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Présentation (David Buxton)
Le texte suivant est composé des notes prises par Hans Georg Backhaus lors du séminaire d’été d’Adorno en 1962 consacré à Marx. Elles ont été publiées en annexe au livre classique de Backhaus, Dialektik der Wertform : Untersuchungen zur marxschen Ökonomiekritik (non traduit en français) [1]. C’est moi qui ai traduit ces notes à partir d’une traduction anglaise anonyme qui se présente elle-même comme « grossière ». Elle fut postée en 2012 par Chris O’Kane, qui promet la publication à venir d’une version améliorée, mais au moment où j’écris, celle-ci n’a pas vu le jour.
Le texte source est donc imparfait, et en plusieurs endroits manifestement fautif. Il est rendu dans un anglais pas toujours idiomatique, qui reste probablement assez proche de l’allemand original ; en tout cas, malgré les imperfections, l’effort est louable. Mais il était impossible de faire une version française lisible en respectant au mot le texte source ; plus que d’habitude dans un travail de ce type, un certain degré d’interprétation s’est imposé, et des erreurs d’appréciation ne peuvent être exclues. Les ajouts par rapport au texte source pour faciliter la compréhension sont indiqués par des parenthèses carrées.
Je précise ici que cette version n’est pas intégrale. J’ai renoncé à traduire certains passages « philosophiques », (notamment sur Popper, et sur la relation entre Hegel et Marx), indiqués ainsi […] ; il n’était pas sûr que je puisse les rendre avec la précision nécessaire. Ailleurs, j’ai parfois supprimé quelques répétitions et lourdeurs inutiles au niveau de la phrase, indiquées de la même manière. Quant au paragraphe 22, décisif, mais un peu obscur dans le texte source, j’ai bénéficié de l’aide d’Alexander Neumann, qui a pu consulter le texte allemand original. Qu’il en soit vivement remercié.
Traduire en français un penseur aussi important qu’Adorno à travers le filtrage d’une autre langue peut paraître à première vue illégitime. Il va sans dire qu’une version faite à partir des notes originales de Backhaus serait préférable. Mais en attendant celle-ci, le texte source en anglais est disponible en ligne, et théoriquement libre des droits. À cette considération s’ajoute le fait que ce n’est pas un texte écrit par Adorno. À mon avis, le problème du filtrage vient moins de la double traduction que du passage de l’exposé oral d’Adorno (très dense) aux notes prises manuellement par Backhaus. Celles-ci, même manifestement remaniées pour publication, relèvent d’un tour de force. Il n’empêche : ce sont des notes prises en direct avec d’inévitables lacunes, forcément rédigées dans un style télégraphique, et organisées en paragraphes décousus. Ce n’est pas un texte à lire dans la continuité, mais à méditer à petites doses. À cette fin, j’ai numéroté les paragraphes, et rajouté des sous-titres (ceux sans parenthèses sont dans l’original). J’y reviendrai ci-dessous dans un commentaire qui cherche à en tirer quelques conclusions pour l’analyse de l’industrie culturelle.
1.Ed. ça ira, Fribourg, 1997. Un de ses articles importants, traduit en français, est disponible ici.
Séminaire de 1962 (Adorno)
1. Chez Popper, le concept de loi [scientifique] s’identifie implicitement à la régularité d’occurrences répétées [1]. En vérité, le concept de loi [scientifique] se rapporte à la codification d’une procédure particulière dans sa structure. Il est essentiel pour le positivisme d’hypostasier la division du travail au sein des sciences, rejetant aussi, ce faisant, le concept de loi quand Popper affirme, par exemple, que l’historiographie ne peut être vérifiée ainsi. Ici, on isole l’historiographie [des autres disciplines]. On accuse Marx d’économisme. Certaines relations intellectuelles (geistige) s’autonomisent, et si elles sont réduites de manière désinvolte à des causes économiques, elles empêchent toute compréhension de Marx. Ce qui compte – et c’est notre tâche –, c’est de rendre compte des conditions qui créent l’autonomie des relations intellectuelles. La transition à l’autonomie doit se déduire de la dynamique sociale.
2. Pour Popper, Marx est coupable d’essentialisme. [À cette accusation], Marx aurait ricané, en se proposant lui-même comme nominaliste qui retourne Hegel sur la tête. Néanmoins, je dirais que Popper a raison [sur ce point] car, chez Marx, les concepts structurels sont autonomes, sans quoi on ne pourrait penser la diversité sociale, alors que Popper est essentiellement hostile à la théorie. Dès qu’on renonce au moment de l’autonomie du concept, on nie la possibilité même de la théorie. Celle-ci est alors remplacée par la demande que la sociologie, comprise comme une sorte d’agent social (Agentur), doit fournir des faits ordonnés à même d’être utilisés par la praxis dominante.
