Ce texte est paru le 21 février 2020 dans le blog de Jason Read unemployed negativity (original ici), et a été traduit par moi avec sa permission (David Buxton).
Je donne régulièrement mon sang, ou plus précisément, mes plaquettes. On reprend ses forces plus vite, mais le processus dure presque trois heures. C’est pourquoi on vous propose un film pour faire passer le temps. Normalement, je choisis un blockbuster que j’ai manqué lors de sa sortie car je suis un peu inconfortable, la salle est bruyante, alors il me faut un maximum de distraction.
La dernière fois, j’ai regardé Terminator : Dark Fate (2019), même si j’ai un mépris particulier pour les franchises Terminator et Alien. J’aime bien le premier film, et je comprends pourquoi beaucoup de gens ont un faible pour le deuxième, mais après, à mon avis, ça se gâte sérieusement (1). Plutôt que d’essayer de construire un autre univers de toutes pièces, les premiers films des deux franchises s’organisent autour du concept simple de robot tueur ou d’extraterrestre tueur, renforcé par un pastiche de références et d’allusions visuelles. Comme d’autres l’ont remarqué, Alien est au fond une maison hantée dans l’espace, et Terminator est une sorte de cyborg des genres slasher, science-fiction et action. Après, cependant, on se retrouve avec une mythologie inutilement complexe (Alien), ou des retours dans le temps pour faire redémarrer la franchise (Terminator).
Cela m’amène à Terminator : Dark Fate, le sixième film de la franchise. Après une ouverture qui efface tout ce qui s’est passé dans les trois films précédents, il commence de manière déjà vue : deux figures se matérialisent à Mexico, une machine tueuse méchante, et une machine tueuse bonne. Il y a même une reprise de la réplique « viens avec moi, si tu veux vivre », qui figure déjà dans trois films de la franchise. Il s’avère qu’on avait réussi à détruire le surpuissant réseau Skynet, évitant ainsi le « jour du jugement » tout de même déclenché dans le troisième film. Mais une nouvelle forme d’intelligence artificielle, baptisée Légion, conçue à des fins de cyberguerre, parvient à la même idée : tuer tous les humains. Ai-je vraiment besoin de signaler qu’il y aura des spoilers dans ce qui suit, tant c’est prévisible ? Émerge un chef de la résistance contre les machines, lesquelles ne tardent pas à voyager dans le passé afin de supprimer celui-ci à la source.
L’attraction principale du film est le retour de Sarah Connor vieillie (jouée comme en 1984 et en 1991 par Linda Hamilton). C’est par rapport à l’histoire de ce personnage que le film propose sa propre théorie de la franchise. Depuis des années, Sarah consacre sa vie à la chasse de robots tueurs ; après la réception de textos qui lui fournissent les coordonnées de chaque nouveau voyage dans le temps, elle débarque au lieu fatidique comme une conductrice Uber lourdement armée et prête à tuer. Un modèle survivant de la gamme T-800 (joué par Arnold Schwarzenegger) envoie les textos pour lui donner une mission, et donc un sens à sa vie. C’est le premier film à ma connaissance où les personnages vivent consciemment un film d’une franchise sous forme de répétition du film original. Tout est mis en œuvre pour capter de nouveau la sensation de celui-ci.
L’original Terminator (1984) fut le premier film que j’ai regardé avec le magnétoscope familial. Si j’en parle, c’est parce qu’il est saisissant à quel point le monde matériel a changé depuis. À l’époque, on avait encore des cabines téléphoniques et des baladeurs. Ce qui m’impressionne en regardant ce film de nouveau, c’est comment il réussit à tirer le maximum d’une technologie qui apparaît simple. Un répondeur permet de savoir qu’un appel décisif a été manqué, alors que l’écoute au baladeur empêche une jeune femme d’entendre la présence du tueur chez elle. La technologie semble déjà dirigée contre nous ; en nous isolant, les machines primitives du 20e siècle nous ont rendus vulnérables aux machines du 21e siècle. Le dernier film de la franchise tente de remettre la technologie à jour. Il est dit que les smartphones sont aussi des appareils de pistage ; un robot maléfique scanne des caméras de surveillance, et se sert d’un drone (mais même les drones paraissent maintenant un peu datés) (2).
On pourrait superposer trois histoires de la technologie sur ces films. D’abord, l’histoire des appareils technologiques réels, des téléphones fixes aux mobiles, des hélicoptères aux drones, le monde concret familier qui constitue la toile de fond. Ensuite, l’histoire des effets spéciaux. Comme l’affirme l’anthropologue David Graeber, c’est là qu’on peut constater un progrès linéaire, où chaque nouveau film est une amélioration sur le précédent, et chaque redémarrage rend démodés les anciens (3). La franchise Terminator est célèbre pour cela, et le deuxième en 1991 a marqué une avancée sensible quant aux possibilités des images de synthèse. Celles-ci permettent une troisième histoire, celle de l’avenir projeté lorsque les vieux modèles de robots seront remplacés par des machines numériques volantes et souples. Ce qui me frappe dans le cas de Dark Fate, c’est combien cette troisième chronologie est à la traîne par rapport à la première. Le passage des téléphones fixes aux smartphones avec leurs possibilités accrues de surveillance externalisée m’apparaît beaucoup plus effrayant que la transformation du robot modèle T-800 à celui du Rev-9 du Dark Fate. Que valent des mains-couteaux et des clones de cyborgs par rapport à la capacité à suivre n’importe qui, n’importe où ? Quand une franchise de films d’action ne peut plus suivre la réalité, il est temps de la mettre à la retraite.
Notes
1. Jason Read, « Corporate Imagination : in praise of Weyland-Yutant », unemployed negativity, 25 juin 2012.
2. Jason Read, « Put a Drone on it : Chamayou’s « Theory of the Drone »», unemployed negativity, 16 fév. 2015.
3. David Graeber, « Of flying cars and the declining rate of profit », The Baffler, 19, mars 2012.
READ Jason, « « Terminator : Dark Fate » : quand les franchises deviennent conscientes d’elles-mêmes – Jason READ », Articles [En ligne], Web-revue des industries culturelles et numériques, 2020, mis en ligne le 1er avril 2020. URL : https://industrie-culturelle.fr/industrie-culturelle/terminator-dark-fate-quand-les-franchises-deviennent-conscientes-delles-memes-jason-read/
Jason Read est un philosophe, spécialiste de Marx, Spinoza et Deleuze, qui enseigne à l’université de Maine du Sud à Portland (États-Unis). Depuis 2006, il tient un blog intitulé « unemployed negativity » (recommandé), alimenté plusieurs fois par mois.