents avec rien en commun peuvent devenir ainsi. N’est-ce pas ?]
Rick Grimes : Everybody said you gave them jobs. [Tout le monde dit que vous leur avez donné du travail].
Deanna Monroe : Mm-hmm. Yeah. Part of this place. Looks like the communists won after all. [Hmm, ouais. Une partie de cet endroit. Il semble que les communistes ont gagné après tout]. [S05E12].
41. Walter Benjamin, Charles Baudelaire, Payot, 1982, p. 342.
42. Julien Bétan et Raphaël Colson, op. cit., p. 310.
43. Comité invisible, À nos amis, La Fabrique, 2014, p. 26.
44. Frédéric Neyrat, « Biopolitique des catastrophes. », Multitudes 1/2006 (n° 24), p. 107-117.
45. Ces sociétés (qu’elles soient grecques, arméniennes, celtes, indo-iraniennes, baltes, germaines, slaves ou latines) distinguent l’activité en trois fonctions politiques, correspondant aux domaines religieux, guerrier et économique, qui sont exercées comme des pouvoirs séparés et hiérarchisés.
46. Giorgio Agamben, Le temps qui reste, Rivages poche, 2000, p. 110.
47. Carl Schmitt, Le Nomos de la Terre. Dans le droit des gens du Jus Publicum Europaeum, PUF, Collection Quadrige, 2008, p. 64.
48. « Tous les concepts prégnants de la théorie moderne de l’État sont des concepts théologiques sécularisés. Et c’est vrai non seulement de leur développement historique, parce qu’ils ont été transférés e la théologie à la théorie de l’État… L’idée de l’État de droit moderne s’impose avec le déisme, avec une théologie et une métaphysique qui rejettent le miracle hors du monde », Carl Schmitt, Théologie politique, Gallimard, 1922, p.15.
49. Giorgio Agamben, cité par Peter Szendy, « Le feuilleté du cinémonde », in L’apocalypse cinéma, Capricci, 2012, p. 79.
50. Giorgio Agamben, État d’exception, Seuil, 2003.
Lire d’autres articles d’Anne-Lise Melquiond
MELQUIOND, Anne-Lise, « The walking dead – Anne-Lise-Melquiond », Articles [En ligne], Web-revue des industries culturelles et numériques, 2016, mis en ligne le 1er avril 2016. URL : https://industrie-culturelle.fr/industrie-culturelle/the-walking-dead-anne-lise-melquiond/
Anne-Lise Melquiond prépare une thèse sur le thème de l’apocalypse dans les séries actuelles à l’université de Paris Ouest (directeur : David Buxton). Elle est enseignante en Lettres – Histoire dans le secondaire à Rouen.