3. […] Quand je parle de la structure de la société comme une totalité complète, les positivistes diraient que la société capitaliste n’existe pas, notre société est pluraliste. […] Je soulève ici le problème central. Notre réponse démarque l’École de Francfort de toutes les autres traditions de sociologie. L’échange lui-même est un processus d’abstraction. Que les êtres humains le sachent ou non, en entrant dans une relation d’échange, et en réduisant des valeurs d’usage différentes à des valeurs de travail [abstrait], ils actualisent une opération conceptuelle sur le plan social. C’est cela, l’objectivité du concept dans la pratique. […] Le concept ne doit pas être fétichisé, il est intégré dans une dialectique avec des faits [concrets]. La structure conceptuelle elle-même est factuelle. […]
4. Les objets des sciences naturelles ne sont pas conscients. S’il n’y avait pas de sujets pour abstraire, c’est-à-dire s’il n’y avait pas de sujets pensants, une conceptualité objective ne pourrait exister. Les objets ne sont pas immédiatement [donnés aux] sujets, mais il y a quelque chose de subjectif dans l’objet (dans le sens de ce qui se prête à l’abstraction [par un sujet pensant]). L’objet n’est nullement suffisant en lui-même. […] La domination du social est si forte que la société apparaît comme une première nature. Le positivisme est si aveuglé par la société qu’il confond la seconde nature et la première nature, et met sur le même plan les données sociales et les données des sciences naturelles. […]
5. On ne peut arriver à des relations d’échange sans un moment de conceptualité. C’est un processus d’abstraction qui implique l’identique avec l’identique à l’identique (der Gleiches mit Gleichem auf Gleiches bezieht), sinon l’irrationalité régnerait. C’est le moment d’équation calculatoire qui a fondé la différence entre la société bourgeoise (Bürgerliche Gesellchaft) et le féodalisme [2]. Même si aucun être humain n’avait eu l’idée de cet échange absolu, il existerait toujours objectivement un processus d’abstraction […] qui relève du moment conceptuel, que les êtres humains y réfléchissent ou non. Au contraire, moins les êtres humains réfléchissent à ce moment conceptuel, en le voyant comme quelque chose qui appartient à l’objet lui-même, plus grand est son pouvoir (Gewalt). Le concept est donc l’objet lui-même, et non l’aspect (Merkmalseinheit) subjectif subsumé en lui. Ce type d’objectivité se démarque totalement de l’objectivité enseignée par le réalisme conceptuel mythologique, car il intègre le nominalisme [dans l’objet]. La conceptualité dans les relations d’échange est elle-même une forme de factualité. […]
[Adorno, Marx et] la critique de l’économie politique
6. Que veut dire pour Marx la critique de l’économie politique ? [Réponse] : la critique de la théorie classique du libéralisme ; et la critique de l’économie. C’est-à-dire la critique de la compréhension qu’a le libéralisme de lui-même (en particulier le tome 4 du Capital, Les Théories sur la plus-value) et la critique du libéralisme. Marx s’intéresse à une critique immanente de celui-ci. Dans les pays de l’Est, Marx sert les intérêts des relations de pouvoir ; ce Marx-là appartient à la littérature de gare. À l’Ouest, on accuse Marx de fonder sa théorie sur l’existence subjective d’une conscience de classe prolétarienne. C’est le contraire de ce que dit Marx. [Chez lui], la théorie libérale est confrontée avec ce qu’elle dit elle-même sur l’acte d’échange. « Vous dites que des équivalents sont échangés, que l’échange est juste et libre ? Je vous prends au mot, voyons maintenant comment ça marche. » C’est cela, la critique immanente [3]. Marx dit : « Il faut faire danser les relations pétrifiées en leur chantant leurs propres mélodies » (Contribution à la critique de « La Philosophie du Droit »). Il ne s’agit pas de confronter la société capitaliste avec une autre, mais de demander si la société se conforme à ses propres règles, si la société fonctionne selon les lois qu’elle prétend être les siennes. Or, Marx ne dit pas que celles-ci sont fausses. Il prend au sérieux la dialectique, et il est complice avec sa terminologie. Dans l’échange, quelque chose est simultanément l’identique et le non-identique ; en même temps, l’échange n’est pas juste. La théorie du libéralisme est conforme à son propre concept, et ce faisant, elle entre en contradiction avec celui-ci. La relation d’échange est en réalité formée d’avance par les relations de classe ; au cœur de la théorie se trouve la présupposition qu’existe le contrôle inégal des moyens de production. Aujourd’hui, cette question n’a presque aucune importance dans la discussion de Marx. La critique met à l’épreuve des affirmations en les affrontant à l’objet, et en déduisant les tendances de développement à partir de cette contradiction. Le dernier Marx dirait que cette méthode reste encore trop abstraite.
7. Comme Hegel, Marx voit les stades du développement comme étant qualitativement différents les uns des autres. Rostow [4], en revanche, ne reconnait pas des structures de base qualitativement différentes. Pour lui, deux stades différents sont vus en termes de plus ou de moins, il n’y a pas de différences qualitatives. Marx n’est pas simplement un historien de l’économie ; pour lui, les moments historiques et systémiques sont médiatisés, et le processus historique lui-même est vu comme la transition logique, nécessaire d’une structure à une autre. Marx se démarque non seulement des doctrines statiques, mais aussi de l’historien « pur » (blossen Historiker), qui ne fait que décrire les stades différents. Le concept est entièrement historicisé. [Bien que] le processus soit formellement idéaliste, il est l’auto-actualisation du concept : dans le cas de Marx, ce sont les modes de production. Il s’agit d’un double rejet par rapport à l’idéalisme invariable et au positivisme descriptif.
[La marchandise]
8. Ce qui caractérise la marchandise, c’est sa valeur d’échange. Justement, ce n’est pas le besoin qui est constitutif de la marchandise. La valeur marchande n’est pas dérivée du besoin, mais des conditions objectives de production, dont le besoin est un élément, mais seulement en dernière instance, c’est-à-dire, médiatisée par l’intérêt à écouler la camelote. La théorie objective se caractérise par le fait qu’elle commence avec des institutions plutôt qu’avec des besoins : des relations réelles de pouvoir, des relations de disposition et de contrôle (Verfügungsverhältnissen). « Vous dites toujours qu’il faut expliquer l’économie à partir des besoins, mais la boîte de vitesse ne sert pas primairement des besoins ; ceux-ci sont plutôt satisfaits au prix d’un grand sacrifice et d’un grincement terrible du système. » Le besoin est tiré [par le système] ; c’est pourquoi [l’analyse de] l’économie ne doit pas commencer avec le besoin, car le monde n’est pas dirigé par celui-ci, qui n’est qu’un épiphénomène.
9. Ce qui est décisif, c’est la dominance de l’appareil de production par rapport aux besoins. Il faut défendre cet argument contre l’objection que les phénomènes décrits par Marx pourraient être représentés subjectivement.
10. La méthode de Marx consiste en la correction ultérieure d’abstractions, en recourant à des différentiations importantes. Voici le problème : est-ce que cela est réconciliable avec la dialectique ou est-ce que Marx viole les principes de celle-ci ?
11. Ce qui rend la marchandise échangeable, c’est l’unité de temps de travail social abstrait, car à travers la réduction à l’unité, on fait abstraction de la valeur d’usage, et des besoins.
12. Quand un homme d’affaires fait ses calculs, il ne recourt ni aux conditions présidant à l’origine de la marchandise ni à la valeur d’usage de la marchandise, mais il focalise sur le temps de travail, le profit, les matériaux. C’est de cela que se compose la marchandise, mais c’est aussi ce qui fait d’elle la somme de quelque chose de solide, de réel (Dinglichem). Dans le [concept de] temps de travail abstrait, on ne tient pas compte des adversaires [concurrents ?]. En apparence, cette abstraction fait de ce qui s’échange une chose en elle-même. Ce qui est une relation sociale apparaît comme la somme des qualités réelles de l’objet. Le concept du fétichisme de la marchandise n’est rien d’autre que le processus nécessaire d’abstraction. À travers l’opération d’abstraction, la marchandise n’apparaît plus comme une relation sociale, mais comme si elle avait une valeur en elle-même.
[La fétichisation]
13. L’échange est toujours la clé [de la compréhension] de la société. C’est une caractéristique de l’économie marchande que ce qui caractérise l’échange – que ce soit une relation entre êtres humains – disparaît et se présente comme s’il s’agissait d’une qualité des choses à échanger. Ce n’est pas l’échange qui est fétichisé, mais la marchandise. Ce qui est une relation sociale figée au sein de la marchandise est perçu comme s’il s’agissait d’une qualité naturelle, d’une existence de choses en elles-mêmes. Ce n’est pas l’échange qui est illusoire, parce que celui-ci a réellement eu lieu. L’illusion dans le processus d’échange se trouve dans le concept de survaleur (plus-value).
14. Cela dit, les perceptions fétichisées ne sont pas des illusions non plus, car dans la mesure où les humains deviennent dépendants de ces objectivités qui leur restent obscures, la réification (Verdinglichung) n’est pas seulement la fausse conscience, mais en même temps la réalité, car les humains sont réellement aliénés de la marchandise. Nous sommes réellement dépendants du monde des marchandises (Warenwelt). D’une part, le fétichisme de la marchandise est une illusion ; de l’autre, il est la réalité ultime. La domination de la marchandise réifiée sur l’humanité en est témoin. Que des catégories d’illusion soient en vérité aussi des catégories de réalité, c’est la dialectique.
15. On ne peut comprendre un concept comme le caractère fétichisé des marchandises que lorsqu’on dépasse la transformation [de celles-ci] en catégories subjectives. Ici, je ne veux pas dire l’attrait provenant des marchandises dans un magasin. Ce n’est pas une question de la fétichisation psychologique des marchandises singulières, mais la structure objective d’une économie marchande. Dans une société où la valeur d’échange est le principe dominant, cette fétichisation se réalise nécessairement. Ce qui est essentiel, c’est que la marchandise disparaît en tant que relation sociale ; toute autre réaction de la conscience réifiée est secondaire.
16. Certainement, [la fétichisation] de la marchandise est la forme de base (Urform) de l’idéologie, mais celle-ci n’est pas simplement la fausse conscience, elle résulte de la structure de l’économie politique. C’est la raison pourquoi la conscience est déterminée par l’être. Ce qui est décisif, c’est que la structure objective de la forme économique se réalise elle-même au sein de la fétichisation. C’est cela, le processus objectif de l’idéologie, indépendant de la conscience des individus et de leur volonté. Le précepte de l’idéologie (Ideologielehre) ne se tient (Ernst) que du fait que la fausse conscience elle-même apparaît comme la forme nécessaire du processus objectif qui maintient la société ensemble. La socialisation elle-même passe par cette idéologie. Sur ce point, la question de l’idéologie devient très importante. Même si l’on perçoit la fausse apparence [de la société], cela ne change pas le caractère fétichisé de la marchandise. Tout homme d’affaires qui fait ses calculs doit respecter ce fétiche, sinon il va à l’échec [5].
17. L’argent n’est qu’un symbole du travail figé, et non une chose en elle-même, ainsi les processus de la finance ne sont pas primaires ; plutôt, il faut déduire ceux-ci de l’économie politique. Quand la valeur d’échange s’autonomise, on peut la viser comme une chose en elle-même. Le sens de la formule A-M-A´ [Argent-Marchandise-Argent prime] est cette réification de la valeur d’échange.
[L’origine de la survaleur]
18. Une question cruciale : d’où vient la survaleur ? La sphère de la circulation est secondaire, car la survaleur y existe déjà. Dans la sphère de la circulation, les entrepreneurs se bousculent pour la survaleur qui est, cependant, déjà produite.
19. La force de travail (Arbeitskraft) est la source de la survaleur, car elle est en même temps une valeur d’usage et une valeur d’échange. C’est cela, le noyau de l’affaire. Le travailleur est libre dans la mesure où il peut bouger d’un secteur à un autre.
20. La valeur elle-même se définit comme de la valeur sociale. Pour cette raison, les machines ne peuvent produire de la valeur. Ce que les machines produisent renvoie au travail, car elles sont elles-mêmes produites par le travail. Les entrepreneurs courent après la survaleur absolue, mais non parce que ce sont de mauvaises gens. [L’explication en termes de] psychologie est aussi contraire à Marx qu’à Hegel.
21. La théorie de Marx du masque de caractère (Charaktermaske) [6] contient le concept de rôle, mais celui-ci se dérive des conditions objectives ; le rôle est imposé au sujet par la structure. De nos jours – chez Parsons par exemple [7] – il n’y a pas de réflexion sur le concept de rôle, mais plutôt une absolutisation de celui-ci. La raison pour laquelle je suis sceptique du concept de rôle est qu’il n’est pas compris comme un moment nécessaire dans un processus, mais plutôt isolé, singularisé.
L’essence de la dialectique
22. Les capitalistes s’efforcent par tous les moyens d’accumuler de la survaleur. À cette fin, ils sont poussés à développer des machines afin de remplacer le travail vivant par le travail mort. S’ils ne le font pas, ils périront dans la lutte concurrentielle. Ici, un moment de la sphère de circulation influe sur la sphère de production. Puisque les capitalistes sont contraints, ils créent ainsi les conditions d’existence des forces productives, qui pourront s’affranchir des chaînes de l’économie capitaliste. Deuxièmement, ce faisant, ils créent une dynamique qui se retourne contre eux ; de plus en plus, une quantité de travail devient surnuméraire, créant ainsi des conditions de crise et d’une menace sans cesse grandissante au système lui-même. Afin de se maintenir, le système doit produire précisément de tels moments par lesquels il sape sa propre existence. Ce processus se dirige vers la destruction de la totalité ; le but de la spontanéité est d’établir une prise sur ce processus, afin d’élever l’ensemble vers un mode de production supérieur qui dépasse (aufheben) le précédent. La dialectique, dans la mesure où elle est aveugle, crée alors les conditions qui permettent autre chose. Si nul moment de liberté n’intervient, c’est-à-dire, si le mouvement d’ensemble est abandonné à lui-même, il dépérit [8].
23. L’incertitude éternelle est l’une des raisons derrière le désir rétrograde pour des relations agraires ou artisanales. C’en est le moment authentique. L’autre moment, l’apothéose [de ce désir], est faux, car ces relations-là ne peuvent être restaurées.
24. Afin de comprendre le concept de survaleur, il faut comparer deux durées temporelles : le temps nécessaire pour la production de la force de travail ; et le temps que le travailleur fournit en travail. Il ne faut pas commencer par la marchandise produite par le travailleur, car il y a un processus d’échange : le travailleur vend son temps de travail (Arbeitzeit) pour lequel il reçoit son équivalent. Mais le temps qu’il donne, et le temps nécessaire pour la reproduction de sa force de travail sont différents. D’une part, l’échange a lieu sous la forme d’équivalents : le travailleur donne son temps de travail et reçoit en retour ce qu’il faut pour la reproduction de sa force de travail. C’est là que se trouve la source de la survaleur, sans que l’on doive prendre en considération la marchandise produite. On échange l’identique pour l’identique, et simultanément l’identique pour le non-identique (Gleiches mit Nicht-Gleichem). Derrière cela se trouve la totalité des relations de classe. Le travailleur accepte ces conditions seulement parce qu’il n’a rien d’autre que sa force de travail [à vendre]. Derrière cet échange étrange se trouve la question des relations de classe.
[La théorie subjective]
25. Il est probablement faux de dire que la théorie [économique] subjective est incapable d’expliquer le mécanisme entier de l’économie en termes de besoin [9]. Cela peut certainement se faire aussi en catégories subjectives, si l’on se contente d’une esquisse formaliste des processus économiques. Ce faisant, cependant, on fait abstraction du moment de la puissance et de l’impuissance sociales (Macht und Ohnmacht). Le contrôle de la consommation n’est pas une invention récente, même si de nouvelles formes de régulation prévalent aujourd’hui. Mais la consommation n’est pas la clé [pour la compréhension] de l’économie, parce que les possibilités de consommation des sujets dépendent du système économique global (on ne peut consommer que ce que permet son statut social), et de la situation de l’économie.
26. La controverse réelle n’est pas au sujet de laquelle de ces deux directions [production ou consommation] permet une meilleure représentation des processus économiques, mais quelle théorie est plus adéquate à la réalité dans laquelle les relations économiques s’inscrivent. Une approche qui ne prend pas en compte la dépendance du consommateur du système global n’est pas adéquate à la réalité. On peut démontrer que les changements dans les coutumes de consommation (Konsumsitten) ne viennent pas du sujet, mais sont des processus objectifs qui ont leurs racines dans la structure sociale. C’est pourquoi Marx ne commence pas avec la consommation, mais avec la production, comprise comme la domination (Vorherrschaft) de ceux qui disposent des moyens de production (der Verfügenden). Cette approche correspond davantage à la réalité.
27. Le choix de système [théorique] de coordination n’est pas neutre. Le meilleur système [théorique] est celui qui peut intégrer le plus de relations réelles en son sein. Si ces relations sont antagonistes (système des classes), il faut alors que cet antagonisme soit exprimé théoriquement.
28. La science économique (Ökonomie) subjective est essentiellement une analyse des processus marchands dont les relations marchandes établies sont présupposées. Engels invoque avec justesse l’héritage de la philosophie allemande : il s’agit de moments constitutifs par lesquels on arrive [au concept] de la survaleur et les conditions immanentes de celle-ci, alors que la doctrine subjective [de la science économique] cherche à formaliser de façon élégante des processus établis.
29. À l’opposé, Marx ne s’intéresse pas à la description d’une société marchande, mais aux éléments constitutifs de l’expérience [sociale], et à la critique des catégories d’activité marchande. Cette approche, plus profonde, qui permet davantage de réalité d’être exprimée [sur le plan théorique], procède du problème de la constitution (vom Konstitutionsproblem) [d’une société marchande]. L’enjeu est la possibilité de saisir les éléments constitutifs de la totalité. Cette question de constitution est déjà présente dans l’arbitraire apparent de la coupe du réel qu’on fait à des fins d’abstraction. La doctrine subjective [de la science économique] est essentiellement une apologie [du système]. L’analyse de la question du prix est un épiphénomène à l’égard des questions de constitution.
Sur la critique
30. On ne peut s’arrêter au phénomène de l’aliénation ; en principe, celle-ci est une catégorie idéaliste. L’aliénation résulte, cependant, du caractère marchand de l’économie (Ökonomie). On ne peut non plus faire abstraction de la question du pouvoir ; mais celle-ci s’affirme selon la reproduction de la vie matérielle des hommes. Si c’était simplement une question d’aliénation et de pouvoir, Marx n’aurait pas grand-chose à nous dire, l’hégélianisme de gauche serait tout ce qui reste de lui. Mais Marx voulait critiquer comment le pouvoir et l’aliénation se réalisent concrètement dans la société.
31. Le concept de paupérisation (Verelendung) relative prête à rire (urkomisch). Quand aucun travailleur ne saura qu’il est paupérisé (Schelsky), on ne pourra plus utiliser le concept de classe [10].
32. Le concept de technologie (Technik) n’est pas clair chez Marx. Ce concept est dérivé de Saint-Simon, qui n’a pas vraiment réfléchi sur les relations de production. D’un côté, celles-ci sont entravantes ; de l’autre, elles se modifient de façon constante, devenant [à leur tour] des forces de production. C’est l’aspect problématique de ce concept.
33. On peut voir que des difficultés importantes sont inhérentes au système [marxiste]. Marx est accablé d’un faisceau de questions. L’aspect sombre de notre situation [actuelle] vient du fait que ces questions ne sont pas approfondies, mais critiquées de l’extérieur sans confronter la théorie avec ses difficultés immanentes. D’un côté, à l’Ouest, la théorie [marxiste] est diffamée ; de l’autre, à l’Est, elle est fétichisée. À l’Est, la théorie [marxiste] fait l’objet d’un tabou ; à l’Ouest, c’est un péché cardinal que de s’intéresser à elle. L’avenir de la réflexion sur la société dépend de notre capacité à s’adresser à ces problèmes. Le génie de Marx, c’était justement que, plein de dégoût, il s’est attaqué à ce qu’il trouvait dégoûtant : l’économie/la science économique (Ökonomie) [11].
34. À l’objection que le socialisme mène à la massification, il faut répondre que celle-ci ne disparaîtra que lorsque les individus ne sont plus déterminés par des relations d’échange.
Notes du traducteur (DB)
1. Karl Popper (1902-94), philosophe autrichien positiviste, connu comme l’inventeur du « principe de réfutabilité », où la théorie est dite scientifique si elle permet dans ses énoncés de base des falsifieurs potentiels aussi bien que des propositions de validation. Selon ces critères calqués sur les sciences expérimentales, les théories de Marx et de Freud ne sont pas scientifiques. Cette épistémologie qui se veut non dogmatique fut mise au service d’une vision libérale de « la société ouverte ».
2. Dans le texte source, « civil society ». Je cite les traducteurs du volume d’écrits sociologiques d’Adorno (Société : Intégration, Désintégration, Payot, 2011) : « Même si la traduction canonique de ce terme d’origine hégélienne est « société civile », nous le rendons par « société bourgeoise ». Adorno se sert en effet du concept de « société bourgeoise » pour désigner une réalité socio-économique, et non une réalité juridique ou politique » (p. 35).
3. Sur l’importance de la critique immanente du capitalisme moderne, voir T. W. Adorno, « Sur la logique des sciences sociales », in De Vienne à Francfort : la querelle allemande des sciences sociales, Complexe (Bruxelles), 1979.
4. Walt Whitman Rostow (1916-2003), économiste et politiste américain, auteur des Étapes de la croissance économique : un manifeste anti-communiste (1960). Rostow y propose une théorie du développement (capitaliste) en cinq étapes : la société traditionnelle, les conditions préalables au décollage, le décollage, la phase de maturité, l’âge de la consommation de masse. La notion de « pays en voie du développement » en est dérivée. Favorable à l’intervention américaine au Vietnam, il fut conseiller pour la Sécurité nationale, 1966-69.
5. Alexander Neumann a traduit ce passage ainsi, à partir de l’allemand original : « Même si nous sommes en mesure de percer la fausse apparence de la société, cela ne modifie pas l’aspect fétichiste de la marchandise : tout commerçant qui calcule ses affaires est obligé de se comporter d’une manière conforme à ce fétiche. S’il ne le fait pas, il coule » (Neumann, Après Habermas, Delga, 2015, p. 83).
6. Ce terme de Marx désigne les masques sociaux que revêtent les gens au-delà des rapports de production (voir Le Capital, PUF, 1993, p. 89). Chez Adorno, il s’oppose au concept non critique de « rôle », « prélevé, sans analyse, de la façade sociale » (Société : Intégration, Désintégration, Payot, 2011, p. 27-28). À noter que le terme de masque de caractère est systématiquement gommé dans les traductions anglaises du Capital.
7. Talcott Parsons (1902-79), sociologue américain, fondateur de l’école structuro-fonctionnaliste, à la fois empirique et systématique, qui a dominé la sociologie américaine jusqu’aux années 1960. Traducteur de Max Weber. Contre le déterminisme social, il a développé une théorie de l’action selon laquelle les sujets s’orientent en fonction des valeurs qu’ils se sont eux-mêmes choisies, l’ensemble social étant défini comme un ensemble d’actions.
8. La notion de spontanéité chez Adorno s’oppose à la normalisation et à la standardisation, notamment de l’industrie culturelle, et permet de sortir de l’identité conceptualisée entre sujet et objet. « Toute trace de spontanéité chez le public est contrôlée par des chasseurs de talents, des compétitions en studio, des manifestations de tout genre sélectionnées par des professionnels » (Adorno et Horkheimer, Kulturindustrie, Allia, 2012, p. 11). Plus généralement : « La confiance en les actions limitées de petits groupes rappelle la spontanéité qui s’étiole sous la dure totalité et sans laquelle elle ne saurait devenir autre. Le monde administré a tendance à étouffer toute spontanéité, pour ne pas dire à la canaliser en pseudo-activité » (Adorno, « Résignation », Tumultes, 17/18, 2001-2).
Le mot « aufheben », de facture hégélienne, est diversement rendu par sursumer (Jean-Marie Vincent), abolir (les traducteurs des écrits sociologues d’Adorno, Société, op. cit.), élever, et dépasser, que je préfère. Les traducteurs de Société justifient leur choix (abolir) ainsi : « qu’il n’était plus possible [pour Adorno] de défendre l’idée d’une évolution historique qui soit en même temps une avancée » (p. 379). Cela ne semble pas être le cas ici, du moins théoriquement.
La totalité pour Adorno est tout simplement la société comme système, « en tant que chose en soi ». Cf « Pour savoir ce qu’est un ouvrier, on doit savoir ce qu’est la société capitaliste ; mais celle-ci inversement n’est pas plus « élémentaire » que les ouvriers » (« Introduction » in De Vienne à Francfort, op. cit., p. 41).
9. Dans ce séminaire, la « théorie subjective » réfère à la science économique « bourgeoise », qui ne dépasse pas les apparences. Sur la distinction opérée par Adorno entre « théorie objective » et « théorie subjective » dans les sciences sociales, voir « Intervention lors de la discussion à propos de « Capitalisme tardif ou société industrielle » » in Société, op. cit., pp. 109-21.
« …[C]e qui est visé ici par une sociologie objective, c’est une sociologie qui croit pouvoir recourir à des structures de la société prélevées sur le système de la société lui-même ou touchant au système de la société lui-même – et non aux structures qui sont des systématisations ou des schémas d’ordonnancement générés par le besoin ou l’organisation scientistes. Face à cela, ce sont deux sortes de choses que j’ai désignées par le terme subjectif.
Tout d’abord, le subjectivisme scientiste, où les catégories d’ordonnancement propres à la science classificatoire sont censées fournir les véritables vecteurs de la connaissance, au détriment de la chose même. Deuxièmement […] le terme désigne l’activité qui consiste à recourir à des données subjectives – donc par exemple à des tranches de revenu ou à la conscience du statut social, à la conscience du rôle, voire aux indices bien connus utilisés par la sociologie américaine des stratifications -, alors qu’en vérité, il s’agit de positions objectivement prédéfinies que des hommes singuliers occupent au sein du processus de production. » (p. 112).
10. Helmut Schelsky (1912-94), sociologue allemand conservateur, ancien nazi, défenseur d’une approche empirique et descriptive, qui contestait qu’une société divisée en classes sociales existait toujours.
La référence à la paupérisation relative renvoie au débat historique (1896-1903) entre, d’un côté, Édouard Bernstein, l’un des dirigeants du parti social-démocrate allemand (à l’époque d’obédience marxiste), qui a appuyé son appel au réformisme sur le constat que le pronostic marxiste de la paupérisation absolue du prolétariat s’est avéré faux, et de l’autre, le théoricien Karl Kautsky, qui a avancé la thèse de la paupérisation relative : même si le niveau de vie des prolétaires s’améliore, l’inégalité entre la bourgeoisie et le prolétariat s’accroit. Le congrès des sociaux-démocrates de 1903 a tranché en faveur de Kautsky. Adorno renvoie dos à dos les deux positions ; pour lui, il s’agit d’un concept strictement économique, qui ignore des facteurs politiques comme des allocations consenties, et des facteurs externes comme les profits coloniaux. Voir « Réflexions sur la théorie des classes » (1942, non publié du vivant d’Adorno) in Société, op. cit., p. 69-72, et la note 34 des traducteurs, p. 81-2.
11. En allemand, le mot Ökonomie réfère à l’économie, et à la science économique. Il n’est pas clair quel sens Adorno entend ici (peut-être les deux).
Commentaire (David Buxton)
Ce séminaire de 1962 répondait à la demande pressante des étudiants en sociologie à Francfort d’un débat sur le degré d’actualité de l’analyse du capitalisme de Marx. C’était l’occasion pour Adorno d’expliciter le rapport entre Marx et la Théorie critique. Ce genre de demande de la part des étudiants peut surprendre de nos jours ; sinon, à part la disparition du marxisme officiel des pays de l’Est, les propos d’Adorno sont toujours pertinents, si ce n’est que le capitalisme « tardif » est devenu entre-temps encore plus tardif, menaçant la survie de l’existence sur la Terre elle-même.
Pour les passages difficiles (paragraphes 3 à 5) où Adorno rejette le dualisme traditionnel entre sujet et objet en faveur d’une identité historiquement médiatisée entre les deux, c’est dans l’imposante Dialectique négative (1966) qu’il faut chercher l’argument dans son intégralité. Dans l’immédiat, la glose de Fredric Jameson est très éclairante :
« La forme faible [de la conception adornienne d’identité] ne suppose qu’une homologie entre ces processus [d’identité psychique, épistémologique et d’échange] (l’abstraction économique est structurée comme l’abstraction psychique, qui à son tour est structurée comme l’abstraction philosophique ou l’unité) ; alors que sa forme forte affirme la primauté de « l’économique », dans le sens qu’estampillant des biens comme uniformes, et produisant des biens uniformes est une activité fonctionnelle plus complexe que la production de pensées uniformes.
« Le chapitre classique de Marx [Capital 1, 1] est en effet une méditation sur les mystères de l’identité (que nous tenons pour acquis) : comment se fait-il que, la consommation (ou « l’usage ») d’un objet spécifique étant unique, et constituant aussi un événement temporel unique et incomparable dans nos propres vies, on puisse penser à de telles choses comme « les mêmes » ? L’identité ici n’est pas simplement le concept de la catégorie d’un objet particulier (des choses différentes comme les steaks, les voitures, le linge, les livres), mais aussi, et surtout l’équivalence de leur valeur, la possibilité historiquement construite de les comparer (une voiture vaut tant de kilos de steak) ; alors qu’en termes d’expérience ou de consommation – autrement dit, de la valeur d’usage – ils restent incomparables, et aucune spéculation ne pourrait peser l’expérience de manger un steak par rapport à une promenade en voiture. La valeur d’échange, qui est l’émergence d’un troisième terme abstrait entre deux objets incomparables (une abstraction qui par la voie de la dialectique historique narrée par Marx prend finalement la forme de l’argent) constitue la forme primordiale par laquelle l’identité voit le jour dans l’histoire humaine [1]. »
La référence d’Adorno (paragraphe 5) à « l’identique avec l’identique à l’identique » renvoie donc au fameux premier chapitre du Capital où Marx introduit le concept de valeur, dérivée du temps de travail socialement nécessaire (travail abstrait), qui permet aux marchandises, dont la valeur d’usage est incommensurable, d’acquérir une valeur d’échange : tant de toile de lin = un manteau = tant de thé = tant de café = tant de maïs = tant d’or = tant de fer = tant de marchandise x (pour reprendre l’exemple de Marx). Il importe de croiser l’exposé de Marx plutôt classique que fait Adorno avec ses deux conférences radiophoniques de la même année, « L’industrie culturelle ». En tant que forme marchande, la culture intègre cette chaîne d’équivalences, ce système des marchandises : « les autos, les bombes, les films assurent la cohésion du système », écrivaient déjà Adorno et Horkheimer [2]. Mais dans son intervention radiophonique ultérieure, Adorno insiste sur la ressemblance structurelle entre branches de l’industrie culturelle, « qui s’additionnent presque sans lacune pour constituer un système », sous-entendu un sous-système qui se détache [3]. Décidément, « la culture est une marchandise paradoxale » [4]. Soit une industrie capitaliste comme les autres, mais à plusieurs égards cruciaux, pas comme les autres, l’industrie publicitaire faisant la jonction entre ces deux affirmations.
Il faut interpréter cela dans les deux sens : l’industrie culturelle intègre des sociétés géantes qui produisent toutes sortes de biens et de services dans un système marchand général marqué par la concurrence, entre producteurs et entre produits, qui peuvent disparaître ; en même temps, l’industrie culturelle en général a des particularités qui la démarque des autres industries. D’abord, la valeur d’usage aléatoire (et souvent inexistante ou même négative), et la surproduction de titres et de contenus qui s’ensuit logiquement. Deuxièmement, comme l’indique Christian Fuchs [5], la culture et l’information – car le concept d’industrie culturelle englobe les médias, la radiodiffusion, la télévision, l’industrie musicale, et le cinéma – ne sont pas usées dans l’acte individuel de consommation, créant la possibilité de l’exploitation sous des formes multiples, et de la circulation simultanée (à un coût marginal) sur une échelle de masse. C’est cette dernière caractéristique qui donne la forme forte au sens voulu par Adorno : l’industrie culturelle n’est pas une industrie comme les autres en ce qu’elle est la principale médiatrice du sens dans la société, et à ce titre la principale fabrique du conformisme ou de l’adaptation existentielle [6]. Elle joue donc un rôle directement idéologique, car l’idéologie est sa matière même ; c’est ainsi qu’Adorno postule une continuité essentielle entre les industries de l’information et les industries symboliques.
La fétichisation de la marchandise est la forme de base de l’idéologie, prétend Adorno (paragraphe 16). L’argument est important, car il implique que l’idéologie n’est pas une suprastructure confinée à la sphère symbolique, mais partie intégrante de l’infrastructure même de la société capitaliste. La transaction en monnaie cache l’origine réelle de la valeur de la marchandise – le travail social abstrait – sous la forme matérielle de cette dernière, comme si la valeur en découlait naturellement. Comme l’affirme Anselm Jappe : « On peut à plein titre parler d’une identité entre la théorie de la valeur et la théorie du fétichisme chez Marx. La valeur et la marchandise […] sont des catégories fétichistes qui fondent une société fétichiste » [7]. Adorno (voir paragraphe 14) parle d’une convergence entre idéologie et réalité – c’est en ce sens que la « fausse conscience » est vraie à sa manière – de sorte que la réalité devienne « idéologie d’elle-même » [8]. Le conformisme de l’industrie culturelle, qui peut admettre des contestations internes à l’idéologie dominante (Adorno aurait dit des « pseudo-transgressions »), concerne ce niveau fondamental de la réalité capitaliste où « les choses sont comme elles sont », et où l’aperçu d’un autre monde, en dehors du règne de la marchandise, et avec d’autres rapports sociaux, ne peut être expérimenté sur le plan artistique. Selon Adorno, à un niveau très général, les schémas stéréotypés de l’industrie culturelle se calant à ces limites étaient déjà en place à l’aube du capitalisme sous la forme des « prodromes de la littérature populaire anglaise » [9].
En mettant l’accent sur la fétichisation de la marchandise, plus qu’à l’accoutumé dans la tradition marxiste de l’époque, le séminaire d’Adorno a préparé la voie à la nouvelle lecture de Marx (Neu Marx Lekture) entamée en Allemagne dès la fin des années 1960. Hans Georg Backhaus y a joué un rôle important, et a reconnu sa dette envers le séminaire sur Marx d’Adorno. Cela a influencé ensuite l’École de la critique de la valeur (Wertkritik) du regretté Robert Kurz et d’autres (Norbert Trenkle, Ernst Loshoff, Roswitha Scholz) [10]. Celle-ci propose une réinterprétation radicale, « ésotérique » du Capital, qui met en cause la notion du travail lui-même (site en français, https://www.palim-psao.fr/).
Notes du commentaire
1. Fredric Jameson, Late Marxism. Adorno and the persistence of the dialectic, Verso (London et New York), 2007 (1990), p. 23 (je traduis).
2. Adorno et Horkheimer, Kulturindustrie, Allia, 2012, p. 10. Cf., « La dépendance dans laquelle se trouve la plus puissante société radiophonique à l’égard de l’industrie électrique, ou celle du film à l’égard des banques, est caractéristique de toute la sphère dont les différents secteurs sont à leur tour économiquement dépendants les uns des autres » (ibid., p. 12-13).
3. Adorno, « Industrie culturelle », Communications, 3 : 1964, p. 12.
4. ibid., p. 93.
5. Christian Fuchs, Reading Marx in the Information Age, Routledge (Abington et New York), 2016, p. 23.
6. On peut être tenté de nuancer l’argument tranchant d’Adorno ici. Il est vrai que depuis longtemps l’industrie culturelle abrite des formes « rebelles » comme le rock, le punk et le rap à leurs débuts, des films « à scandale », et que des arguments « anticapitalistes » peuvent accéder (un peu) aux médias de masse. Premièrement, les formes culturelles « transgressives » restent marchandes, et sont le plus souvent neutralisées et intégrées dans l’idéologie dominante dans un second temps, à l’image du publicitaire citant Deleuze (le « critique artiste » selon Boltanski et Chiapello dans Le Nouvel Esprit du capitalisme), ou du rappeur bad boy passant de la garde à vue aux talkshows avec tous les honneurs. Déjà dans Kulturindustrie, Adorno et Horkheimer notaient qu’on « pardonne à Orson Welles toutes ses violations des trucs de métier parce que toutes ces incorrections calculées ne font que confirmer et raffermir la validité du système » (p. 25).
Deuxièmement, la remarque d’Adorno concerne le rôle joué par l’industrie culturelle dans l’adaptation existentielle au capitalisme, laquelle passe depuis les années 1960 par le renouveau symbolique continu provenant des contrecultures, souvent agressivement opposées en apparence à l’ordre établi. Le conformisme dont parle Adorno, celui des États-Unis des années 1940 et 1950 (le culte des « dents blanches »), n’est plus de mise ; Robert Kurz est allé jusqu’à dire que la relative absence de contrecultures véritables de nos jours était l’un des symptômes d’un capitalisme en crise. Au fond, il ne faut pas oublier que le conformisme en question relève moins d’un jugement moral que du constat que le prolétariat a été socialisé et intégré par la consommation de masse, dans une évolution qu’Adorno appellera ultérieurement le « capitalisme tardif ».
Si l’industrie culturelle n’est pas la même qu’à l’époque où écrivaient Adorno et Horkheimer, c’est parce que sa soumission réelle au capital s’est approfondie ; à travers le design, elle touche désormais à pratiquement toutes les marchandises dans une intégration à l’économie tant verticale qu’horizontale. Il faut donc historiciser leur pensée, qui a avancé un argument fort dépassant sur le plan théorique la fiction lénifiante et triviale d’un consommateur « actif », qui dispose librement du sens à titre individuel. Lire Robert Kurz, « L’industrie culturelle au XXIe siècle. De l’actualité du concept d’Adorno et Horkheimer », Théorie critique de la crise, volume 2, Illusio, 12/13, Le Bord de l’Eau (Lormont), 2014, p. 17-65 (l’un de ses derniers textes avant sa mort en 2012, due à une erreur médicale). Lire aussi Olivier Voirol, « L’industrie culturelle comme diagnostic historique », ibid., p. 139-55.
7. Anselm Jappe, Les Aventures de la marchandise, Denoël, 2003, p. 39.
8. Adorno, « Contribution à la doctrine des idéologies » (1954), in Société : Intégration, Désintégration, Payot, 2011, p. 153.
9. ibid., p. 151.
10. Il est à noter que ce groupe, réuni autour de la revue Krisis et puis Exit!, a réussi à exister en dehors d’une assise universitaire, et de ce fait, annonce l’avenir de la pensée critique, de plus en plus marginalisée dans l’université-entreprise.
Dans la Web-revue, sur Adorno et l’industrie culturelle : Marc Hiver, « Forme esthétique et contenu (social) sédimenté », oct. 2013, et « La culture numérique au risque de la Théorie critique des industries culturelles », oct. 2012 ; Actualités #56, sept. 2017. Lire aussi Alexander Neumann, Après Habermas. La Théorie critique n’a pas dit son dernier mot, Delga, 2015, surtout p. 80-89.
ADORNO T.W., «Sur Marx et les concepts de base de la théorie sociologique – Theodor W. ADORNO», Articles [En ligne], Web-revue des industries culturelles et numériques, 2018, mis en ligne le 1er juin 2018. URL : https://industrie-culturelle.fr/industrie-culturelle/sur-marx-et-les-concepts-de-base-de-la-theorie-sociologique-theodor-w-adorno/
Professeur des universités – Paris Nanterre – Département information-communication
Dernier livre : « Les séries télévisées – forme, idéologie et mode de production », L’Harmattan, collection « Champs visuels » (2010)